Raymond Penblanc | Comme un mendiant sur les quais de marbre
Comme un mendiant sur les quais de marbre est un roman choral où une demi-douzaine de témoins se relaient pour confronter leurs points de vue et éclairer la figure d’un meurtrier de 15 ans.
À paraître prochainement aux éditions Lunatique.
La mère
Affligé d’un défaut de prononciation (il zézaie), et d’un début de bégaiement, il apprend difficilement à lire, les livres lui devenant vite hostiles, qui semblent renfermer quelque chose d’opaque, d’incertain, d’ennuyeux, et le père est du même avis, pour qui les livres n’ont toujours servi qu’à vous embrouiller l’esprit. Mais, au lieu de l’épauler et de l’encourager, il s’emporte, se scandalise des échecs du petit. Son fils est une bête, un âne, une moule, une bernique. Ce qu’il refuse surtout c’est d’admettre que le garçon lui ressemble. Lui aussi a subi les violences paternelles, lui aussi a été bègue, lui aussi s’est trouvé assez vite en échec scolaire, il me l’a avoué quand il avait encore le courage de se regarder en face. Très vite le ton se durcit, les ordres se multiplient, et les injures pleuvent. Regarde-moi quand je te parle, écoute-moi quand je te parle, pose tes mains sur la table quand je te parle, arrête de hausser les épaules, arrête de soupirer, efface-moi ce sourire de débile de ta face de rat, regarde-toi, t’es nul, t’es moche, tu pues la vieille serpillière, pas étonnant, tu ressembles à ta mère, t’es mou comme elle, t’es veule, tu finiras à la rue, tu fouilleras les poubelles, tu crécheras avec d’autres cloches dans une boîte en carton et toutes les nuits t’auras les flics au cul. Résultat, à huit ans le gosse se met à pisser au lit. Une nuit je l’entends qui sanglote désespérément dans la chambre contiguë à la nôtre et je me précipite. La culotte de pyjama est trempée, les draps sont trempés. J’ai à peine le temps de débarrasser le petit de ses vêtements souillés que le père se rue dans la chambre, furibard. Pas question de soulager ce débile, ce gros porc, il faut qu’il comprenne, il faut le punir, et pour ça l’enrouler dans le drap trempé d’urine et l’obliger à coucher par terre. Au matin, je profite du départ du père pour plonger le petit dans un bain chaud et laver ses draps. Mais le soir ça recommence, les ordres, les injures, les coups, ou plutôt les chiquenaudes, dans le lobe de l’oreille (là où ça fait le plus mal), dans les ailes du nez, sur les lèvres, sous le menton. La nuit suivante je ne dors pas, et le père non plus, je le sens à côté de moi, il est tendu, il veille, il se tient aux aguets. Sur le coup des onze heures le gosse se met à geindre et à se retourner dans son lit. Le père se lève, entre dans la chambre. Pas de colère cette fois, pas de cris, une brutalité sèche, mécanique, glacée. Le petit est tiré du lit, déshabillé, enroulé, noué dans son drap souillé, descendu au bout du couloir, jeté sur le paillasson de la porte d’entrée. Il n’est plus digne de coucher dans une chambre. Et, au matin, pas question de le laver. Qu’il retourne à l’école dans son jus. S’il pue la pisse, s’il subit les huées de ses petits camarades, s’il est rejeté, il finira par comprendre. S’il y en a une qui comprend, et qui comprend tout de suite, c’est la maîtresse. Elle nous convoque le lendemain après la classe. Le père a l’art de donner le change, il est capable de mentir, avec le sourire, avec aplomb. Il dit qu’il s’est entretenu avec l’enfant, qu’il a essayé de dédramatiser, de le détendre, mais avec un minimum de fermeté, hein, quand même. Le problème c’est la mère, elle gronde, elle menace, mais ce sont des paroles en l’air, des menaces sans suite. La maîtresse a compris le jeu malsain du père, sa perversité redoutable. Elle souhaite une prise en charge médicale immédiate. Malheureusement nous n’avons pas de médecin traitant. Nous ne sommes jamais malades, et l’enfant n’a vu le pédiatre que durant ses deux premières années, pour le suivi et les vaccins. Aujourd’hui non plus il n’est jamais malade. Il tousse, il a le nez qui coule, comme tous les enfants ; il est menu sans être maigre et ne souffre pas de malnutrition. Alors pourquoi s’embêter avec ça ? La maîtresse est tenace, elle fait appel au médecin scolaire puisque (miraculeusement) il en existe un, et celui-ci va prendre les choses en mains et contribuer à détendre le garçon par des paroles apaisantes et la prise régulière d’un petit sédatif avant le coucher. La situation s’améliore assez rapidement, pour lui, comme pour nous. Cependant rien n’est gagné, et chaque jour je tremble, je prie et je tremble en prévision du prochain orage.
Le professeur
Il me demande si je peux lui prêter le livre dont je viens de leur lire de larges extraits, il me demande si je veux bien l’ouvrir devant lui, ou plutôt s’il peut le faire lui-même, s’il peut poser la main sur la couverture cartonnée rouge dont la reliure, parce que ce livre a plus de soixante ans et qu’il a beaucoup servi, est légèrement décousue (un morceau de fil dépasse, qu’il froisse et roule entre ses doigts, comme s’il s’agissait d’une relique). Un signet rouge et or est engagé entre les pages 72 et 73, et forcément ce sont celles-ci qui s’ouvrent. J’ai commencé le cours par la lecture des sept premières strophes du Bateau ivre, et terminé par les trois dernières, qu’il est tout étonné de retrouver telles qu’en elles-mêmes, comme si elles venaient d’être écrites. Il me demande s’il peut en lire quelque vers, ce qu’il entreprend de faire sans attendre ma réponse, à voix basse, pour le plaisir de prononcer les mots, d’en façonner les syllabes en les détachant avec soin, comme s’il déchiffrait. C’est beau. C’est drôlement beau. C’est comme un tourbillon. Un tourbillon de lumière. Un maelstrom c’est ça c’est tout à fait ça. Il veut savoir si ce que j’ai raconté est vrai, si le garçon de Charleville, ainsi qu’il le désigne, comme s’il s’interdisait de prononcer son nom, a entrepris tous ces voyages, s’il était aussi remuant, aussi exalté, aussi instable, et pour finir toujours aussi insatisfait. Que lui dire de plus que ce que je leur ai appris tout à l’heure ? Ému, il n’arrive pas à émerger, à clarifier sa pensée, il bafouille, il ne trouve pas ses mots. Je remarque qu’il a le teint rouge et les cheveux très courts, les oreilles décollées, ce qui ne l’empêche pas d’être beau, mais d’une beauté qui met du temps à se révéler, comme s’il lui fallait passer à travers le tamis des jours, comme s’il fallait d’abord qu’on s’habitue à lui (qu’on se confronte à lui) pour qu’elle se manifeste et vous éclaire. Je l’ai remarqué au deuxième rang dès le premier cours, sans lui accorder un grand intérêt, puis je l’ai vu s’affirmer, sans qu’il ait ouvert la bouche, après quoi son attention s’est aiguisée, et il est devenu incontournable. Quelque chose d’inquiétant, et même de dangereux s’est mis à planer au-dessus de lui, pareil à un oiseau noir, et pourtant j’ai eu tort d’imaginer ça, car il n’est pas méchant. Dur peut-être, rocailleux, avec des blocs de réserve et des silences abrupts. Beaucoup sont comme lui, qui ne comprennent pas ce qui bout au plus profond d’eux comme de la lave, certains ne sachant même plus qui ils sont réellement. Sans se soucier de ce que je peux penser de lui, ne le soupçonnant même pas, il s’est mis à feuilleter le livre, espérant y découvrir des vers, des phrases, des mots, non seulement inédits, mais inouïs. Il bloque sur la première des Illuminations, comme si elle lui venait du fond des âges. Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise. Il lit cette phrase une deuxième puis une troisième fois, et je vois bien que ça l’embarrasse, qu’il tourne autour sans parvenir à la saisir dans la boucle de son esprit, avant de passer à la suivante, et aussitôt son visage s’illumine. Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée. Il dit que ça lui rappelle les phrases de ses livres d’enfants qui le berçaient et qu’il aimait sans les comprendre parce qu’il n’avait nullement besoin que ça soit clair, et pourtant ça l’était. Il tourne encore quelques pages, énumère quelques titres, Parade, Royauté, Matinée d’Ivresse, Villes, Mystique, Aube, sur lequel il s’arrête à nouveau pour se mettre à lire, wasserfall blond … camps d’ombre … blêmes éclats … quais de marbre, avant de reprendre la proposition tout entière, comme un mendiant sur les quais de marbre, et de lever les yeux sur moi pour me dire qu’il se reconnaît dans cette formule, que lui aussi est un déclassé … Ensuite il referme le livre, et me demande une fois de plus si je peux le lui prêter. Je peux oui, mais pas avant huit ou dix jours. Cette fois son regard s’est assombri, ses poings se crispent, deux boules dures se sont formées au niveau de ses condyles, comme si sa tête allait exploser. Sa voix s’est réduite à un grognement et je le comprends à peine. C’est bon j’attendrai. On se dévisage avec le même embarras comme s’il y avait quelqu’un entre nous qui nous empêchait de nous voir vraiment, quelqu’un qui serait une sorte de précipité de nous deux. … Mais d’abord faudra que vous nous expliquiez comment on s’y prend pour changer la vie. 15 juillet 2025