Pierre Lafargue | La Grande épaule portugaise

La Grande épaule portugaise
(extrait d’un livre à paraître en août 2020 aux éditions Vagabonde)

Sa photo n’a pas menti : la fille est beaucoup plus grande que la moyenne.
On lui donne vingt ans. Peut-être dix-neuf. Oui, plutôt dix-neuf.
Elle porte un beau manteau de cuir rouge, façon sangs fouettés, un peu petit pour elle, passé sur une chemise découpée dans un parachute blanc et dont les pans flottent sur le jean noir qui n’a pas été déchiré au-dessus des genoux : dans ce pantalon elle est bien gainée.
Ses longs cheveux ont la couleur du secret. Ils sont lâchés, pourtant on dirait qu’elle les a relevés en chignon sur sa nuque, d’un geste rapide et net.
Quand elle la détourne pour signifier sa désapprobation, sa tête se transforme en un mouvement violent et noir (certains disent que sa tête devient alors « le poing de la nuit qui s’abat sur le jour », formule frappante mais excessive).
Quand elle marche, l’air tremble autour d’elle comme si de nombreuses brosses, ou des gommes affolées, s’attaquaient aux contours de son corps, moins pour les effacer que pour les étaler dans l’espace : cela lui donne une allure de queue de comète, et à l’astronome amateur l’impression que Marie-Alberte se déplace à une vitesse bien supérieure à celle que nous relèverions si nous pensions à la chronométrer (elle est rapide (1) ).
Charrue véritable, elle sillonne, sillonne. Va, en avant, soc, va. Elle voit le monde et dit : « Ça, non. Ça, non plus. Ça, moins encore. Quant à ceci, c’est une purge. Vous pensiez, atomes de ce monde, que je n’aurais pas assez de dégoût pour vous en couvrir tous ? Prenez alors, tartines, ce coup de noire margarine ! » Ayant appliqué la deuxième couche, elle prépare la troisième.
Elle s’arrête net devant le château d’Ancy-le-Franc (2) . Elle dit : « Ça c’est beau. » Mais il est plus vraisemblable qu’elle ne dit rien. Elle tombe évanouie. Elle se relève. Elle secoue sa laisse, afin que ses compagnons aient l’air de secouer, de contentement, la queue. Elle approuve d’être confortée dans son goût pour Ancy. Elle pose son sac et le fouille nerveusement, semble soulagée d’en extraire une lettre et l’y remet avec précaution après l’avoir baisée comme une icône. Elle frappe la terre du pied droit. Trois ardoises tombent du toit du pavillon de gauche. Elle dit : « C’est mieux. » Il est étrange qu’en tombant ces trois ardoises aient tué trois enfants qui essayaient de mettre le feu à trois salamandres de belle taille. Elle dit : « C’est bien mieux. » Elle coud les trois enfants à la bouche des salamandres, en recommandant à ces chéries, pour la gloire des salamandres, de se montrer dans cet équipage à tous les peuples secondaires et au peuple primordial de sorte que, se conchiant, ils se compissent. Les salamandres, rieuses comme des mouettes, font subir les derniers outrages aux trois petits derrières froids, avant de s’élancer dans le vaste monde selon les instructions qu’elles ont reçues et qu’elles ont juré de suivre scrupuleusement. La fille regarde s’éloigner les salamandres. Elle fait avec le bras un mouvement brusque dans leur direction. Les trois bêtes (3), qui allaient jusque-là trop lentement (comme s’il était judicieux de se croire ralenti par un enfant mort que l’on vous a cousu à la bouche), se cabrent et foncent vers l’avenir comme des mousquetaires vers des ferrets.


1. Cette rapidité est un trait de famille : une sœur de la fille, nommée Marie-Singleton, a arraché un cri d’admiration (« Elle est rapide, la vache ! ») à Rafael Nadal parce qu’elle traduisait ses propos en conférence de presse avant même qu’il eût dit un mot (voire avant qu’il fût arrivé dans la salle, ce qui s’est produit à trois reprises) ; comme il comprenait le français mieux qu’il ne le parlait, M. Nadal fut en mesure d’ajouter que Marie-Singleton était une traductrice aussi exacte que rapide, et qu’elle savait le révéler à lui-même. Fort logiquement, elle le trouvait lent ; ne pouvant cacher son exaspération devant ce qu’elle appelait lambinage et compagnie, elle voulut rendre son tablier mais s’aperçut alors qu’on n’avait pas eu le temps de le lui remettre.
2. Dans le département de l’Yonne. « S’il fallait que des peuples périssent pour sauver Ancy, et qu’on hésitât, je leur couperais moi-même la tête. Et s’il fallait y ajouter la mienne, je m’empresserais de l’offrir, pourvu qu’elle eût le plaisir de voir d’abord tomber la tienne. » (Cyrano de Bergerac à Dassoucy, après avoir lu son Combat de Cyrano de Bergerac avec le singe de Brioché, au bout du Pont-Neuf. Ce singe, qui s’appelait Fagotin, était un personnage : Dorine en parle dans Le Tartuffe.)
3. « Bêtes » : ce mot est discriminatoire à l’endroit des animaux. On l’évitera.

12 juin 2020
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