Poésies sourdes : histoire, créations, traductions
Une littérature est en train de naître sous nos yeux, renaître plutôt, et cette fois-ci elle grandit assez pour bientôt prendre sa place parmi toutes les autres. Une littérature non écrite, non orale, une littérature sans dépôt à la Bibliothèque nationale (pas encore), celle qui se fait par gestes et corps entier, en LSF. Et c’est par la poésie qu’elle vient à nous. Elle a déjà une anthologie, Les Mains fertiles ; elle a aujourd’hui un épais et splendide numéro de revue, GPS n°11.
Teaser GPS 11 from Plaine page on Vimeo.
Dès l’ouverture de ce volume, photos de poètes et d’interprètes signant, œuvres graphiques de Claudie Lenzi, croquis de signes de poètes sourds, on se sait en domaine à la fois étranger et familier. Brigitte Baumié, qui a coordonné ce numéro : « Les langues des signes ont ceci de particulier qu’elles ne sont pas totalement étrangères aux langues vocales au milieu desquelles elles se développent mais, en même temps, s’appuient sur une appréhension du monde totalement différente. Nous marchons dans les mêmes rues (…) et appliquons les mêmes règles de vie en société. Mais un froissement nous sépare qui peut se révéler un gouffre et introduit dans la culture commune une étrangeté radicale. (…) Nous ne sentons pas le monde de la même façon. Et nous avons des façons de le comprendre et de nous y mouvoir radicalement différentes. »
Différence, familiarité accrue par la différence, immédiatement sensibles dans le poème de Djenebou Bathily, « Les bruits vibrants ou Les ondes électriques » (p. 88), extraits, dans la transcription de l’autrice :
Je suis innocente en traversant sur le passage piéton.
Soudain une voiture en colère fuit très rapidement.
Son coup de vent manque de me happer.
Je ne porte rien qu’une montre alarmante pour m’avertir de l’arrivé de la voiture en cas de klaxon en arrière.
Mes pas bondissent
Un piqueur brutal fourmille comme si les fourmis envahissaient mon corps.
Je n’ai pas besoin de casque de protection auditive, (et) je ne danse pas « the black pack kid ».
Je suis assise sur le siège confortable dans le métro,
Un cri des pneus me frappe partout.
Des appareils auditifs je n’en ai pas besoin, je n’entends rien
(…)
Je déconnecte des ondes électriques, agitées.
Les bruits m’attrapent
Je les écoute sans rager.
Je pense fortement aux vibrations agréables (la musique, la mer, lesparquets en bois, les pas, la table).
Je supporte les bruits vibrants à gauche et je ne suis pas obligée d’acheter des objets électriques à droite.
Vous êtes libres d’en avoir besoin.
La version intégrale est visible, comme toutes les contributions en LSF, sur le site des éditions Plaine Page, allez-y voir.
Et dans revue elle-même, vis-à-vis du texte, une autre transcription, graphique :
Dans « Une histoire de la littérature sourde française : les poètes », Yann Cantin date les premières traces d’une poésie écrite et signée par des sourds des années 1830-1840. Par la force des choses, ce sont des écrits : menus ou mémoires de banquets, revues et journaux de la communauté sourde. Aujourd’hui photo et surtout vidéo changent tout. Les poètes peuvent inventer directement dans leur langue sans passer par l’écrit, les vidéos accumulées constituent peu à peu un corpus, déjà elles passent les générations. Dans ce numéro à chaque page ou presque un Qrcode renvoie à une vidéo, traduction d’un poème du français à la LSF, vidéo d’un poème ou d’un entretien entre sourd et entendant.
C’est un des enjeux de la traduction : la reconnaissance réciproque entre les langues, entre les communautés poétiques des deux sortes de langues.
Et le superbe travail éditorial de Plaine Page rend immédiatement sensible l’espace-temps des sourds, l’originalité à la fois irréductible et transmissible de leurs créations.
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GPS n°11, éditions Plaine Page, 210 p., 20 €. Commandes chez l’éditeur à partir de http://plainepage.com/editions.htm.
Lire la chronique de Georges Guillain (Les Découvreurs).
Une chronique de François Huglo sur sitaudis.fr.
Par Maryvonne Colombani, dans le journal Zibeline.
Sur France-Culture, dans l’émission Affaire à suivre, un entretien d’Arnaud Laporte avec Brigitte Baumié.