Safia Elhillo | Poèmes

GENÈVE
(original publié dans The Columbia Review)


C’est l’année 1999 & je me souviens du car scolaire, en silence à part la chanson qui fait la liste des noms de femmes, sa boucle infinie cette année-là. A l’école je traque les brefs passages à l’anglais, assez pour entendre ce qui se dit à propos de mes vêtements, ma bizarrerie, témoignages des séances de sport : je cours « comme une africaine ». Par silence je veux dire que je ne parlais pas la langue, un trait qui m’a trouvée dans les pays premiers & qui est resté. & en sport je m’écarte du rythme régulier du trot collectif, demande à mon corps d’aller & c’est ce qu’il fait, plus vite & il comprend ma langue. Qu’est-ce qui a changé, en quoi la fille de cette histoire est-elle différente ? La langue de la demande ? La langue du corps ? Je dis cours & elle déploie des racines, plus vite & elle commence à pleurer. Dans notre chat collectif Basma dit C’est pour nous plus jeunes que j’ai le plus de chagrin. Ce cloîtrement, ce silence cosmique, le fait de croire que si on nous disait avec détails ce que nous ne devions pas faire, des détails nous conclurions les instructions pour faire. A la place on nous dit ne fais pas. Jamais. Les bonnes filles ne font pas. Plus âgée maintenant & soignant chaque chéloïde, tout ce que nous acceptions qu’on nous fasse en silence. Demander de l’aide serait parler & bien sûr nous ne parlions jamais. Va. Regarde-la, qui court, petit oiseau en pleine possession de ce corps. Petit animal, plus vite, intact. Bien sûr je raconte cette histoire parce que je suis tombée. Allant trop vite & trébuchant, propulsée en avant, projectile, une main tendue pour amortir la chute. Etendue brûlante de nerfs enregistrant l’os se brisant. Iode, gypse, plâtre de Paris. Des mois après, coupe nette dans la coquille du plâtre, & mon bras libéré, s’étant habitué au poids, flottant vers le haut comme un ballon, comme une main levée pour parler.


SYROS
après Jenny Xie
(original publié dans The Columbia Review)

Routes spiralant vers le haut, blanchissement des maisons,
petite île fin mai. Mes amis & moi descendons
dans nos cent nuances, trois avions & un ferry

pour arriver, nos habits en lin froissés & odeurs sincères.
Plus endormie que les îles alentour, leurs boîtes de nuit,
ici nous louons deux minuscules voitures grinçantes & rougissons sous

chaque regard fixe, curieux. Nous roulons par-dessus des pavés plus anciens
que mon nom, paysage d’arbres broussailleux & bougainvilliers.
Lapis cru de des eaux, rues étroites chargées

de chats cabossés, borgnes & carnivores. La mer toujours
s’accrochant au frais de fin de printemps, trop tôt pour s’habituer à l’été.
Nous nageons consciencieusement & émergeons tremblotants, devant des plateaux glissants

de seiches, coca dans la bouteille en verre, édulcoré au vrai sucre.
Chacun chassé dans le pays que nous quittons, nous sommes venus surpeupler
une maison partagée, parfum de sa plomberie partagé, nous relayant

les matins pour cuire des oeufs. Vaguement disposés sur la plage,
nous sommes surtout assis en silence, un livre comme une tente sur chaque visage endormi.
& sur la place du village le soir, je laisse mon souffle se calmer,

levant le regard vers des centaines de fenêtres illuminées comme des étoiles. Je me penche vers
la pierre chaude de soleil, se rafraîchissant dans l’air de la nuit, & pense que dans une autre vie
je serais historienne. & là nous viennent, en anglais, les inflexions si peu familières,

que je pense au début c’est du grec. Ici, à au bout opposé
du monde. Niggers. Niggers. & ce sont des enfants.


ODE AUX SOUDANO-AMÉRICAINS
(original publié dans The Academy of American Poets’ Poem-a-Day)

basma & rudy les premières chacune tenant
un miroir dans les bras où je pouvais voir
mon visage en leurs visages & nous avons percé

nos nez & porté les gamar boba
dans nos oreilles & tout le monde à la fête
les a pris pour des créoles & dans les années de new york

je peuple des bars enfumés avec ladin
& shadin & majid & linda & nedal
& atheel & amir & elkhair & mo & mohammed & mo

& pour toujours nous enlevons nos chaussures dans nos appartements
respectifs faisant tomber les cendres des cigarettes
dans l’encensoir préparant du thé

avec la bonne menthe séchée que nos mères nous ont appris
à garder dans le réfrigérateur à côté du piment
en poudre du pays faisant des chansons & le dîner

& des blagues dans l’accent de nos parents & je suis la plus drôle
quand j’ai deux langues pour faire un cocktail
quand je peux dire souvenez-vous & chacun était là

la salle louée dans le collège les dimanches
où nos parents bénévoles nous apprenaient l’arabe
pour nous voir bêler alef baa taa thaa & dire par message

à nos petits-amis américains que nous nous ennuyions
& au restaurant tout le monde demande si nous sommes en famille
& nous disons oui nous ne sortons pas ensemble nous sommes probablement

cousins nous organisons des fêtes de loyer & projetons la vidéo
ou albabil chantent gitar alshoug & je ne suis pas
la seule qui pleure pas la seule faite & refaite

par la nostalgie la mutation que fait l’arabe de mon anglais
les bruits métalliques que l’anglais fait dans mon arabe
nous poussons des youyous à nos mariages nous poussons des youyous en boîte

& sarah & hana font le mulah en vegan & en anglais safia
écrit son nom comme le mien mais le prononce
comme purified coud quelques pièces de garmasis

sur l’arrière de ma veste en denim nous lavons nos sous-vêtements
dans l’évier & faisons des chats groupés sur whatsapp
nous rentrons & prenons en photo les pyramides

nous rentrons & prenons en photo le Nil nous déménageons
dans d’autres villes & nous sentons doublement diasporiques
& la petite soeur du collègue de ton cousin m’envoie un email

une liste de bigalas à oakland m’apporte des caisses
de haricots fava en boîte depuis le sous-sol de ses propres
parents & je dis soudano-américain & pense aussi

soudano-britanique & canadien & australien & élevé
dans le golfe azza & yousra & amani & yassmin
& il est vrai que mon peuple est partout

les oncles qui conduisent les taxis à la fin de nos nuits
le pharmacien qui remplit mon ordonnance
qui est nommé d’après le grain de beauté qui dénote la beauté

ornant sa joue gauche esprits gardiens de chacun de mes
bars à shisha de chaque photo non étiquetée
de crop tops & shorts courts & cartilage percé & tatouages

de henné & voiles & undercuts & crânes rasés
mes tapisseries brodées de centaines
de petits miroirs étincelants comme des paillettes dans la lumière changeante


LES APPARTEMENTS DU CAIRE
(original publié dans The Atlantic)

Les cousins enfants à pieds nus sortant de chambres reluisantes en flottant. Ensemble nous cliquetons entre les étages dans nos jalabiyas, des jeux de cache-cache spectaculaires, trois étages & un toit pour chercher. Je ne sais plus si on a inventé les chansons nous-mêmes, où est la maison de la mariée ? Ali Alloy priait ses prières embarquait sur le bateau faisait son travail. Le spectre de nos adultes les matins & les nuits, leurs voix tendues & basses. Nos grands-mères étaient belles & convenaient à l’exil. Coiffures énormes de cheveux teints en noir. Voiles en soie seulement pour conduire. Le trait d’eye liner tatoué, marque livide éternelle sur le bord de chaque paupière, visages nus oubliés à l’enfance. Nos mères étaient moins élégantes & toujours fatiguées, toujours au travail, portaient des jeans bleus, mains froides qui nous portaient dans nos lits le soir. J’aimais l’exil & les espaces resserrés qu’il nous offrait. Je l’aimais assez pour rester quand tous les autres rentraient, passaient à autre chose, déverrouillaient leurs maisons en morceaux, battaient les tapis & embrassaient leurs voisins & pleuraient. Les appartements étaient vidés. Je retourne au Caire des années plus tard & cherche nos fantômes bottant un ballon dans les couloirs entre des bâtiments inachevés. La fois où Almustafa a trébuché & s’est ouvert la peau de la paume sur une brique tombée, la manière dont je n’ai pas levé les yeux de mon livre pour voir ce qu’il essayait de me montrer, la manière dont il a enveloppé sa main en sang dans un torchon & a appuyé jusqu’à ce que notre mère rentre à la maison. Je n’arrive pas à nous trouver. Maintenant je ressemble plutôt aux jeunes parents qui nous rassemblaient, froissés & criblés de tristesse. Je n’aurai pas d’enfants à porter jusqu’à leurs lits qui les attendent. & la ville qui m’appartenait n’existe plus, n’était jamais mienne, je l’ai rêvée, je l’ai écrite, inventée, fabriqué tout, tout sauf l’odeur douce de maïs grillant dans la rue en bas. Les volets en bois taillés. Particules de poussière montant à travers la lumière. Un cahier d’exercices ouvert devant moi, italiques tendues conjuguées au féminin. Pourquoi je n’ai pas levé les yeux. Il n’a pas dit qu’il saignait. Un commerçant remarque que j’ai l’air très propre pour une Soudanaise. Ya samar ya samara. Ya asmar ya asmarani. Haut-Nil. Couleur limon. Qui t’a appris à parler arabe comme ça ? Je ne sais pas où sont partis les cousins. Je ne sais pas de quels pays nous nous sommes contentés. J’imagine tout le monde là-bas à la maison, qu’ils ont peut-être joué sans moi durant des heures. Mon frère toujours avec le trait léger d’une cicatrice sur sa paume se souvient que les points ont été faits sans anesthésie. Le médecin racontant des blagues pour le distraire.


LONGUEUR DE BRAS
(original publié dans Transnational Literature)

pourtant lui aussi enfant d’un peuple enfui, mon mari
n’a jamais tenu son nom & corps à longueur de bras dans un aéroport

nous avons regardé des cartes, nous relayant sur la place du milieu
estivé dans des villes anciennes, nous sommes tenu la main à l’aéroport

dans cette fameuse ville de l’amour nous nous sommes incorporés avec les autres
immigrants, nourriture épicée & fumée bleue, la shisha un parfum dans l’air

portmanteau un jeu nous avons joué en transit, trouvé le malice
dans christopher. je suis partie aimant cette vieille ville, même quand j’ai été fouillée à l’aéroport.

quand on venait de se marier il rêvait de tous les endroits où on vivrait peut-être —
agents de sécurité arrivant de nouveau, quand j’avais embarqué, pour me retirer de l’avion

pour une troisième fouille. mes vêtements éparpillés sur la passerelle,
honte gonflant dans ma gorge, c’est une blague maintenant, le musulman à l’aéroport

— tous les endroits où on vivrait peut-être, sécurité sociale & un métro, est-ce qu’on parle la langue ? coût de la location, proximité de l’aéroport.

deux fois, déjà enceinte, ma mère sur un vol il-y-a-longtemps, turbulence
& nausée en échange de passeports pour ses enfants, notre aisance dans chaque aéroport

pendant qu’elle restait à l’arrière pour être fouillée, voile & les mauvais papiers,
mon frère & moi américains & tuant le temps, mangeant du fast food à l’aéroport.

après cette élection, après chaque nouvelle vidéo où nous mourons, nous envisageons
notre travail ancestral de partir. panneau des destinations comme un menu à l’aéroport.

il la veut à tout prix, cette ville, mon mari, sa longue après-midi, coucher
du soleil deux heures avant minuit. & je ne peux pas. c’était une fois, mais quand même, l’aéroport

ils détestent les musulmans dans ce pays, je dis finalement. mon passeport haut placé
que du papier, moche nuance de bleu. & partout dans le monde. l’aéroport

l’endroit où c’est dit le plus distinctement, mais pas le seul. alors dans quel endroit
nous pouvons aller, moi & les miens ? je ne peux pas empêcher le nom, & ne peux pas cacher ce qu’il signale

& maintenant il a l’air si loin, cet endroit, ce portail. je me surprends à avoir envie —
le monde, toutes les personnes, toutes les choses que j’aime. me sont retenus de l’autre côté d’un aéroport


Ces poèmes de la poète soudano-américaine Safia Elhillo ont été traduits par Roxana Hashemi.

15 juin 2022
T T+