« Qu’il vivifie sa langue littéraire pour que son projet s’inscrive dans la belle bibliothèque des œuvres de l’exil. » 

Marie Poinsot, cheffe des éditions du Musée, responsable de la résidence d’écriture au Musée national de l’histoire de l’immigration, également responsable du département Editions du musée de l’Histoire de l’Immigration et rédactrice en chef de la revue Hommes et Migrations, interviewée dans le film qui ouvre cette rubrique,
a accueilli plusieurs résidents : Bernardo Toro en 2017, Mohamed Mbougar Sarr en 2019, et Kidi Bebey qui vient y séjourner en 2020.
Depuis ce point de vue privilégié qui est le sien sur ces projets de conversations avec l’exil et la migration que constituent ces accueils et partages, elle présente les intérêts et spécificités de ces accueils et partages.


Entretien avec Marie Poinsot

Du point de vue de l’institution (certes singulière) qui est la vôtre, quel sens revêtent ces invitations à des auteurs, cet accueil-là de voix en partie étrangères (et francophones), et surtout littéraires ?

Il est vrai qu’à la création du Musée national de l’histoire de l’immigration, la place de la littérature était à peine esquissée. C’est lors de la constitution d’un fonds sur la littérature les migrations, de l’exil et des identités exiliques à la médiathèque Abdelmalek Sayad, ouverte en 2009, que l’équipe du Musée a pris conscience de l’importance de cette production littéraire de langue française. Une anthologie intitulée Nouvelles odyssées, comprenant des extraits d’une cinquantaine de romans, a été publiée à cette occasion et soulignait déjà la diversité des thèmes abordés et la richesse de la palette des écrivains. Cette même année, l’idée de récompenser un roman paru en langue française par un prix littéraire, intitulé « Le prix de la Porte Dorée » en hommage à la Golden Door, symbole de l’Amérique des migrants, a lancé la littérature de l’exil comme une des composantes du patrimoine de l’immigration. Autour de la préparation du prix littéraire, le musée organise depuis plus de dix années des cafés littéraires et y invite des écrivains à dialoguer avec le public sur leurs parutions dans une atmosphère conviviale.

En matière de médiation, le Musée propose aux publics scolaires des parcours pédagogiques pour qu’ils visitent les galeries de l’exposition permanente avec des lunettes littéraires. Chaque exposition temporaire conduit à la production de brochures littéraires et à des formations pour que les enseignants soient incités à explorer autrement, de manière pluridisciplinaire, la thématique « écriture de l’exil ». Les écrivains sont invités à expliquer leur manière d’écrire des histoires qui favorisent une plus grande (re)connaissance des migrations d’hier et d’aujourd’hui dans la fabrication des sociétés contemporaines.

Par ailleurs, la revue Hommes et Migrations, éditée depuis 2007 par le Musée, et consacrée à la diffusion des travaux scientifiques sur les réalités migratoires, publie régulièrement des dossiers sur la création littéraire et des entretiens des auteurs invités au Musée, en dehors des chroniques sur les romans qui sortent sur l’exil.

En 2017, le musée a accueilli une première résidence d’écrivain grâce au dispositif du Conseil régional Ile-de-France. Cette présence d’un écrivain sur l’année s’inscrit donc dans une fréquentation régulière des auteurs dans les différents espaces du Musée, mais elle a fait émerger des énergies nouvelles qui vont irriguer ses missions et ses équipes.

Très concrètement, comment s’organise un tel séjour, et comment les préoccupations, actions, de chacun vivent-elles ensemble au quotidien ?

En 2017, Bernardo Toro a proposé d’organiser à l’extérieur du Palais de la Porte Dorée des séances d’atelier d’écriture en s’appuyant sur les réseaux de partenaires du Musée et sur des établissements scolaires parisiens. Son projet était de partir collecter des récits de vie qui soient autant de témoignages sur la diversité des profils migratoires, et qui montrent comment les expériences de la capitale permettent de changer le regard sur Paris. Ce projet de création littéraire, volontairement proche des vies de quartier, a été conçu avec une démarche participative très ouverte prenant en compte notamment la fluidité des modalités d’écriture et la variabilité dans la maîtrise du français des publics concernés. Son dispositif littéraire associant un migrant venu témoigner et un auteur acceptant de co-écrire le récit de cette migration insolite a bénéficié de la contrainte imposée d’écrire une nouvelle courte. Il a été retenu par les équipes du Musée, comme par ses partenaires, comme une démarche prometteuse. Un recueil d’une dizaine nouvelles intitulé Paris Ville Monde est paru aux éditions Rue Saint Ambroise en 2018.

Avec Mohamed Mbougar Sarr, les ateliers d’écriture ont été organisés sur plusieurs séances dans l’espace de la médiathèque avec des jeunes migrantsarrivés récemment en France et inscrits dans des cours d’apprentissage du français, puisque la thématique de sa résidence portait sur le passage des langues (« vivre entre les langues »). Ainsi, ces ateliers ont pu bénéficier des visites des galeries permanentes ou de l’exposition Paris-Londres, Music migration qui comparait les deux anciennes métropoles d’Empire sous l’angle de l’influence des migrations post-coloniales dans les scènes musicales et politiques. Le résident a pu participer également au comité de lecture du prix littéraire de la Porte Dorée, aux activités pédagogiques et il a proposé une « carte blanche » dans le cadre des rencontres littéraires qui soit autre chose que les cafés littéraires. Enfin, il est intervenu aux journées d’étude du Musée, notamment sur les problématiques de médiation linguistique et littéraire où il a pu livrer ses réflexions sur la place de l’écriture et de la traduction comme dynamique de transmission à forte valeur ajoutée, mais aussi comme un levier teinté pourtant de trahison à la narration.

C’est sur ce même type d’implication que la prochaine écrivaine résidente, Kidi Bebey, sera accueillie en 2020 au Musée national de l’histoire de l’immigration car la pluralité des interventions sont autant d’occasions de dialogue et d’échanges pratiques avec les diverses équipes et les publics.

Comment l’activité muséale est-elle (même infimement) changée par ces présences ?

Pour répondre à cette question, il faut envisager les deux points de vue, celui des équipes du Musée qui reçoit un auteur en résidence et celui de l’écrivain qui passe une année dans les espaces du Musée et s’appuie sur cet accueil pour l’écriture de son roman à venir.

Commençons par Mohamed Mbougar Sarr qui écrit dans un article à paraître dans le prochain numéro de la revue Hommes et Migrations  [1] : « Cette résidence d’écriture s’achève donc et je n’aime pas l’idée d’en dresser un bilan. Cependant cette année de travail au Musée national de l’histoire de l’immigration a été si riche de collaborations, de rencontres, d’interventions diverses, et si féconde dans ma réflexion littéraire personnelle, qu’elle commande que j’y revienne. »

Et il ajoute : « j’ai pu constater en ce lieu, et sur des questions aussi complexes que la mémoire coloniale, les politiques en matière d’immigration, la crise de l’accueil, et la possibilité d’un débat réel, où l’expertise s’accompagne toujours de l’expérience… Sur toutes les questions qui animent la vie intellectuelle et politique du musée, la littérature a quelque chose à dire qu’elle seule peut dire. C’est cette conviction qui m’a guidé lors de toutes mes activités ici. » Pour conclure sur l’environnement du Musée : « Enfin, je suis heureux d’avoir pu mener cette résidence d’écriture en ce lieu. J’espère en tirer un livre à la hauteur. Son écriture, patiemment, continue. »

Du point de vue du Musée, il faudrait mener une enquête auprès des équipes qui ont eu l’occasion d’être en contact ou de travailler avec Mohamed Mbougar Sarr. On peut déjà mentionner l’équipe en charge de développement des publics et de la programmation des ateliers créatifs au Musée. Ayant accepté de lancer un appel à candidatures en direction des associations et organismes de formation linguistique auprès de migrants (les associations dites « du champ social »), cette équipe a été surprise par le nombre de réponses positives reçues pour ces ateliers. Il leur a fallu sélectionner deux structures seulement et générer ainsi certaines frustrations auprès de celles qui n’avaient pas été retenues. Par ailleurs, avec une démarche qui n’est pas habituelle au Musée, cette équipe a beaucoup apprécié de programmer des ateliers sur plusieurs séances, en alternance avec d’autres activités comme la visite des expositions, par exemple. Car la plupart des ateliers sont organisés au Musée sur une seule séance et ils ne peuvent déployer en profondeur la participation créative du public. La résidence d’écriture permet ainsi d’élargir l’offre du Musée en matière de programmation d’activités en prévoyant une démarche adaptée aux caractéristiques sociales, linguistiques et culturelles des publics migrants.

Cette démarche de résidence littéraire a inspiré l’équipe en charge de la collection de société qui est chargée de produire des récits autour des donations faites au Musée. En effet, elle remet les migrants au centre du processus de production du patrimoine de l’immigration, dans une approche collaborative nécessaire à la connaissance, reconnaissance, valorisation et légitimation de leurs parcours et qui considére leurs récits comme des éléments constitutifs du patrimoine conservé au Musée. C’est donc pour les équipes des collections une forme de médiation très performante qui crée un espace d’expressions – de liberté de parole - au sein d’une institution muséale, sensibles et personnelles, accessibles aux migrants et à leurs descendants.

Pour les équipes du service des ressources, le service de référence de la résidence d’écriture, il est clair qu’ils se sont enrichis de cette présence régulière d’un auteur qui a fait preuve d’une grande générosité de son temps, et d’échanges sur ses travaux en cours (car Mohamed Mbougar Sarr est très productif dans les domaines académiques et littéraires). En questionnant la nature même des récits migratoires que le musée se doit de collecter, de conserver et de diffuser sous des formes et formats complémentaires, la résidence interroge utilement la relation entre témoignage et fiction dans la production des récits de soi et des parcours intimes. Elle met l’accent sur la tension permanente qui existe entre la volonté de se raconter ou de témoigner sur ses expériences vécues et la nécessité de s’extraire de sa situation d’urgence et parfois de survie, pour écrire des textes de qualité et de forme très diverses en sortant de l’image victimaire dans laquelle la société considère généralement l’immigration. Laisser du temps à l’écriture et restituer l’ampleur, la complexité et la diversité du récit migratoire, c’est une temporalité qu’un Musée ne permet pas toujours et qui nécessite des aménagements.

Les productions issues de la résidence d’écriture doivent être traitées par le Musée comme une ressource à part entière qui complète les autres ressources que sont les savoirs scientifiques, les fictions littéraires et cinématographiques, les œuvres de documentation etc. Elles ont une musique intérieure différente, fragile et éphémère, qui tient autant à l’expérience de la résidence elle-même qu’aux contenus qu’elle a « livrés » et ainsi conserver. C’est pourquoi il faudrait que le service des ressources prenne le temps de réfléchir à la manière d’exposer et de diffuser ces récits, manière qui peut varier d’une résidence à l’autre : édition des textes papier ou en ligne, dispositif d’exposition, vidéos, lectures publiques etc.

Qu’apportent-t-elles à l’institution ? Dès leur principe fondateur, mais aussi ensuite, dans l’expérience même : qu’est-ce qui s’est parfois passé d’inattendu, qui ne vaut pas forcément pour principe mais vient bouleverser le réel, les habitudes, les pratiques ?

On pourrait reprendre la formule de Mohamed Mbougar Sarr pour y répondre - « je n’aime pas l’idée d’en dresser un bilan » - tant cet exercice pourrait s’apparenter à une approche comptable avide de données chiffrées qui traduisent rarement la « fécondité » de la résidence au Musée.

La résidence d’écriture est d’abord un acte d’hospitalité, celle d’une institution muséale qui accueille un écrivain comme une personnalité exceptionnelle capable, en vertu de son extranéité, de rompre d’une certaine façon la monotonie des activités habituelles. L’écrivain apporte sa sensibilité, sa culture, ses centres d’intérêt, son regard sur l’institution et les thèmes qu’elle traite. Comme Mohamed Mbougar Sarr le mentionne à propos des thématiques migratoires [2] : « Ces sujets de société sont clivants. Il n’appartient certes pas au Musée de les résoudre. Mais il peut être, si telle est sa volonté, un des quelques lieux qui les posent en toute complexité, en toute légitimité et, surtout, avec courage. Et c’est toujours vers ce qui en appelle à notre courage, à la noblesse de notre courage, qu’il faut aller. » D’une certaine façon, l’écrivain permet d’ouvrir de nouvelles portes sur le monde et l’ailleurs, et d’éviter le rétrécissement des horizons et la réduction des valeurs d’humanisme et de citoyenneté dans le rapport à l’autre. La résidence introduit la polyphonie des productions narratives orchestrées par un écrivain là où le discours du Musée sur l’immigration pourrait tendre à se simplifier dans une volonté de renforçer sa force de frappe auprès des publics les plus éloignés qu’il doit chercher à convaincre des apports de l’immigration dans notre histoire française.

Inversement le Musée se doit d’apporter au résident un environnement en résonance avec ses missions et son sujet. Mohamed Mbougar Sarr lui a adressé un
remerciement dans ce sens : « Merci à toutes les personnes du musée (ou en collaboration avec lui) qui m’ont accueilli, et qui ont nourri, facilité, stimulé mon travail. Elles sont nombreuses et mériteraient toutes une mention. » [3] Espérons néanmoins que cet accueil du Musée puisse être à la hauteur et à l’image des circulations humaines à travers le monde : qu’il lui offre une panoplie de ressources, qu’il stimule sa créativité, qu’il vivifie sa langue littéraire pour que son projet s’inscrive dans la belle bibliothèque des œuvres de l’exil.

1er février 2020
T T+

[1Sarr, Mohamed Mbougar, « Quelques réflexions d’un ancien résident », revue Hommes et Migrations, n°1329, avril-juin 2020.

[2idem

[3idem