Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 25
Extrait du Journal au lundi 21 juin :
« A dix heures du matin, l’esprit accablé de tâches inutiles, je tarde volontairement pour susciter d’en haut une réaction : une tribune, enfin, quelqu’un sur qui hurler mais l’administration est monstre sans visage, aucun vrai adversaire sinon les fumées de carrières indifférentes, d’ambitions Linkedin se rejoignant dans un nuage de foutre. On voudrait étreindre, déchirer, on est toujours déçu. Vu hier soir, au café d’en face, le film tiré du roman d’Ibrahim Aslan, Kit Kat du nom d’un quartier d’Imbéba mais le titre en arabe est plus beau : le Roi des Tristes. Dans le café tout le monde s’est tu, ils en savent par cœur les répliques. Le héros est aveugle comme souvent dans les histoires d’ici : la littérature, c’est bien refuser à l’immédiateté visible l’importance que lui confèrent les imbéciles et les irréfléchis. Ce qui serait un lieu commun des Lettres européennes me semble dans la langue du Message rompre audacieusement avec la doxa théologique : le monde, répondent ces éclairés aux yeux morts, est par nature irrévélé. La connaissance n’y descend pas d’un dieu chimérique, y monte, au contraire, avec les odeurs de courges pourries, de chiens tués, vers ces auvents où tout cela concentre en essaim de mouches noires. Et sans doute, cinquante ans avant, Taha Hussein en apprit-il plus long sur le mystère d’être en traversant à l’heure de pointe la rue devant Al Azhar qu’en écoutant les oulémas disserter de la Réelle Présence au pied de leur colonne (idée, aussi, sur les lunettes d’Oum Kalthoum mais ce serait trop dire déjà, à ce sacré-là nous devons d’abord le silence). Essayé d’écrire après cela mais la force manque : les épaules soudain bien petites, écrasées par le poids de la bibliothèque bourgeoise, ses cadres, la nécessité de ses personnages. Il me semble écrire comme un Paul Bourget – trop de lignes encore à briser dans la tête ou plutôt noyer tout cela, voir comment les silhouettes se couvrent de polypes, les peupliers bleuissent et les murènes pondent dans la tête de chevaux. »
Extrait du Journal au mardi 22 juin :
« Rencontré la journaliste, I. Avons beaucoup parlé, moi trop sans doute : de l’édition en général, des circuits de l’underground et, question nécessairement liée à la précédente, du défi que cette Ville jette à la langue nôtre. Elle écrit elle-même, cache mal combien tout cela la travaille, d’ailleurs elle va quitter sa banlieue d’expats pour le centre-ville. Important de rappeler que mon rôle, dans tout cela, n’est pas même celui d’un défricheur ; c’est une terre inconnue que je fais longer à la rame, j’en ramasse sur l’eau les étranges fleurs que la tempête lui arrache mais jamais, la peur sans doute, l’intuition du sacré ou bien peut-être un défaut soudain dans le désir, jamais je n’y poserai le pied (désespoir de céder à l’image facile de l’exploration quand celle qu’il faudrait, au contraire, c’est la compatibilité électrique, la conduction et la surchauffe aux points de résistance, les feux de Saint Elme et l’odeur de gaine fondue). Brève promenade dans le quartier, les palais osmanlis s’effondrant sur eux-mêmes, le frisson des fausses impasses derrière Sayeda Z. et l’ancien appartement de Boutros, son balcon donnant dans l’arbre, invisible. Ecouté Halawa, aussi : je me suis abonné à son Instagram, je le chambre gentiment mais il voulait, lui, me parler de l’incident d’hier et son regard s’aggrave peu à peu. Hier quoi ? Une Française, vers une heure du matin, s’avançant en pleurs dans le café : son roomate, un problème d’argent, le genre violent et puis il se trompe un peu souvent de chambre. C’est K. Pas un inconnu ici, on l’a signalé maintes fois aux étudiantes de l’IFE, il se dit danseur, parle en anglais de ses amours contrariées avec une Suissesse, émeut. Sa mauvaise pente l’a contraint d’une étrangère à l’autre à changer de quartier et à ouvrir une nouvelle page Facebook. Je me souviens, moi, d’un être passablement méprisable, un grand enfant pleurnicheur dont je m’étonnai, la première fois, qu’il fût incapable de vous soutenir le regard. Halawa en français : ’’C’est dégueulasse.’’ J’apprends, plus tard et par d’autres, qu’il se fatigue de devoir sans cesse le rosser. »
Extrait du Journal au mercredi 23 juin :
« Tombé hier à l’institut sur les photographies de Sophie Bassouls : une grosse centaine de plumitifs, de Jules Romains tout blanchi à Picouly enjambant le grillage. Il y a les pipe-imper, les pris sur le vif, celui avec son chien, les autres, pas les plus célèbres d’ailleurs, figés devant l’énorme bibliothèque qui s’apprête à oublier leur nom, et ceux-là sont inquiets déjà mais l’habitude, que voulez-vous. Je parcours tout cela avec une fascination qui n’est sans doute pas la part le plus noble de moi-même : pour l’immortalité dérangeante des images, leur grammaire qu’on sent sans trop pouvoir la formuler et, surtout, le très haut degré de présence du corps de l’écrivain, présence dérangeante aussi puisque la négation d’une œuvre au profit d’un visage, de même qu’en religion la statue tue le dieu, mais qui nierait que dans la distribution des ombres sur ces fronts-là on cherche une certaine densité. Elle m’a photographié moi-même, il y a trois ans, et pendant qu’elle réglait la lumière elle parlait d’Albert Cossery comme d’un familier, de Michon et de Gracq ce qui me fit retenir son nom à elle. Comment dire, sinon très simplement, que des têtes me déçoivent dans ce catalogue de gloires : Albert Cohen, par exemple. J’y croise aussi Guillaume le Touze à qui je dois d’avoir approché le mystère de la vraie littérature, tout enfant, dans son J’entends le silence des chaussures de Papa – j’avais écrit à son sujet dans Lire il y a quelques années, on me demandait quel auteur compte encore mais ils m’en ont coupé les deux tiers, aussi personne ne saura l’importance d’une telle lecture à 7 ans. Ce matin au bureau sans rien à faire de net, une réunion sur Zoom pour un jury littéraire mais il y a Khaled El Khamissi et, naturellement, je bredouille. Je lui envoie un mail, à chaud, pour préciser mes positions et, à demi-mot, combien j’ai admiré Taxi ce qui est extraordinairement maladroit mais la peur de l’être m’a déjà fait rater tant de belles choses. »
Extrait du Journal au jeudi 24 juin :
« Le match hier soir, agréable, le café bondé mais une chaise au bout où allonger les jambes ; Damien, Hani, L. et Asma qui me rejoint d’Héliopolis. Parlons peu mais de photographies, des formes de la Ville (les fixer ? les laisser perdre ?) et d’une intrigante contribution au concours de nouvelles : une femme nous adressant, méticuleux et soigneusement relu, un magistral digest de l’Éducation sentimentale. Elle modifie artistiquement l’importance relative des péripéties, donne un titre (Un Amour erroné) et soulève, surtout, l’énigme d’une pareille démarche ; je ne peux m’empêcher de soupçonner là une de ces expériences dont Borges avait l’intuition, un Pierre Ménard réécrivant Don Quichotte au mot près pour mettre à mal, il était temps, l’inutile fiction d’un auteur derrière son chef-d’œuvre. Peut-être aussi ne devait-on pas me rappeler autrement la maladresse d’un concours pareil, son sujet insensé, la forme du concours elle-même et le rendez-vous raté avec Gustave que le désarroi d’un échec littéraire jeta trop jeune dans l’Égypte énorme pour y ruminer les éléments de son incertain génie (il s’agit, sans autre contrainte que la longueur, de composer une nouvelle s’achevant sur le « comme une apparition » où ceux qui n’ont pas lu Flaubert s’amusent à le réduire Dieu sait pourquoi). Ou bien, dit D., une idiote ? J’ai écarté le texte de la sélection finale, pas que je regrette mais on versera cette preuve de plus à l’instruction de mon peu de goût pour les concepts en général : suis né en 1987, une génération que tout cela n’a plus séduite que pour le meublement, en Terminale, du grand III de nos compositions françaises. Rentré vers trois heures du matin, la tête pleine des photos qu’Asma ramène du Yemen, les corps bizarrement recomposés par l’explosion, la boule de khat crevant la joue des braves et, à l’autre extrémité du spectre, les tranquilles baigneuses d’Aden dans leur maillot de 1910 ; elle part montrer tout cela à New York, je ne sais pas quand et même si nous nous reverrons. »
Extrait du Journal au vendredi 25 juin :
« Hier soir au café pour avancer mes notes sur les chantiers de l’Ouest. Peu de monde et pourtant je trouve le moyen de mal m’asseoir : une chaise branlante trop proche des deux parties de domino, un type qui me fixe étrangement, le ventilo aussi qui tombe en plein et fume mes cigarettes à ma place. Je ne sais trop ce que je fais : pas le temps pour commencer quoi que ce soit de solide, trop d’expériences en cours et puis, bête à dire, je pars dans dix jours ; mais ces notes dans le carnet sont la seule réponse à faire à ce pays, ma seule posture légitime quand bien même, c’est évident, personne ne l’a comprise. Suis rentré tard, encore, un peu fâché contre moi-même, trop de café sans doute, intuition aussi de l’inaccompli irrattrapable. Le lendemain, déjeuner chez Iman avec les enfants ; son mari et moi parlons du saut que nous fîmes, à peu près au même âge, du grand regard millénariste d’Hesse à la prise plus directe de Thomas Mann sur son siècle mais comme souvent je m’étends trop, je passe à côté de cette rencontre, le regret m’en poursuivra. C’est un compound terminé dans l’enceinte de Sheikh Zaied, derrière l’École Américaine mais le gardien ne lit pas l’alphabet latin et j’ai mal caché ma surprise ; à la place de mon nom il a inscrit sur son registre : Un Monsieur Étranger. Des deux fils seul Souleyman est présent mais très sûr de lui, surprenant par sa vivacité d’esprit ; je décide que c’est à lui que reviendra ma petite guitare bleue : la lui apporterai la semaine prochaine, lui montrerai les rudiments. Il y a ce soir une fête à Doqqi, un départ, une fille sympa et pourtant je rechigne : j’entends de moins en moins bien, je parle toujours trop et, à la fin, qu’aurai-je apporté ? Ce sera au choix, Tolstoï ou mes lamentables errements dans le carnet noir, le gingembre chaud pour fumer moins et les questions goguenardes des garçons du Halawa. »
Extrait du Journal au samedi 26 juin :
« Nous avons eu un accident : le rond-point de Kit Kat, le taxi vise la petite rue, une moto qui force le passage mais à si petite vitesse ça calcule mal et pan. Nous finissons à pied dans le dédale du souq. Ma fille est fortement impressionnée, trois heures plus tard elle en parle encore, toute la peine du monde à lui sortir ce bruit-là de la tête. La Colonie suisse est déserte, je cherche des vieilles monnaies dans le sable et des pierres translucides pour le trésor des enfants ; Mme Jacqueline s’assoit avec nous, nourrit les chats à la saucisse de veau en parlant des voisins qui les lui tuent à la 22 long. Le taxi du retour est un simple d’esprit, il répète la même phrase sur le pont de Z., qu’il y a un dessus et un dessous et va surtout pas confondre (Elsa veut descendre mais ma vieille passion pour les dingues l’emporte, quand il se tait je le relance, "Il y a quoi déjà sous le pont ?"). Je rentre fatigué, les objets de l’appart comme déposés au hasard par de soudains rétablissements de la gravité et moi de moins en moins tolérant à ce drama des derniers moments, à l’urgence et au jaunissement prématuré des visages. On m’a parlé hier d’un roman sur la Ville, un agent britannique s’engloutissant dans Imbeba pour échapper à quoi ? on ne sait. Il invente des complots pour justifier son salaire et oublie peu à peu son nom. Pouvait-on me signifier plus clairement la menace à laquelle j’échappe ? Il faudrait dormir dix heures, mais je continue de jouer le soir au café, attentif à quelque grande révélation finale que j’emporterai, déformerai, exposerai si mal dans un livre qu’il ne me sera plus permis, jamais, de l’ouvrir en public."
Extrait du Journal au dimanche 27 juin :
« Hier soir au café – combien de fois encore commencer pareil ? Ce n’est pas que la Ville que j’abandonne car, pour ce qui est de leurs mécanismes fondamentaux, elles se valent toutes ; c’est une certaine façon d’y prendre place. La trop grande attention que j’accorde aux rapports de force régissant ces micro-espaces, le café, le taxi, le guichet d’une banque trahit assez net que je n’ai conçu mon droit d’être que comme quelque chose à arracher. De là, et Elsa elle-même après tant d’années n’oserait plus me contredire, l’espèce d’hostilité que sans avoir rien dit encore je sens sourdre autour de la table ; pas l’hostilité, non, mais nommer trop fort vaut mieux que la dévaluation des mots dans laquelle tout s’équivaut et s’annule. Aussi que je n’ai pas complètement renoncé à les comprendre, à être eux, à les diminuer de l’empreinte de mon corps ce qui, la plupart du temps, tourne à l’intrusion lamentable. J’ai la rencontre difficile, l’écoute difficile. Il faut, si par malheur on m’adresse la parole, remonter de si loin que rien n’en sort qu’un fantôme de voix. Quitter la Ville sera se retraire de l’interaction générale, se débarrasser du téléphone (celui-ci fut mon premier, acheté en 2017 je le déposerai sur un banc, place F.) et du besoin de plaire ou d’être haï qui me fait fixer bizarrement les fronts plats : quitter l’orbite des penseurs dont la gravité secrète me déplaçait peu à peu l’entraille. Hier soir au café, donc, jusqu’à une heure du matin ; j’écris sans rien à dire de sain, et comme s’ils savaient que je ne suis qu’une ombre les autres types, peu nombreux, parlent de moi à voix basse, vérifient s’ils sont seuls à me voir. Halawa s’arrête à peine : un groupe de jeunes filles attire plus loin son attention. Le Dr. Karim me salue, échange de politesses, assurance de considération mais ses partenaires de tric-trac lui font signe qu’ils l’attendent. Partons alors, et sans rien signaler, sans fête, sans les mêmes phrases sur les vies qui font la vie. Je veux opérer une spectaculaire réduction du monde, comme certains estomacs qu’on cercle d’un anneau pour vous diminuer l’appétit. »