Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 22
Extrait du Journal au lundi 31 mai :
« La même fenêtre, vers cinq heures ce matin. Celle du bureau ; j’y dors depuis que sa fièvre plus forte que la mienne m’a fait laisser la chambre à Elsa. Elle ne l’a guère quittée aujourd’hui. Je m’acharne à relever les petites joies qui nous rachèteront, plus tard, le souvenir de ce dernier mois dans la Ville : les enfants qui sèment des radis, les photographies de Roger à Nouméa ou seulement la lumière d’avant l’aube, le soleil crevant sur la falaise du Moqattam et l’impression c’est-à-dire à cette heure la certitude que pour nous remonter à l’air libre, quand bien même nos corps seraient lestés de pierres, on respectera tous les paliers de décompression. C’est un tout petit bureau, mes pieds tapent contre la table elle-même ; mais l’intuition pourtant que le monde entier s’y rassemble, s’y concentre, m’y investit en ce qui concerne le beau et et le vrai d’une autorité telle que Borges la décrit dans l’Aleph. Je reçus trop longtemps des leçons d’éternité pour n’en pas reconnaître l’espèce de basse dans le silence et les formules dans la poussière en suspension, différentes. Elsa trop mal en point pour se lever, je passe la journée avec les enfants, c’est-à-dire que je leur joue de la guitare sur le balcon et, penchés mais pas trop, nous comptons les taxis, les bus, les voitures de police et les porteurs de pain. Moustapha sonne à 15h avec un grand plat de riz, un autre de poulet ; il a fait un gâteau qu’il a préalablement coupé en cubes pour le faire tenir dans un seau. Dans le sac également une pastèque et du ’aich balady. Suzanne se jette sur le gâteau avec une frénésie de naufragée (’’Je suis contente.’’) Peu lu : Mahmoud Darwich, le modeste Hussein Ga’afar que je me proposais de traduire et, piqué au hasard dans Aragon, le « Je me souviens d’une ville » dont la puissance sur les types dans mon genre reste intacte. Je ne me rase plus, me lave à peine. J’ai les bras incroyablement faibles et, partant, formidable le poids des mains. »
Extrait du Journal au mardi 1er juin :
« La fièvre réduit la journée à quelques images fuyantes, des impressions de livres et qu’on prononce mon nom ; mais je ne suis plus capable de rendre compte. J’ai pris rendez-vous à Paris fin juillet pour me faire opérer mais le médecin, cette fois encore, coche toutes les déplorables cases de sa profession : plein d’assurance, les autres se trompent, ’Non Monsieur cela n’a rien à voir’. C’est un petit chauve en visio sur Doctolib, il me parle comme à un gosse, à un moment il explique les racines d’endo-scopie mais je souris, je ne dis rien. 90 euros. Je me demande s’il n’est pas plus jeune que moi et, parce qu’il consulte d’un œil son téléphone, j’abrège de moi-même l’interview. Mangé, un peu de riz blanc, du pain ; la nausée me tient jusqu’à la nuit. Elsa se remet peu à peu. Cette opération le 26 compromet mon habituel séjour à Rennes. Très contrariant ; j’escomptais saluer Jean et Catherine Blin – je réalise peu à peu que Catherine, née en 1944, dans ses derniers mails se montre de plus en plus pressante pour que je finisse ce texte qui parle d’elle avant d’aller rejoindre à son tour l’autre Catherine, au fond à droite, sous les buis. Robert a dû mourir aussi. Bretagne : une terre dure à qui ne croit en rien, j’y vais éprouver ma vieille indifférence à la sphère des esprits et, surtout, tâter dans les fonds de poche du siècle d’avant la petite monnaie de ses grandes idées. J. me parle d’holistique shiatsu, Rosine de Gestalt-thérapie, Catherine d’anthroposophie et des écoles Waldorf et, naturellement, tout cela m’est incompréhensible mais s’exprime ici, malgré tout, une forme de respect pour le mystère d’être qui me fait passer outre le grossier appareil des dogmes et les hadiths de leurs Grands Fondateurs : d’ailleurs je les soupçonne (pour Rosine et Catherine cela relève de la certitude) de n’avoir adhéré à ces coûteuses élucubrations que pour passer les plats à leur contradicteur. Pas cette année ? Le soir, trop faible pour faire dîner les enfants, je prends le frais sur le balcon. Il y a trois étoiles visibles. Je n’ai pas allumé le téléphone. »
Extrait du Journal au mercredi 2 juin :
« Perdu le goût et l’odorat ; le réalise en arrosant la menthe sur le balcon, et l’immense curiosité que j’en avais est déçue : le cerveau, qui suggère jusqu’à la couleur des choses, prend trop vite le relais pour qu’il me soit permis de mordre dans la pure matière débarrassée de ses illusions sensibles. Les premiers signes m’en sont venus la nuit dernière ; quelque chose brûlait de l’autre côté du ministère où est l’autre petite station d’essence, une colonne de pompiers descendait la rue mais la fumée grasse qui me balaya le visage ne fut pour moi qu’un mouvement d’air chaud. Rien fait, rien à dire aujourd’hui. Travaillé sur un manuscrit mais l’état innommé qui succède aux fortes fièvres m’empêche de comprendre ce que je lis. Le vide du dedans se reflète partout. Le lycée français du Pays lointain m’appelle pour me proposer du travail ; il semble que quelqu’un les a plantés au tout dernier moment. Ce sont des visages souriants sur le Zoom, une jeune femme, un adjoint qui va bientôt être papa mais le réflexe d’hostilité je ne peux pas m’en défaire et je demande, aussi froidement que possible, dans l’espèce de jargon qu’on utilise pour ça, de formaliser leur proposition par écrit sous quarante-huit heures exactement. Je me suis très tôt résolu à ce que les gens n’éprouvent pas à mon égard l’espèce de sympathie par défaut qui partout ailleurs aura cours : quelque chose dans le visage, la façon de parler, une sorte de perversion que je porte dans le regard et qui fait reculer les guichetières de trois pas. Elsa s’en voit tenue de compenser par un surcroît de chaleur mais pas une de ces étranges amies qu’elle parvient d’attirer à la maison n’accepterait de rester seule avec moi dans la cuisine – la nanny de mes enfants ne m’eut pas plus tôt rencontré qu’elle exprima cette exigence. Au soir, balcon encore, prendre le frais. La vieille folle remonte le flot de la rue N. en intimant aux braves gens d’aller se faire foutre ; et les chauffeurs de taxi font pleuvoir sur elle les pièces de 25. »
Extrait du Journal au jeudi 3 juin :
« Sur le balcon à jouer de la guitare : toute la matinée. L’idée finit par me venir que les voisins, au dessus et en dessous, se sont sans doute lassés de mes folksongs tristes que la répétition obsédée, la boucle des heures durant ne manque jamais de réduire aux trois quatre mêmes accords qui sont la bande-son de ma vie (la combinaison de Grenade, celle du jardin du Luxembourg, de la rue du Peintre-Lebrun et du Serpent-Volant, à Tours). La musique elle-même me fatigue vite ; tolérable mais dans son expression la plus simple, celle qu’on peut jouer avec deux doigts sur une guitare d’enfant, celle qu’on siffle, l’air sur le fil de la mémoire, sur lequel les autres ne feront que broder (je me souviens d’avoir chanté quelque de chose de Cesaria Evora de Turin jusqu’à Stockholm, tout seul dans ma voiture, de sorte qu’en Suède il n’en restait qu’une note unique, une vibration dans la mâchoire qui me sortait peu à peu mes plombages). Il m’est à peu près impossible de passer un disque sinon avec une quantité de haschisch telle que j’ai perdu l’habitude d’en avoir chez moi. Un appel ce matin : des collègues. Un autre vers 15h : réunion de visages inconnus qui, en trois mots, rallume mon envie de me battre avec quelqu’un, de détruire ou d’être détruit qui fait tout le sel de la vie en collectivité. Entre les deux, Moustapha apporte de quoi manger, des brugnons, du poulet pané. Je n’aurai pas su le dissuader ; la peur ne l’aura jamais empêchéde sonner à cette porte quand bien même je le sais en mauvaise santé, plus vulnérable que d’autres et, bien sûr, sans perspective de soins. Noter, sans aller si loin, que dans les circonstances difficiles le peuple de la Ville n’a pas démérité de sa réputation de noblesse. L’extrême solidarité d’une rue ou d’un quartier, le mépris de l’argent et, surtout, la règle de silence dont on entoure ces vertus rares les préparent mal à ce grand voyage en Europe dont beaucoup rêvent. Il y a de la grandeur dans le cœur de l’homme, dis-je à Elsa, et elle voudrait se moquer de moi mais un coup d’œil suffit à comprendre que je suis anormalement sérieux. »
Extrait du Journal au vendredi 4 juin :
« Appelé mon frère. Il est à Biarritz, je crois. Longtemps que nous ne nous étions pas vus. Je lui montre les enfants, brièvement mais cela compte. Je ne me souviens plus de quand nos vies ont bifurqué l’une de l’autre ; de n’avoir pas fréquenté le même lycée certainement joua son rôle et la suite, l’écart croissant, la partie d’échecs à Noël, les mots pour les naissances et, aux enterrements, le même banc l’un à côté de l’autre. Je n’ai pas de prédisposition particulière à la fraternité, je suis avec une jalousie certaine les passages du journal de Bergounioux qui concernent Gabriel mais c’est une jalousie résignée, peu désireuse de changer quoi que ce soit à l’ordre du monde tel qu’il vous installe, bon an mal an, à la pointe de vous-même. Nous sommes tous des rois de Pitcairn. Le reste de la journée dans une léthargie absolue ; les symptômes pourtant sont tombés mais l’espace intérieur est vacant, les portes ouvertes. Les horloges de la maison, je remarque, se désalignent doucement les unes des autres. Je continue de dormir dans mon bureau, le vent emporte les rideaux à l’extérieur et, si j’osais me pencher, cela ferait des photos superbes. Je n’ai jamais, de toute ma vie, passé autant de temps sans sortir dans la rue : de là l’altération des rêves et, le jour durant, la dispersion irrémédiable des pensées ; de là l’immense difficulté du Journal, aussi, puisqu’à 18h l’expérience de vivre ne laisse rien que ses éléments les plus simples, les impressions d’impressions bizarrement recomposées qu’on arrache, semble-t-il, au brouillon d’un poème dodécaphonique. La fatigue pour s’exprimer a de ces fantaisies : les pieds brisés, par exemple, d’une marche sur les cailloux que je n’ai pas faite, sur le dos des traces de sangles inexplicables et, spectaculaire mais l’arnica suffit à le réduire, une sorte d’œdème sur le mollet comme si l’on m’avait tiré dessus au petit plomb. Mon esprit ne connaît pas l’état intermédiaire entre la certitude de ne mourir jamais et celle, tout aussi infondée et soudaine, que je ne reverrai pas l’automne sur Nouans. »
Extrait du Journal au samedi 5 juin :
« L’habituelle dispute conjugale au sujet de l’été, mais les effets de part et d’autre un peu émoussés par le covid, les gestes flous et, surtout, les raisonnements s’étirant à l’infini, bifurquant sans cesse de sorte qu’à la fin rien ne reste qu’un agacement l’un de l’autre. Suis toujours désemparé par l’extrême fragilité rhétorique de ma façon de vivre : j’ai vécu jusque là sans raison nette de faire ainsi, sans justification, j’ai gouverné à vue dans le brouillard et Elsa, forcément, a beau jeu de me faire passer pour un gosse. Le concept de vacances, par ailleurs, m’est plus qu’étranger : hostile. Il y a sans doute des gens suffisamment aliénés d’eux-mêmes pour se réjouir d’être enfin autorisés à regarder Fort Boyard après 21h en semaine, mais les partitions de mon temps à moi ne doivent rien au calendrier scolaire. Décider, deux mois avant, de quand serai-je du tant au tant tue immédiatement le désir ; quant à mon indifférence pour la culture, le folklore, les belles régions, elle est proverbiale (ai vécu à Versailles sans jamais entrer au château, à Grenade sans voir l’Alhambra, à New York n’ai vu de Manhattan que les parois du métro et après toutes ces années ici jamais je n’ai visité Louxor ni Assouan). Enfin, les bains de mer et les marchés terroir me sont intolérables. Elsa s’endort trop vite pour que nous puissions solder notre dispute, je comprends combien peu je verrai mes enfants cet été, l’été suivant, l’été d’après encore, cela m’affecte beaucoup. Je les amènerai dans le Vaucluse, reviendrai les prendre pour les monter à Arcachon, etc. J’aime bien les autoroutes de nuit en écoutant Arvo Pärt ; j’aime dormir dans les stations sur la banquette arrière et sonner chez untel à cinq heures du matin que je n’ai pas vu depuis deux ans. J’aurais aimé passer chez H. ou chez J., rester trois quatre jours, pousser plus loin puisque la loi dit qu’en France, quand on est en bonne santé, qu’on a beaucoup d’argent et des papiers en règle, on fait tout ce qu’on veut. La nuit dans Tolstoï mais j’ai les veines qui battent. »
Extrait du Journal au dimanche 6 juin :
« Les forces me reviennent mais Elsa tousse beaucoup. Les enfants, enfermés depuis trop longtemps, ont répandu partout le contenu des malles et ne cessent de chuter douloureusement sur leurs Duplo. Je redoute l’heure de midi où la chaleur me contraint de fermer le balcon ; les clims lancées à plein remplissent l’air d’une sorte de vibration qui bloque aussitôt la pensée. Les belles visions du comte Tolstoï ont réveillé chez moi le désir d’une campagne : désir plus sensuel qu’autre chose, nourri des souvenirs d’herbe mouillée, de routes à l’aube c’est-à-dire, encore une fois, de la grandiose solitude de Nouans. Nul lieu qui ait rempli ma vie comme cette colline déserte de l’Indre-et-Loire ; et rien ne m’en a guéri au point que je ne prête à Iasnaïa Poliana d’autres couleurs que celles du si peu russe hiver tourangeau. Et toute ma vie, depuis, se tend vers l’Autre Lieu, le point de la terre émergée qui répondrait au vieux village du 37 et me restaurerait dans l’espèce de puissance qui fut la mienne alors. Il y a à l’œuvre des cycles dont je n’ai que très imparfaitement conscience, je songe en regardant mon fils qui, dit-on, me ressemble et certainement me surpassera. On comprendra mieux, à lire mon 6 juin, quel libre cours j’ai donné à ma pensée errante, quelle glissade des images les unes sur les autres avec, de temps en temps, dans un livre, un élément solide pour reposer ma chute : cette phrase, par exemple, de Malraux opposant la littérature des métaphores à celle, la moderne, des ellipses, dont il trouve les origines dans le genre du reportage (idée trop brillamment tournée pour jeter la moindre lumière sur les phénomènes qui m’importent, la littérature tourne le dos à ces badges de bel esprit mais quand même, dis-je à Elsa, quand même...) Pour un jour encore la lucidité qu’exige la tenue du Journal me sera refusée, j’écris sans relire, fire-and-forget. Le soir, les pieds blessés par la dalle chaude, je regarde la silhouette des herbes se découper sur le ciel de la Ville ; et ma fille me rejoint toute contente mais elle refusera de dire pourquoi. »