Une planète sans ennemi
Postulat : dans le roman que je suis en train d’écrire, mon narrateur a la possibilité de fonder une nouvelle société sur une lointaine exoplanète. Il peut mettre en place le modèle de société qu’il souhaite, inviter qui il veut à quitter la Terre pour s’installer au loin.
Il peut bâtir un monde ami, donc.
Mais, l’ennemi, c’est qui ?
Le politique ? Il en faut.
L’entrepreneur ? Il en faut.
Le libéralisme est-il un mauvais système ? Les gens qui font fortune en travaillant d’arrache-pied, en créant des emplois, de la richesse, de la croissance, sont-ils simplement des ennemis de la classe ouvrière ou les choses sont-elles plus complexes ?
Si demain le narrateur du roman que j’écris fonde sa nation idéale, que fera-t-il ? Il créera un état socialiste ? Il prendra les phalanstères de Fournier comme modèle ? Et ensuite ? Il attendra qu’un Mao, un Staline, un Castro confisquent le pouvoir sous prétexte d’instaurer la révolution prolétarienne en déportant les fortes têtes et les citoyens trop critiques ?
Ou bien : pas de pouvoir central, chacun s’approprie un lopin de terre et travaille quatorze heures par jour pour survivre en autarcie. Dans ce cas, qui réglera les conflits lorsqu’un homme déplacera immanquablement la barrière de son voisin ? Que donnerait ce retour à la vie agricole élémentaire ? Cette vie qui rompt le dos, oblige à travailler sans relâche, vide la tête à force d’épuisement, de luttes, de batailles contre le sol, le ciel, le climat, la chaleur, le gel ; cette vie qui ne laisse entrevoir d’autre repos que celui de la mort. La mythique vie proche de la nature, vie vulnérable et précaire où la moindre maladie engendre la défaite.
Naïvement, ce narrateur entreverrait que la réponse à ses questions tient dans la limitation. Limiter le capitalisme ou limiter le socialisme. Mais qui imposerait les limites ? Un chef ? Un roi ? Un tsar ? Un empereur ? Un pacha ? un président ? Un directeur ? Un général ? Et qui empêcherait ce leader d’envoyer la police éborgner les grévistes ? Qui interdira au directeur de se voter un salaire équivalent à mille siècles de travail d’un ouvrier ?
Le narrateur de mon roman passera des nuits et des nuits à chercher le sommeil. Il en viendra à vouloir inventer un autre modèle, radicalement neuf. Quelque chose qui n’aura jamais été tenté par aucune société humaine. Mais il manquerait d’imagination pour le concevoir.
Celles et ceux qui annoncent la venue d’une apocalypse tressent à nos avenirs un destin de chasseur-cueilleur. Si tout s’effondre un jour, les survivants n’auront plus qu’à renouer avec le mode de vie initial de l’humanité : chasser les animaux sauvages pour se nourrir, cueillir des boîtes de conserve non périmées dans les ruines des villes et des fruits et légumes dans les champs s’ils ne sont pas trop irradiés. Ce pourrait être une possibilité d’organisation sociale sur un nouveau monde : des groupes nomades sans cesse en mouvement, suivant la piste d’éventuels troupeaux d’animaux extraterrestres comestibles – végétariens s’abstenir, creusant les sols inconnus dans l’espoir d’y arracher des tubercules non toxiques. Une vie d’inquiétude, de traque, de prospection ; une vie où le groupe abandonne les faibles et les vieillards en bord du chemin.
Comme moi, ce narrateur serait incapable de tuer, éviscérer et peler un lapin. Ce savoir qui a animé les bras de sa grand-mère, il l’a perdu. Sa consommation de viande diminuée par conviction économique est marginale. Il ne fait pas le lien entre l’animal vivant et la barquette de chair rouge, rose ou blanche achetée au supermarché. Ce mode de vie, pas plus que les autres, ne lui parait souhaitable.
Dans le roman que je suis en train d’écrire, la possibilité d’aller s’installer sur une autre planète pourrait changer la donne en offrant de l’espace à une humanité qui s’entredéchire par manque de place. Mais quels critères adopter pour ne pas offrir un monde à l’ennemi ? Il est hors de question que les milliardaires qui laissent crever leurs prochains par cynisme puisse s’approprier d’autres planètes.
Alors ?
Qui ?
Qui serait digne de migrer vers les étoiles ?
Pas les riches qui n’ont rien fait.
Pas les fascistes.
Pas les extrémistes religieux.
Pas les brutes qui ne comprennent que la violence, l’agression ou la haine.
Qui ferait ce tri ? Et sur quels critères ?
Qui aurait ce pouvoir ?
Mon narrateur ?
Laisser les assassins, les violeurs, les pédophiles sur terre. Cela veut dire qu’un individu est entièrement réduit à un acte qu’il a perpétré, qu’il n’existe aucun rachat, qu’aucune erreur judiciaire n’aura été commise.
Ne surtout pas ouvrir le passage aux cons, aux obtus, aux électeurs de la droite ultralibérale qu’il exècre ?
Et les handicapés ? On laisse les tares au vieux monde ?
Le grand tri des populations a toujours été le rêve des tyrans.
Ou alors la méthode Noé : il embarque sa famille, ferme l’arche et se contrefout de voir se noyer le reste du monde. Cela revient exactement à reproduire ce qui se passe en ce moment.
Ou bien il ouvre les passages vers les mondes lointains et laisse les gens se débrouiller, au risque de voir les mêmes salopards éhontés faire d’exoplanètes habitables leurs petits paradis privés.
Prendre une décision, n’importe laquelle, le rangerait dans le rang des salauds.