Raymond Penblanc | 3 courtes proses

Fantômes

La dernière balade avec papa, je l’ai faite dans les Alpes, à deux pas de la frontière italienne. Ne la voyant matérialisée nulle part, on s’était amusés à la dessiner nous-mêmes, de la pointe du pied, sans tenir compte de la carte d’état-majeur, comme on disait pour se faire rire. Ensuite on s’était séparés, papa en France, moi en Italie, et on avait échangé nos impressions. Est-ce que j’avais plus chaud en Italie ? Est-ce que je parlais italien ? Est-ce que je chantais le bel canto ? Egrenant le chapelet des villes célèbres, j’avais répondu que je pouvais voir Turin, Milan, Venise, Florence et Rome, rien qu’en me haussant sur la pointe des pieds. Je pouvais même distinguer le Gran Sasso émergeant d’une couronne de nuages, tout comme j’apercevais le golfe de Gênes et la baie de Naples jusqu’au détroit de Messine, avec le Vésuve ceint d’un halo de brume, et la mer si bleue que papa à son tour avait voulu la découvrir et qu’il m’avait rejoint. Et on était restés un moment de ce côté de la frontière, en se disant que si on attendait la nuit on ne retrouverait sûrement plus notre chemin, et qu’on cesserait d’exister en tant que français pour devenir de vrais Italiens, de vrais fantômes italiens, dont je regrette, aujourd’hui que papa n’est plus là, de ne pas avoir eu la présence d’esprit de lui demander de quelle matière ils étaient faits, et comment on pouvait continuer à les voir, comment on pouvait continuer à dialoguer avec eux, sans renoncer à être soi-même, sans prendre le risque de disparaître.


Le roi du silence

C’est un drôle de petit homme à la bouille de clown triste qui vient de s’asseoir près de moi sur un banc de la place du Marché. Je me dis qu’il est venu me chiner une pièce, la moitié de ma grappe de raisin, peut-être même me faire les poches, alors que non, il se contente de prendre place à mes côtés en souriant. Il porte autour du ventre un attirail très étrange, qui tinte quand il se déplace : des boîtes, pas moins d’une quinzaine, fixées à sa ceinture par des lacets de cuir, des petites et des plus grandes, la plupart en métal, certaines en carton, avec des couvercles fixés dessus, dont toutes contiennent quelque chose de précieux qui risquerait de s’envoler. « L’oiseau de l’âme jeune homme, l’aile de l’esprit. » C’est pour ça qu’il a percé un trou dans le couvercle de chaque boîte et obturé le trou avec un morceau de coton ou un bouchon de liège. Il suffit d’ôter le bouchon et de coller la boîte contre son oreille pour écouter. « Entendez-vous ce silence ? C’est celui de l’église Saint-Vincent-de-Paul un jour d’enterrement. Et celui-ci ? C’est celui de la neige en décembre. Et celui-ci ? (Il m’invite à mieux coller l’oreille.) C’est le silence du moine en prière. Et celui-ci ? C’est celui du coupable qui refuse d’avouer son crime. Et celui-ci ? » Il a sorti de sa poche une boîte de pastilles vide dont il s’empresse de dévisser le couvercle avant de la plaquer comme un micro devant ma bouche. « Surtout ne craignez rien, je me contente de recueillir votre souffle, peut-être même s’agit-il de votre dernier souffle. » Durant une vingtaine de secondes je demeure pétrifié, la bouche ouverte devant le rond métallique de la boîte, après quoi le petit homme revisse précautionneusement le couvercle. Puis il se relève, l’air satisfait. « Avant, je faisais comme tout le monde, je recueillais les bruits, et forcément je les perdais. Les bruits s’usent et se déforment, ils ne durent pas comme le silence ». Le temps de tourner la tête, il a disparu


Art poétique

Le Maître n’avait pas son pareil pour impressionner son auditoire. Il lui suffisait d’entonner la liste des disparus au champ d’honneur pour que chacun sente passer le souffle de l’épopée. « Nerval, orphelin de mère, mort pendu à 47 ans - Musset, orphelin de père, mort alcoolique à 47 ans - Baudelaire, orphelin de père, mort aphasique à 46 ans - Verlaine, orphelin de père, mort alcoolique à 52 ans - Rimbaud, orphelin de père, mort de la gangrène à 37 ans - Lautréamont, orphelin de père, mort à 24 ans - Laforgue, orphelin de mère, mort phtisique à 27 ans - Corbière, phtisique et contrefait, mort à 30 ans - auxquels il n’oubliait pas d’ajouter - François de Montcorbier, dit Villon, orphelin de père, disparu à l’âge de 32 ans. » Jusqu’à ce fameux soir où un petit homme qui ne payait pas de mine se leva tranquillement de sa chaise. La voix à peine altérée par l’émotion, et alors que le Maître finissait d’énoncer le sort funeste des 9 enfants des Muses, le petit homme laissa tomber, en prenant soin de bien détacher les syllabes : « Dachau – Auschwitz – Ravensbrück – Buchenwald – Dora – Treblinka – Stutthof – Sobibor – Mauthausen – Bergen-Belsen – 9 000 000 de morts. » Puis il retroussa sa manche et chacun put voir son bras.

21 mai 2023
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