rano, rano

rano, rano a été écrit pour la revue Frictions n° 13. Jean Pierre Han y a consacré un dossier à 47 (version scénique + entretien avec Thierry Bedard et Raharimanana).
Nous le publions avec l’autorisation de la revue.
Remerciements à Jean-Pierre Han, Raharimanana et Thierry Bedard.


  Une sonorité pour commencer : quarante sept. Une graphie pour continuer 47. Des syllabes qui claquent sur la noirceur et deux chiffres, 4, 7, indissociables, détachés du temps, figeant l’histoire, ramassant la mémoire, troublant le cours des choses et bousculant la compréhension du monde. Sur l’île, on sait, on ne saisit pas toujours. Savoir mais ne pas pouvoir. Pouvoir se rappeler, retracer dans le détail, dans la froideur de la dissection, tenir l’histoire et redire les faits pour héritage. Comment transmettre la plaie sans blesser, se blesser à nouveau ? L’insurrection vécue comme un grand silence, silence d’après les clameurs, le scandale. Profondément chute mais surtout l’inacceptable, l’irréversible fin d’une société, celle d’avant la colonisation, celle d’avant l’entrée dans le monde nouveau, dit moderne. Clameurs, scandale, la voix qui bute sur le sang, les morts et les pièges de l’histoire : tabataba ou les clameurs, troubles, désordre. Dans le scandale de la répression, dans le refus profond d’avoir vu et vécu cette déchéance, corruption du corps par torture et massacre, les rebelles ont préféré se taire, la voix trop figée dans la clameur du refus, cette voix dont la mémoire ressurgit dans les scories de la parole, scansion du sang et de la mort violente, l’incapacité à comprendre les horreurs et les raisons de la répression, l’être entier se fait résistance, la voix rentre, de tabataba devient moramora, tempérance, le corps qui s’économise, les gestes plus rares, retenus pour ne pas reprendre le mouvement, celui, brutal, qui a amené à porter le coup fatal, hetsika alors, bouger et forcément impulser les choses, faire rythme de soi dans la course du monde.

  Reprendre mémoire de 47, c’est entériner la fin d’un monde, celui d’une terre qui infléchissait d’elle-même son destin, l’île dans sa splendeur, c’est-à-dire dans sa spécificité même, des terres isolées où toutes les utopies étaient possibles, ce monde où les vivants pouvaient encore parler aux ancêtres, où la terre se soulevait en monts et montagnes pour défier les dieux, où le ciel razziait sur terre pour goûter aux interdits, une île où l’homme est le compromis des mondes, chair de la terre, souffle du ciel. Le projet colonial mit fin à cette vision du monde, le saccage de la culture et des traditions, l’irrespect du corps, le corps vivant, le corps mort…

  47, les corps torturés, l’enquête comme les désignera la terminologie coloniale, pour laisser intègres les véritables corps, ceux des dominants. Nos corps vivants alors, corps d’indigène, suspects déjà, nos peaux, couleurs, sombres et bâtards, barbares, classés par race et ethnie, à peine humaine. À la même époque, presque contemporains des premiers projets coloniaux, on l’oublie souvent, « les seuls bons Indiens que j’ai vu étaient les Indiens morts » (Philip Sheridan, 1868), extermination et massacre. Le partage de l’Afrique se fit à Berlin entre novembre 1884 et février 1885. De l’autre côté, Géronimo se rend au général Miles, nous sommes en 1886. Quatre ans plus tard, 1890, c’est le massacre de Wounded Knee Creek. Tout cela était corps profané avant que le cinéma ne vienne sublimer l’héroïque conquête et légitimer l’insoutenable honte.

  Mais l’irrespect du corps vivant va de pair avec la profanation du corps mort. Moramanga, mai 1947, pendant plusieurs jours, une centaine de rebelles sont enfermés vivants dans des wagons. Sans eau ni vivres sous le soleil. Quel corps resta-t-il à ces vivants avant qu’ordre ne fût donné de tirer sur les wagons ? Fusils-mitrailleurs vidés, plombs qui prirent chairs, sang pour une symphonie de poudre. Des survivants il y eut. Extraits des wagons. Torturés. Laissés plusieurs jours sans soins. Fusillés le 8 mai 1947. Nous aussi, nous avons notre 8 mai…

  Quant aux corps morts, fosse commune au mieux sinon les chiens.

  D’autres vivants furent jetés des avions pour guerre psychologique… D’autres corps morts furent exhibés dans les villages, pour l’exemple.
  Voix et corps en pâture au scandale.

  Un conte. La terre, un jour, eut l’idée de modeler des statues d’argile. Corps d’homme. Corps de femme. Corps de bête. Elle souffla. N’obtint pas de vie. Elle souffla. En vain. Les statues restèrent inertes. Le ciel vit ces statues et les envia. Il les demanda à la terre qui refusa. Il s’ébranla pour les prendre et descendit bas sur terre. La terre se protégea en créant les montagnes, cachant les statues dans les grottes des falaises. Le ciel s’ébranla encore et tomba en pluie, tomba en foudre, tomba en tonnerre, gronda, menaça, la terre n’accepta toujours pas. Les montagnes montèrent plus haut encore, repoussant le ciel. Le ciel prit accalmie, envoya l’arc-en-ciel et voici ce que fut sa parole : « accord de vie, accord de mort, je les anime de mon souffle, tu les reprends selon ton bon vouloir ». La terre accepta.

  Ainsi, les statues s’animèrent, se levèrent, vécurent.

  Ainsi, quand la terre décide de reprendre son bien, le souffle revient au ciel ; la chair, de terre, reste à la terre, ensevelie, dans le ventre de la mère. La mort ou le partage du ciel et de la terre. Souffle et chair. Esprit et corps.

  Ainsi, sur cette île, le corps mort est l’objet de toutes les attentions, préparé ; la mort, un retour. Au ciel. À la terre. Préparé. Linceul régulièrement changé ou reliques régulièrement lavées.

  Ainsi, sur cette île, il y eut cette insurrection « irrationnelle », rebelles sans autres armes que des lances et des sagaies, des fusils en bois, des amulettes et des incantations, rano, rano, pour que les balles se transforment en eau, la force du verbe, la fusion à la Terre/mère, la Terre/mort, cette mort qui ne peut être peur, cette mort qui n’est que retour juste à la mère, retour juste au ciel.

  Ainsi sur cette île, les rebelles partant au combat avec un peu de terre rouge ou blanche sur le front…

  Ainsi, sur cette île, 47, cent mille, cinquante mille, trente mille, qu’importe, morts sans sépulture, 47, la terre saccagée par l’occupation, l’outrage sur les corps pour une damnation de l’être.

  Silence de part et d’autre. Silence de la France trahissant ses idéaux, trahissant la Résistance, trahissant l’humanité. Silence de l’île n’ayant pu enterrer ses morts, touchée dans ce qu’elle a de plus intime, le rapport à la mort, le rapport à la terre/chair, le rapport au monde, dans la destinée de l’être et du souffle de vie.

  Reprendre mémoire donc. Voix et corps à représenter. Il serait facile de parler de théâtre militant, de théâtre engagé, documentaire.

  Voix et corps, la parole héritée et celle dite d’aujourd’hui, dans la bouche du dominé pèse encore des tares de l’histoire, corps dénié toujours, malmené, il est plus acceptable de penser – de passer sur les corps sur corps des Darfour, des Rwanda ou des Congo que les corps tombés des tours jumelles. Le corps dominant ne saurait être corrompu. Comment représenter ce passé en présent, ce présent voué à advenir ? Comment porter le corps sur scène et le confronter à nouveau au scandale ? Où retrouver voix dans le filet de sang qui hante la mémoire ? Que convoquer de la barbarie des hommes dans l’imposture qui masque leurs actes ?

  Mémoire pour entériner ce qui s’est passé, pour inventer des voies d’entendement de ce qui fut, l’irrespect du corps mort, comprendre, essayer de comprendre, d’explorer ce puits d’incompréhension. Par-delà l’histoire, mettre en scène une autre parole pour dire le monde.

  Représenter d’abord cette voix et ce silence, physiques, suspensifs du temps, nisy, il y eut… Parole d’ouverture aux mythes, l’histoire inacceptable s’ouvre aux mythes, nisy

  Il y eut – et cela est vrai, des balles qui ont coulé comme de l’eau sur la peau des rebelles. Il y eut un village – et ses hommes, femmes, enfants - qui s’est rendu invisible en emportant toutes les traditions. Ce village s’appelle Andrebabe, l’invisibilité pour préserver les traditions... Des faits qui se répètent comme ce fut le cas à l’arrivée des Blancs, avant 47, lors des pacifications ; se sont rendus invisibles les Mikea dans les forêts arides du Sud, ne réapparaissant qu’à l’indépendance, un enfant par-ci, une femme par-là. Des faits qui de siècle en siècle se répercutent en échos comme ce fut le cas à notre propre arrivée sur l’île ; se sont rendus invisibles les Vazimba, hantant les lacs, les cours d’eau et les rochers, quand nous, venus d’ailleurs, avions commencé à les refouler et à les exterminer…

  Tabataba, clameurs, troubles, rumeurs pour dire les temps de non-sens, la mort du sens, la mort des repères, tabataba pour témoigner d’un temps historique, socle par la suite pour les négationnistes pour déconsidérer la parole des victimes. Tabataba ne peut être parole objective, scientifique. Tabataba ou parole des temps troubles…
  Ainsi, reprendre parole pour redire un réel souvent occulté, celui de l’ailleurs refoulé par la culpabilité des vainqueurs. La France coloniale usa d’un nouveau langage pour masquer ses exactions. Pacification pour la conquête barbare. Mission civilisatrice pour substituer la culture du dominant à celle du dominé et permettre à ce dernier de mieux servir le premier. Aspect positif de la colonisation persiste-t-on à dire aujourd’hui, affirmer ainsi qu’il était salutaire de procéder à des massacres à grande échelle pour apporter le bien.
  Se raconte souvent cet exemple : un homme, un jour, entra dans ma maison, on dira de lui qu’il était blanc de peau, il avait traversé l’océan, il avait bravé les tempêtes, il était venu là, étranger, portant fusil et autres armes inimaginables, il massacra mon père, massacra ma mère, quelques-uns de mes frères, quelques-unes de mes sœurs, il me tendit ensuite un bol de soupe, du pain et des livres, me dit que je ne devrais plus vivre dans un tel taudis, et trempant ses bottes dans le sang de ma mère, dans le sang de tous les miens, il me prit par la main et me nomma boy, indigène, fils de la république. En retour, je devais le remercier et l’appeler aspect positif
  La France honore ses grands conquérants. Pour Madagascar, ce fut Gallieni. Voici une de ses instructions pour la pacification de l’île : « Toute agglomération d’individus, race, peuple, tribu ou famille, représente une somme d’intérêts communs ou opposés. S’il y a des mœurs et des coutumes à respecter, il y a aussi des haines et des rivalités qu’il faut savoir démêler et utiliser à notre profit, en les opposant les unes aux autres, en nous appuyant sur les unes pour mieux vaincre les secondes [...]. » On appela cela la politique des races, diviser pour mieux régner, une division toujours source des problèmes actuels de l’île, de l’île comme bien d’autres anciennes colonies.
  Recréer langue pour ne pas s’aliéner davantage et tomber dans le piège de l’immémoire, cet effacement de l’histoire pour un présent et lieu préservés de toute influence, l’ici dans ce cas ne pouvant être le même monde que l’ailleurs. Quelle est cette société qui parle de globalisation et qui feint de croire que la situation de l’autre côté n’est en rien redevable de soi ? L’immémoire pour répondre à l’amplification des massacres qu’on observe dans le monde afin d’oblitérer l’impensable : vivre sur la mort des autres. Tout cela n’a de source qu’ailleurs, entre ces gens – dictature, anarchie, pauvreté, chaleur, terrorisme, bouches à nourrir, noirs, arabes, musulmans… Hors de l’horizon vital. Sur des frontières définis. Frontières du bien, frontières du mal.
  Écrire 47 sur corps et voix m’est vital pour interroger le monde. Comment représenter un traumatisme quand les codes de représentation sont brouillés ? Le nègre que je suis peut-il se poser comme simple être humain et dire son histoire ? Dire la plaie de l’esclavage et du colonialisme sans qu’on ait à m’accuser de concurrence victimaire ? Dire mon passé, sombre, sans qu’on ait à m’opposer les Lumières et la Civilisation ? Dire mon présent sans qu’on ait à m’enjoindre de reconnaître mes propres torts ? Mes propres torts dans mon propre malheur ? Mes propres culpabilités dans l’agression que je subis ? Dire que ce monde n’est pas cloisonné. Que les murs ne sont que ce qu’ils sont, mouroir du regard et des espérances et non fin de l’espace.
  Quelle forme adopter pour le dire quand, au sortir de la colonisation, la parole nègre a été laminée, discréditée de toute intelligence ? Parler de littérature nègre suscite encore aujourd’hui dans l’Hexagone de belles ironies et un scepticisme certain. Malgré les Césaire, malgré les Senghor, malgré la Négritude. Qui lit Franketienne ? Qui lit Tchicaya U’Tamsi ? Qui reprend les pièces de Sony Labou Tansi ? Tous ces auteurs posent la question de la forme. En vérité, la question de la forme devient vitale pour nous qui avions connu ces siècles d’oppression. On parle souvent de littérature engagée pour la littérature africaine, on parle beaucoup moins des recherches formelles mises en route dans ces productions. La forme pour contourner la surdité occidentale et les préjugés sur soi. La forme afin de coller au plus près du sens et dire à notre manière le récit de nos vies. Une forme forcément déroutante pour ceux qui ne lisent que par le prisme du discours occidental. J’ai tourné autour de cette question en m’emparant de l’insurrection malgache. Nour, 1947, dix ans d’écriture à bâtir une polyphonie qui rend compte d’un même fait, des lettres des missionnaires aux incantations des rebelles terrés dans les forêts, des mémoires d’un tirailleur revenu de la guerre aux chants d’île d’une femme d’eau qui interpelle les hommes sur le monde qu’ils ont créé. S’en est suivi L’Arbre anthropophage, ni essai, ni roman, ni récit, une forme due à l’accident de l’histoire, une irruption violente de l’histoire dans l’histoire personnelle. Par ce livre, je voulais interroger l’écriture dans cette société du dire, comment elle a tenu secrète l’écriture pour garantir les mythes et l’utopie. L’arrivée brutale des Occidentaux a bouleversé cette construction de la parole et de l’écrit. Avant d’être une confrontation par les armes, la rencontre des Malgaches et des Occidentaux a d’abord été une confrontation du dire et de l’écrit : le dire des missionnaires qui bascule très vite dans « Les écritures » désormais seules valables ; la « bonne parole » devenue unique ; le regard sur l’Autre, l’indigène par l’ethnologie et par la classification des races surtout, érigé en vérité absolue ; le dire de l’Autre, le colon cette fois-ci, devenu « Loi », « Décret », « Traité », « Code », « enseignement », « culture », « civilisation ». Je voulais écrire qu’il n’y a pas eu de véritable rencontre entre les Malgaches et leurs colonisateurs français, que les récits des premiers voyageurs ne reflétaient que les fantasmes de l’Occident et leurs désirs profonds de mettre la main sur ces « terres incultes et vacantes ». Je voulais aller assez loin dans l’analyse et montrer que l’histoire pèse énormément sur le présent de l’Afrique, de Madagascar, que l’hécatombe de l’élite africaine lors des pacifications et des oppressions coloniales pèse plus encore que la perte de la souveraineté mais je n’ai pas eu le temps d’aller au bout de mon analyse. Les événements, lors des élections malgaches de 2001-2002, et surtout l’arrestation et la torture de mon père en juin 2002, m’ont contraint à cette forme de la deuxième partie du livre, c’est-à-dire la forme du journal. Retracer par l’encre sur la feuille le sang versé au sol, je ne l’ai pas voulu, j’étais juste un écrivain dans la Cité, pris par les événements, refusant la corruption de ma voix, de mon corps, de mon être…
  Le roman n’a pas suffi à explorer cette mémoire, l’essai n’a pas suffi, des photos redécouvertes sur l’insurrection réinterrogent, me ramènent paradoxalement à subjectiver davantage, une forme d’urgence qui pousse à écrire quand le Parlement français vote la loi sur l’aspect positif de la colonisation. Madagascar, 1947 ou assumer le je pour un discours sur l’histoire, contester cette fameuse objectivité qui ferait de l’histoire une science exacte, écrire non pas comme un historien, écrire pour replonger l’homme au cœur de l’histoire, et ne pas seulement considérer les faits, rien que les faits, comme explicatifs de l’histoire, non, replonger l’homme noir au cœur du monde, pas cet homme en marge du progrès, en marge de la planète, au-delà des tropiques, au sud, dans un hémisphère de sida et de géhenne, non, être cet homme comme un autre, qui se relève, vivant, debout, toujours, un je doué de voix et de corps, toujours, contre le rétrécissement d’une vision du monde qui l’exclut. La forme théâtrale allait de soi, la proposition de Thierry Bedard ne pouvait qu’entériner cette démarche.
  Mais quelle langue pour ce je quand la colonisation a essayé de réduire la sienne en miettes ? Quand la langue d’écriture est celle de l’ancien oppresseur ?
  Kateb Yacine : « La langue française reste un butin de guerre ! À quoi bon un butin de guerre, si l’on doit le jeter ou le restituer à son propriétaire dès la fin des hostilités ? » Vol sublime à exhiber, fait de l’histoire, une langue française re-sculptée, dépolie et débarrassée des impostures coloniales dont on l’a parée, greffée d’esquilles et d’éclats, en mémoire du rire qu’elle a opposé à ceux qui voulaient se servir d’elle pour asservir, rire du vol sublime, retour à la voix, retour au corps, éternels supports de la langue, la langue dans toute sa pureté, celle où elle se délivre de l’oppresseur.
  Mais cela ne peut suffire, l’histoire a fait du colonisé un homme à double culture, celle de la langue française, celle de sa langue maternelle. Les colonisés ont été sommés d’oublier la seconde, cette langue maternelle subissant la politique des races, qualifiée de langue orale, sans écriture ( !), sans grammaire ( !), sans syntaxe ( !), sans règles ( !) … sans qu’on ait pris la peine de fixer ces règles et grammaires, comme s’il était impossible de le faire, des considérations négatives justifiant son oppression… Écrire en français fut dans la logique de l’histoire, imposé mais permettant aussi de parler directement à l’oppresseur. Le véritable choix consiste pour l’écrivain africain à écrire en langue africaine. Ce choix n’est pourtant pas évident pour des raisons apparemment limpides : l’écriture n’existe pas dans la plupart de ses langues, l’écriture ou la forme actuelle de la littérature écrite devrions-nous dire ; les graphies sont à peine balbutiantes, renvoyant à une autre lecture du monde devrions-nous soutenir… L’écrivain doit se faire alors linguiste, grammairien, poète, inventer, créer… pour un public qui existe à peine.
  Les mêmes questions de domination reviennent malgré tout dans le choix des langues africaines, questions de langue nationale, questions de langues régionales, questions de langue littéraire…
  Enfant, je vivais dans la capitale, Antananarivo, et passais mes vacances chez ma grand-mère maternelle à Antsiranana (extrême nord de l’île). J’aimais entendre ses contes, ses chants. Très vite, je me mis également à conter – j’ai souvenir d’avoir conté avant même d’avoir écrit, d’avoir eu l’imaginaire avant même les lettres. Je contais en malgache, dans la variante antakarana plus exactement. J’avais plaisir à avoir les mots dans la bouche, j’avais plaisir à tenir mon auditoire, à les suspendre à mes lèvres, mais tout en contant, je savais déjà, je savais que dès les vacances finies, je devais abandonner cette variante de ma langue. Et adopter celle de l’école, celle de la radio, celle qu’on appelle pudiquement malagasy iombonana [1], le merina plus exactement. Quitter la maison avec les mots et les accents antakarana et les étouffer consciencieusement le long du chemin de l’école pour éviter les rires et les sarcasmes des autres enfants – parfois même des maîtres, des instituteurs, recomposer mes lèvres à la mesure du merina. Oublier les n vélaires pour ne pas s’entendre dire qu’on ne prononce pas les mots comme cela – le sens change pourtant avec ou sans ! Abandonner ainsi tout un pan de vocabulaire : volaña, la parole (alors que volana ne signifie que la lune), reñy, entendu (alors que reny signifie la mère)… Oublier le ô pour tout dire en ou… Ravaler la colère quand surviennent des remarques désobligeantes sur votre accent.
  Mais recomposer surtout le comportement : ne pas parler fort, être dans l’ambiance lisse de la langue de la Capitale. Parler plus respectueusement – dans la stricte obéissance des aînés et des ray aman-dreny [2]. Toujours dire oui et ne jamais contredire son interlocuteur – question de « politesse », de « raffinement ». Mettre des tompoko [3] par-ci, des tompoko par-là – élaborer alors toute une stratégie langagière pour ne pas prononcer ce mot qui marque trop la soumission, baisser la tête et ne jamais soutenir le regard des adultes ou des aînés.
  Ne plus utiliser certains mots dits « vulgaires », sur le corps, sur le sexe. User des euphémismes, le langage « cru » étant caractéristique des voyous et des côtiers [4] qu’un courant de pensée influent tient pour impudiques et ignorants. Dire ces réalités « vulgaires » par le détour, les métaphores. Entrer dans la répétition des proverbes établis et appris par cœur. S’essayer au hainteny mais comprendre très vite que rares sont les personnes qui maîtrisent ce genre. Vous rendre compte qu’à l’école, l’enseignement du malagasy se fait dans l’exclusion des autres variantes et se déroule en merina. Accepter le terme malagasy iombonana comme le malagasy commun à tous, qui « naturellement » est compris et parlé sur toute l’île, car étant le malagasy de « souche », le malagasy « de base » ; participer à cette entreprise qui vous efface du paysage linguistique de votre propre pays.
  Écrire en langue nationale amène ainsi à s’engager dans le fouillis laissé par la colonisation, les langues devenues armes identitaires sur des frontières artificielles, mettre pied dans le piège ethnique, marcher sur des œufs et confronter l’intime avec la violence extrême de l’extermination culturelle. J’ai choisi d’écrire dans les deux langues, française et malgache, pris conscience que la première, la langue française, me serait toujours une étrangère, mais « une étrangère intime », comme le formule Paul Ottino pour qualifier ces filles d’eau et autres filles du ciel de la mythologie malgache qui viennent visiter les hommes, intimes mais étrangères, femmes, épouses, maîtresses, restant pour un temps, revenant toujours à leurs lacs profonds, cette langue française qui malgré toute sa richesse et beauté est incapable de dire tout mon univers, mon double univers. C’est là que la question de la langue maternelle se pose de la manière la plus aiguë : accepter l’idée qu’un auteur africain ne peut pas écrire innocemment, sans ignorer toute cette mémoire, le je opprimé, et l’immersion – intime, profonde, dans la langue de l’oppresseur. Et oublier tout cela pour se reconcentrer juste autour de la langue, pour que la langue reste le creuset des possibles, une matrice, un lieu de création. Qu’importe en vérité la langue d’écriture…
  Relire aujourd’hui le recueil Ohabolana, ou proverbes malgaches recueillis par le révérend J. A. Houlder et tomber des nues en lisant la préface de l’auteur. Il faut avant toute citation préciser que ce recueil sert encore de référence pour celui qui veut approfondir la littérature orale du pays et que bon nombre d’auteurs, notamment les poètes, y puisent toujours une part importante de leurs inspirations [5] : « …ils – les Hova [6] - avaient réussi à établir leur hégémonie sur la plupart des autres tribus de l’île, auxquelles, on doit le connaître, ils sont supérieurs intellectuellement… Jusqu’au début du dernier siècle (1820-1828), les Hova constituaient un peuple païen non civilisé, dont la langue n’avait pas encore d’alphabet écrit. Mais depuis que l’île a été rouverte à la civilisation et à l’effort missionnaire en 1862, des changements merveilleux se sont produits, montrant les bénédictions de Dieu sur l’œuvre des missionnaires chrétiens, l’idolâtrie a été renversée, la religion exerce son influence vivifiante et purifiante sur toutes les classes de la société, la civilisation fait de grands progrès et une littérature indigène est en plein essor . »
  Est posée clairement l’idée de la supériorité des Merina sur les autres tribus, les Merina qui malgré leur avance étaient néanmoins qualifiés de peuple païen, non civilisé et sans écriture ; que pensez alors des autres ?
  Relire également la préface du Dictionnaire malgache/français des Rev Abinal et Malzac, œuvre toujours de référence et le plus complet sur la langue malgache : « On ne trouvera pas dans ce Dictionnaire les mots propres aux dialectes des provinces. Nous ne donnons que ceux qui sont usités dans la langue hova ; et l’on peut dire qu’ils suffisent car le hova est compris à peu près partout. »
  L’adoption de l’alphabet latin au début du XIXe siècle bascula la littérature malgache dans d’autres références. La traduction de la Bible dans la foulée confirma le fait. La perte remontait là : toutes les variantes du malagasy furent écartées au profit du merina. L’alphabet ne s’adapta qu’aux sons du merina, la traduction de la Bible ne prit en compte que les mots lui appartenant, refoulant dans le même mouvement une grande part de la langue malgache. La littérature écrite de langue malagasy était née. Ce sera une naissance dans la négation : une première négation des autres variantes d’abord, une seconde négation du merina ensuite. Car bien qu’adopté comme langue littéraire, le merina fut vidé de sa substance dès les premières lignes littéraires. Les premières parutions au milieu du XIXe siècle se firent dans des journaux et revues missionnaires. D’inspiration biblique, conformistes et pudibonds, ils reniaient toutes références à la culture malgache, n’étaient que de pâles copies de la prosodie française. L’œuvre missionnaire a fait en sorte de créer une littérature de soumission et d’acculturation. Les hainteny merina, souvent de subtils poèmes érotiques, disparurent petit à petit, il a fallu attendre Paulhan plus d’un demi-siècle plus tard pour les remettre à l’honneur. Il a fallu attendre Rabearivelo pour revenir à ces formes qui nous ressemblaient. Le mouvement Mitady ny very [7] participa à cette renaissance. En lisant cette littérature, je comprenais une chose : si le malagasy a pu retrouver un peu de son honneur, c’était uniquement en merina, l’aventure initiée par Rabearivelo et les poètes du Mitady ny very ne peut pas être considérée comme achevée, il manque encore d’autres poètes pour explorer toutes les facettes du malagasy, à savoir ses autres variantes.
  Il m’a fallu prendre de la distance, évacuer toute émotion avant de revenir à l’écriture en malagasy. Réapprendre ma langue et écrire sans renier aucun mot, aucune variante. Comprendre que la langue n’évolue que par ses poètes.
  47 ou une certaine traduction sur scène, celle d’une voix peu entendue, tabataba, donner à entendre le son de cette langue de rébellion car la mémoire peu transmise n’a pas creusé sillon encore dans les mots de sa propre chair. Dire 47 en malagasy participe de ce travail, rauquement et balbutiement, trouver la forme, bégayer la terre qui tourne vertige…

Raharimanana et la revue Frictions©

12 novembre 2008
T T+

[1Le malgache commun.

[2Père-et-mère, les adultes en général.

[3Littéralement « seigneur », marque le respect envers toute personne adulte.

[4Terme qui englobe tous les Malgaches à l’exception des Merina habitant les hauts plateaux.

[5Le même recueil se trouvant obligatoirement sur ma table d’écriture, à côté des dictionnaires et outils de la langue.

[6Hova est une classe sociale des Merina, celle des hommes li-bres, les roturiers.

[7Littéralement : « chercher ce qui est perdu ».