Sismo·paragraphe [15 05]

J’aime les souvenirs. Je chantais tout le temps. J’avais besoin de chanter. Je m’étonnais des sons que je pouvais faire. À force de travail, et de volonté… La volonté, j’en ai. Scorpion ascendant scorpion, vous imaginez. On vivait dans une ville détruite. Ma mère était peintre. Chanter sur scène ? Ça n’était pas bien vu, àl’époque une femme devait rester sans profession. Je ne sais pas si on peut s’apaiser, ça dépend des personnes. Je n’ouvre jamais les fenêtres, même l’été. Des fois, on crie sur les enfants, je me demande si les petites ne deviennent pas un peu sourdes. On ne peut pas dormir, la prochaine étape c’est la maison de repos. Les gens tombent malades. Les gens dorment dans leur placard, dans leur salle de bain, ils deviennent fous. Comment faire avec l’obligation de vivre autrement ? C’est inhumain. On nous a offert des poules. On leur a donné nos noms d’avant. C’était un peu symbolique. On mettait le nom d’avant derrière nous. J’ai retrouvé des objets de ce temps-là, un vieux sécateur, des gants en cuir, et un cahier avec des plans de chantier. Pendant très très longtemps, pour les femmes, la terre était synonyme d’oppression. On ne voyait pas le politique dans l’idée de monter un mur. On était aussi très astrologie, tarots. C’était une façon de se connaître, même si peu rationnelle. On était anti-rationnel. La rationalité c’est l’invention de la ligne. Et la ligne c’est le fil de fer barbelé, c’est la route romaine qui coupe le paysage sans respecter... c’est la colonisation. On lisait aussi beaucoup de science-fiction. Quand je regarde le parcours que j’ai eu, je vois ça : je suis entrée dans la cage et je suis tombée. On a juste une petite lampe. À côté, l’autre ne voit rien, c’est nous qui sommes garants, nous qui surveillons le danger. Cette promiscuité qu’on a, àtravailler l’un àcôté de l’autre, elle se forge, on l’accepte, elle n’existe pas dans la vie courante. Là-bas, on voit le paratonnerre. Quand on avait besoin de moi, j’étais disponible. Un bonheur. Avec la fanfare, on suivait les cortèges. On avait cette fierté. Si on ne faisait pas bien le travail, on nous accusait de saboter le travail de nos parents, c’est comme une bombe qui ne s’arrête jamais. Aussi loin que remontent mes souvenirs, c’était pas facile, mais y’avait aussi l’amitié. Un homme a été tué. L’indignation monte, parce que la vie d’un homme c’est quelque chose. On est ensemble, on parle, on gesticule. Certains sont matraqués. On crie Prenez garde ! Les femmes sont arrivées avec des triques, des manches de pelle. Ça s’est terminé par plusieurs milliers d’emprisonnements. On s’est battu. L’huile sur le feu. Quelque chose nous parle. À nous, pour un regard, qui nous parle ? Qu’est-ce qui nous parle ? On est très surprises. Quelque chose cloche. C’est une voix. Une certaine façon de se présenter. Des connivences, des rires. J’ai l’impression de n’avoir jamais vu ça. Comme s’il y avait quelque chose de subversif. On ne sait pas ce qu’on fait. La norme est entrée àl’intérieur des corps. L’utopie, on n’imagine pas son principe de réalité. On parlait du point de vue de l’écart. De l’hybridation. Passer d’un rôle àun autre. Tenter l’anamorphose. Ce qu’on appelait autrefois la mascarade. Qu’est-ce qu’on doit faire pour s’y retrouver ? Ne pas en parler ? Je vois ça comme une confiscation. Le chÅ“ur de la culture, ça devrait être la destruction des mythes, non ?

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mode d’emploi d’un sismo·paragraphe

15 mai 2023
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