Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 8
Extrait du Journal au lundi 22 février
« La faute, pour tout cela, à l’espèce de flottement qui fut, d’aussi loin que je me souvienne, mon seul mode de présence au monde ; flottement à qui je ne cherche pas d’autre nom par refus de lui donner une consistance, la moindre assise métaphysique ou intellectuelle – des années de haschich ont émoussé mon goût pour le domaine des idées. Il me semble, arrêtons là, qu’entre le monde et moi s’interposent des épaisseurs variables, des mètres d’eau sombre à travers laquelle rien ne paraît du volcanisme des profondeurs que des perliers de bulles. Le manque de sommeil ne fait qu’exacerber cette prédisposition à mal sentir les angles et les tranchants. Je me suis trempé la tête dans une bassine, j’ai vaguement rangé les choses du bureau, en vain ; je ne suis ni là ni ailleurs, au guichet de la banque je vois la jeune fille reculer, et les taxis ce matin semblèrent ralentir à contrecœur. Etat intermédiaire entre l’être et son inverse, entre les sois possibles mais inconciliables, où je m’étonne de me trouver si perméable aux souvenirs toujours les mêmes : ces villes souterraines en Espagne, le chemin vers le stade de Porchefontaine, ou même – est-ce si loin mais l’image m’en est comme gravée au laser dans le dur de l’oeil – les petites danseuses flamencas que Jean crayonnait sur les sous-bocks, avant. La tentation m’a pris d’aller voir sur Instagram ce que donnaient ces villes d’Espagne à hauteur d’homme : le camp de Beneficio reste intact dans sa pacotille népalaise, les caves de Grenade se sont remplies de chiens crevés et d’exemplaires de Demian humides, et les sottes qui suscitèrent à ce point mon désir va savoir ce que la tempête en a laissé. »
Extrait du Journal au mardi 22 février
« Ai reçu le dernier texte de Pierre L. C’est une page pdf qu’il envoie, chaque mardi, à quelques uns d’entre nous – un ’nous’ très vague, des gens d’horizons variés, il y a des noms que je ne connais pas. Avec Jean Sarica, Pierre est le dernier vivant de ceux qui m’apprirent, au lycée, à quel point le réel était immense : deux âmes supérieures, inimaginablement plus anciennes que la mienne, qui eurent la patience de s’abaisser. Nous avons passé les concours ensemble lui et moi, en frères. Les textes qu’il m’envoie ne sont pas des brûlots et, pourtant, il en est que ça arrangerait de les faire passer pour tels. Je retrouve, au contraire, sa douceur innée devant la bêtise, sa patience -encore- mais, surtout, et c’est ce qu’on ne pardonne plus, son courage : on se souvient de comment il fit payer cher sa sottise au proviseur de Fénelon ou, plus tard, pendant les grèves d’Ulm, de ses placards mallarméens sous les fenêtres de Canto Sperber. Pierre sait que ce qui importe est incertain, mal démontrable, que l’expérience de vivre est surtout une glissade ; une poignée de Tuc’s, un fond de café tiède le recréent pour deux jours, dormant paisiblement dans le coffre de sa Polo, il oppose à l’oppression générale sa liberté de sauteur dans le vide. Je bénis l’amitié qui lui fit pardonner ma mollesse souvent. La dernière fois que nous nous vîmes, c’était de ce côté-ci de la mer, en février, avant que l’étrange désastre eût si abruptement compartimenté le monde ; je ne crois pas qu’il aima la Ville, je sais qu’Alexandrie le déçut mais la langue d’ici, bien sûr, le Dieu-plus-grand empesant les fins de phrase, le temps suspendu comme annulé de ses bizarres noms verbaux, le tabou du Je veux et Je dois, il les reçut comme on tend le doigt sous la foudre : parce que le reste ne compte pas. Lire, dans la page de ce matin, la forme maturée de ses pensées d’alors me rappelle à quel point il sut toujours mieux que moi et si loin à l’avance tirer les conclusions qui s’imposent. Ne suis décidément qu’un gosse. »
Extrait du Journal au mercredi 24 février
« J’apprends sur la chaise du coiffeur la mort de Joseph P. - un post de Guillaume Sire que je dois relire trois fois tant la nouvelle m’abasourdit. Je me souviens d’une conversation chez Gallimard à son sujet ; pas au numéro 5 lui-même mais dans ce café trente mètres plus loin, rue de l’université, où ça peut parler en off : sortant de sa réserve, A. y cloua d’un mot nos pénibles efforts pour dire du mal de ce trop heureux pseudonyme. Je pris, en poste à Vitré, des notes sur l’abattoir de la SVA mais la langue me manquait, les épaules, tout ; huit ans plus tard le roman de Joseph P. trouva sa place chaude dans la bibliothèque des livres dont la possibilité m’était apparue sans les moyens d’y parvenir. On m’envoie, assez vite, le commentaire du dernier Goncourt au sujet de son compatriote mais c’est trop tard, je ne lis plus, mon visage me cherche dans la glace, la télé passe Arab Idol, ma fille ramasse sur le carrelage des cheveux blancs qui doivent être les miens. Banales pensées sur mourir avant l’âge de, sur l’œuvre unique, les injonctions contradictoires de laisser sa trace et de s’en foutre –soufflées, deux minutes plus tard, par la nouvelle de la fin de Ferlinghetti à 102 ans. C’était, pour ceux qui savent, le dernier sur la photo. J’attends sans trop savoir pourquoi dans le patio de l’institut français, le café trop mauvais pour le finir, je crois c’est mon souffle que je reprends. »
Extrait du Journal au jeudi 25 février
« Le rendez-vous, ce matin, au guichet de la préfecture ne me retient pas plus d’une heure : Mahmoud, dont je m’étais moqué, avait raison. Le spectre s’éloigne des marathons administratifs de l’ancien ministère de l’Immigration, dans ce palais que Brejnev offrit au peuple de la Ville, place Tahrir, comme un bloc de peur brute et qu’incompréhensiblement la foule de 2011 laissa intact : les commis de quinze ans rassemblant les chutes de papier dans les brasiers de la cour centrale, d’on-ne-sait-où des cris d’une violence vertigineuse et la fumée surtout, les escarbilles encore piquantes des Laisser-vivre aspirées par à-coups dans les coursives des demi-étages, affaire de déséquilibre des pressions et voilà que tout le monde s’allonge et mouille son mouchoir. Fini tout ça. Moustapha, qui m’attend à la sortie, ne porte pas de cicatrice visible. Il raconte : l’auto devant a pilé net aux Pyramides, 45 km/heure ça laisse peu de chance, il a eu le temps de voir sa vie défiler. Il ne dit rien des frais, je les imagine considérables. Nous allons déjeuner chez A., à Ma’adi mais c’est jeudi et le périphérique a congestionné. Je trouve qu’il a maigri. Le klaxon ne marche plus. Il reste des traces de sang sur l’autoradio et sous le frein à main, où l’éponge est gênée. »
Extrait du Journal au vendredi 26 février : « ’Cercles dans l’heure étrangée’ : le titre de ce Journal ne me satisfaisait qu’en partie. Nous n’en sommes plus au point de faire des cercles. Un ministère me parachuta jadis sur la Ville avec une provision de passe-droits, à peine eussé-je touché le sol que je commençai des courses frénétiques, des ruades sans but sinon de taper toujours le bord du cadre et puis, peu à peu, la course trouva sa forme : les mêmes phrases aux mêmes endroits, la même idée de tourner la tête au kilomètre tant, quand la lumière tombe exactement pareille sur les immeubles qu’on sait. Peut-être alors ce furent des cercles. L’historique du GPS prouvera qu’ils se réduisent assez vite, je touchai à l’espèce d’immobilité mentale qui est mienne quelques mois avant les trois coups de la décimation mondiale : le texte où je tâchais de fixer l’étrangeté de la Ville avait été accepté, texte étrange lui-même, un suicide d’éditeur ou le mien, dit Elsa, et je n’osai rien déplacer de plus dans l’espace intérieur que saccagent pareilles purges. Mes correspondances prirent fin sans relance d’une part comme de l’autre. Le confinement ne fit qu’entériner ce retrait de force, la distance que les choses elles-mêmes interjetaient maintenant sur mon émerveillement stérile ; de sorte que je ne suis pas capable d’en situer l’instauration officielle. Je voudrais, comme titre, quelque chose sur le reflet : le monde en image d’image, le monde flottant des estampes, le regard gris de la lady de Tennyson. Je changerai quand je saurai et rétroactivement, sans honte de. Petite confirmation du jour : la bonne m’a volé deux mille guinées, m’a pris pour un con de surcroît. Étonnant qu’elle n’ait pas pensé au moins à arracher la page dans le carnet de compte. L’affection insensée que ma fille a conçue pour cette bigote d’Imbeba me retient de laisser libre cours à la colère qui monte ; je ne la renverrai que mardi, le temps de trouver la bonne formule pour ça. »
Extrait du Journal au samedi 27 février
« La chaleur revient, évapore les restes de pluie partout de sorte qu’incompréhensiblement les chemises s’imprègnent d’une odeur de goudron frais. Le désagréable de cela n’est pas tant l’odeur elle-même que dans l’espèce d’énigme que cela me pose, devant la glace, au moment de nouer la cravate. La journée ne me laisse pas le loisir d’en acheter des neuves de sorte qu’au soir, l’âcreté du linge mal séché me sera passée sur la peau. Ces riens-là remplissent ma vie. J’ai adressé une candidature au poste de Vilnius, elle n’a pas été retenue : un échec. Boutros, que la tourmente de nos destins respectifs tenait éloigné de moi depuis deux semaines, m’a fait héler la nuit dernière du café d’en bas. Vilnius, il est surpris, nous en parlons. Je n’ai pas connu souvent l’échec ; je me souviens en particulier de l’Espagne, il y a quinze ans, où mes bras n’avaient convaincu personne : souvenir des ruelles d’Alcalá la Real à deux heures du matin, débarqué d’une oliveraie à perte de vue, les cinquante euros froissés mâlement dans ma main et la promesse, si on me revoyait, d’appeler aussitôt ma mère. Jean, plus épais que moi à l’abattement, parlait de traverser vers l’Argentine : cela aussi échoua. Je ne m’étends pas aux femmes, domaine rongé par le paradoxe, où l’échec est souvent plus heureux que le succès. Vilnius : il faudrait, j’imagine, faire appel de cette décision, leur parler d’homme à homme mais Elsa d’autorité me prend le téléphone. Je gâcherais tout, qu’elle dit. J’ai l’oral pas bien ferme, les correspondants doivent toujours me faire répéter ; de surcroît je n’ai pas parlé français depuis longtemps. Également, insiste-t-elle, mes désirs sont tellement contradictoires qu’au mieux ils me prendront pour un extravagant. »
Extrait du Journal au dimanche 28 février
« Repassé au bureau : c’est la première fois depuis longtemps. A peine commençais-je d’oublier voix et visages que la creuse nécessité de représenter la France en Egypte me les impose de nouveau. Nous disputons, avec J., de savoir s’il est vrai que le moinillon du Nom de la Rose a perdu son pucelage avec Valentina Vargas : légende, je défends, mais J. a fondé sa sexualité d’adolescent sur cette certitude et rien ne l’en fera démordre. L’écart énorme entre ce métier et l’idée que je m’en faisais ne cesse de m’étourdir, je me sens pareil à ces types qui croyant passer au jardin s’assomment contre la baie vitrée. La bonne, qui m’avait volé les deux mille, laisse plusieurs messages paniqués mais par lâcheté je ne rappelle pas ; toute mon énergie se perdra, entre midi et deux, à tenir à distance de moi les pensées mauvaises que cela réveille. A seize heures nous appelons mon père pour ses soixante et un ans : sourires pixellisés des frères, de ma sœur, je suis décidément le seul à empâter, pincement au cœur de si mal entendre désormais les graves. Le souvenir me poursuit, ensuite, d’un film où un prestidigitateur raconte ses débuts dans le domaine du cirque de puces : « Maman je vois les puces, je les vois ! » mais en réalité ce sont de minuscules manèges automatisés. Il me semble que le rôle est tenu par Sean Connery. Je ne suis pas certain qu’il soit prestidigitateur. Je n’y connais rien en film, la dernière fois qu’on m’a vu payer le cinéma c’était au quinquennat précédent. La peur, pourtant, de m’endormir avec cette sotte question me rend désagréable au dîner. »