Anton Beraber | Jimmy

Le 11-Septembre

Le Territoire apprit le 11-Septembre avec un peu moins de consternation qu’ailleurs. Pas qu’on s’y attendît, non ! Les prophètes du Territoire avaient depuis longtemps circonscrit leur champ d’expertise aux gelées d’avant l’heure et aux taux de la PAC, et ceux qui l’entrevirent ne prévinrent pas. Car le Territoire, lui, vit dans le temps long. L’histoire, ses vaines prestidigitations, on n’en fera jamais mention que par accident, en repérant les impacts sur les poutres pour préserver le fil les scies, en laissant hors labours leur cercle aux Pierres Debout, en retirant dans le crible des trieuses les pistoles à grand croix larges comme des palets. La conscience leur vient en naissant du cycle des grandeurs et des ruines, du ressac des conquérants, de l’exacte période des pestes ; que le monde ne fait que tirer sur sa corde. Des tours, à New York ? Ils se défient de ces faits uniques, irréversibles, auréolés de hasard, dont le compte-rendu pour rien dire se couvre aussitôt d’épluchures sur la table de l’éternité. Plus : c’est à peine s’ils y croivent. « Y a un camion, sinon, qui a versé dans le tournant de Luçay. » La fièvre désormais de l’info continue ne les touche que dans une mesure très sage : les régulateurs du Territoire ont prudemment limité BFM aux créneaux d’avant l’aube, les heures que le café siffle, pour chauffer les braquets avant d’aller braconner. On comprendra, par mesure de rétorsion, que sur BFM il ne soit jamais question d’eux.

Jimmy

Qui traça les limites du Territoire ? Longtemps personne ne se posa la question. C’est la découverte, tout récemment, de bauxite à Saint-Parcy-les-Pierres, la frontière passée de cent pas, qui fit chercher la faute à qui. Quand ? On ne sait pas. Le Territoire serait formidablement ancien. La Table de Peutinger n’en fait pas mention mais l’Itinerarium Lemovicinum, à peine postérieur, s’alarme, dans le triangle qui nous concerne, de la dégradation volontaire des routes. Le caprice d’un solitaire ? La Géographie de Hössner, qui collationne des sources du IXème siècle, signale au milieu de la forêt centrale une dévastation habitée ; c’est la torche d’un charbonnier qui aurait décidé de l’espace, son nom s’est perdu mais, de nos jours encore, la terre sent fort le feu. D’aucuns disent que la forme du Territoire en reproduit une autre qui est dans les étoiles. Ou bien la course du Grand Cerf. Ou bien les mariages arrangés. Il se murmure aussi, au contraire, que le Territoire n’a pas cent ans, un ancien maquis qu’à la fin de la guerre les partisans purent soustraire à l’autorité du Gouvernement Provisoire. Il suffisait de plier ingénieusement la carte, d’arranger le kilométrage, de se taire. Les vrais fondateurs, Dieu les choisit toujours silencieux. Allons plus loin : et si l’inventeur du Territoire était encore de ce monde, un qu’on ne croirait pas et qui, peut-être, l’ignorerait lui-même ? Les gamins, à qui cette rumeur-là tourmente le sang, accaparent Jimmy de sollicitations extravagantes, le Jimmy qui ramasse les pointes de silex, l’arpenteur de l’aube, bon connaisseur des cerfs et des étoiles, dont le mal qui l’empêche de parler ne peut être que signe d’élection.

Les anodontes

Je me demande si mon père, dans sa jeunesse, n’a pas connu le Territoire. Il n’en parle jamais mais ce n’est pas un bavard et s’il avait vécu quoi que ce soit d’exceptionnel, je ne crois pas qu’il se serait épanché. S’il m’arrive d’en faire mention, il se tait. Les objets que j’en ramène le laissent froids et ces notes-mêmes, il ne les a pas lues. Sur son front cependant passent des ombres qu’aucun obstacle n’explique et, comme les hommes dont j’ai parlé, sur ses mains fleurissent des callosités qui lui prolongent celles du cœur. Il n’a guère d’opinion sur le monde sinon que la patience paie et que nous ne sommes rien …“ les philosophes du Territoire professent-ils autre chose ? Les chemins qu’il apprécie dans la forêt derrière chez lui ressemblent à s’y méprendre à ceux que j’y connus et sa manie de relever à l’aube scrupuleusement l’hygromètre répond à l’habitude des paysans là-bas. Il y prit, également, l’orgueil des solitaires, il n’a jamais eu le téléphone et refuse de remplacer les amis que les virages mouillés, les putain de camions lui emportent peu à peu. Il aime le café bouillu, l’ail sauvage. Il peint mais que l’envers des choses, à l’eau des flaques, et ce sont villes qui n’existent pas, nuages impossibles, mers mortes de Mars ou de Mercure. Je sais qu’à dix-sept ans il entreprit un voyage sur lequel on ne le ferait pas volontiers s’étendre …“ il dit : La Yougoslavie mais j’ai mes raisons de penser qu’il nous ment. Il conserve, dans l’atelier, des anodontes séculaires qui ne peuvent venir d’ailleurs.

Le gouffre

Un imbécile me demandait pourquoi, depuis son départ, ses amis du Territoire ne lui donnaient plus de nouvelles. Une question pareille en dit long sur notre peur à nous de dire adieu. Les amis du Territoire ne connaissent pas ces effrois d’enfants devant le temps qui est un gouffre et la force qui autour de nous ne fait qu’agrandir l’espace : ils ont trouvé, eux, leur place dans l’expansion. Ils n’ont pas pris la peine de se souvenir de votre anniversaire ni du prénom de vos enfants : ils vous ont ajouté aux tables des hommes partis, et parlent de vous avec une gravité que vous ne soupçonneriez pas, une gêne aussi, comme d’un mort. N’est-ce pas qu’au moment de vous serrer la main déjà ils évitaient votre regard ? S’il arrive d’en croiser un, par accident, sur un trottoir de Tours les fois qu’ils ravitaillent, peut-être l’habitude de nos usages lui fera-t-il évoquer, par politesse, les beaux jours qui reviennent sur leur terre où vous fûtes, mais ne vous méprenez pas ! Votre retour les embarrasserait. Ce serait forcer la chose. Ils intervertiraient les panneaux sur les routes et, pour prolonger la confusion, se feraient appeler d’autres noms que le leur. Ils vous raconteraient ce qu’ils ont déjà raconté. Ce serait comme la première fois.

13 janvier 2024
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