Marina Salzmann | EN CACANIE (3/3)
Bad Gastein est une célèbre station de montagne située à une centaine de kilomètres de Salzburg. J’ai une chambre au Kaiserhof, palais belle époque transformé de nos jours en hôtel, où l’empereur allemand et roi de Prusse Guillaume 1er, venait régulièrement prendre les eaux, comme on disait. Le souvenir de ce monarque est omniprésent. Son buste médaillé trône dans la salle à manger, sa physionomie peu amène sévèrement circonscrite par des favoris de légende. On le retrouve partout, au détour des rues, sur les petites places. Un ambitieux mémorial à son image décore naturellement la Kaiser Wilhelm Promenade, sentier forestier confortablement aménagé.
Au centre exact du bourg, s’écrase une cascade impressionnante. Eglises et palaces s’étagent en demi-cercle autour de ses remous magnifiques. L’ensemble est gâté par deux parkings, l’un bétonnant la montagne à la verticale sur une dizaine d’étages, l’autre couché, déployant des arcades vides sous une esplanade à l’abandon. La plupart des anciennes infrastructures hôtelières de la localité autrefois huppée sont aujourd’hui en faillite. Mais on ne remarque pas au premier coup d’œil que leurs façades majestueuses ne sont qu’un décor.
A Bad Gastein, il est vrai, on sauve les apparences. Même les plus avides des promoteurs sont ici capables de ce réflexe, c’est en quelque sorte patriotique.
Il suffit cependant de scruter les interstices entre les lourds rideaux empoussiérés des fenêtres assombries pour voir émerger les restes de mondes disparus : un chatoiement fugitif de mosaïques, un escalier monumental englouti par une pénombre glauque, des plantes mortes à la dérive dans une salle de séjour parmi quelques éléments de mobilier dépareillés. A y regarder de près, les hôtels fermés semblent avoir mis en scène, chacun à leur façon, leur naufrage, qu’ils se recroquevillent sur leur vide derrière une ultime couche neuve de peinture coquille d’œuf, ou qu’au contraire, ils exhibent sur de gigantesques panneaux cloués, les agrandissements photographiques de la même rue, du même parapet, de la même cascade au temps de la gloire. Les touristes, qui ne viennent souvent en visite que pour une journée, déambulent alors devant les stars d’autrefois, les cheiks grandeur nature, les cantatrices accompagnées de cinéastes américains, les hommes d’État en frac et les champions de concours hippiques. Ils ne prêtent pas attention au fait que les accès à l’esplanade sont barrés. C’est à leur insu que l’herbe y pousse, dans les crevasses du béton malade.
Quand les maisons sont vides depuis un certain temps, quand elles paraissent avoir presque oublié leurs occupants, elles acquièrent une essence singulière, une sorte d’existence autonome qui est presque une âme. À leur manière pétrifiée, elles survivent à ceux qui les prenaient pour de simples choses à leur service, révélant par là leur appartenance à une temporalité différente, plus étirée, qui les rend au fond supérieures aux humains. J’admire l’austérité des façades tuméfiées, la dignité anguleuse avec laquelle elles se drapent dans leur crépi qui s’émiette. La mélancolie des ruines est un sentiment dans lequel, comme beaucoup, je me complais. Maladie européenne : d’autres, ailleurs, dans leurs maisons légères, de paille ou d’argile prennent sans doute tout autrement la mesure d’eux-même et du temps qui passe.
7 août
Questions devant la cascade. D’où vient-il qu’il faut avoir quelque chose à dire pour écrire ? Les mots ne pourraient-ils s’écouler comme le fait l’eau vive, dès qu’on pose la plume ou le crayon sur les lignes bleu clair du carnet ? La pointe d’encre ou de graphite n’est-elle pas comme une veine ouverte par laquelle fusent les remous des a, des o, les rebonds des t t et des rrrr ? Si l’écume frisée des e, f, h comblaient la page de leur agitation graphique, la feraient-ils déborder ? Si les i pétillaient, les p et les q tiendraient-ils sur un pied ? Les f font-ils fontaine ou bouquets épars d’une seule fleur ?
La cascade serait un guide d’écriture. Le texte existerait comme elle existe. Naturelle et rude. Sans signification. Sans frontières. Simple scansion. Ça bruisserait au lieu de parler, ça ne dirait rien, comme la Salzach, la Vienne, la Spree.
9 août
Variété sans pareille des paysages de cette région. Hier, l’ancienne route de la gorge percée de tunnels prêts à s’effondrer à la moindre quinte de toux. Aujourd’hui, cette vallée changeante, que je parcours jusqu’à pratiquement buter contre le glacier qui la scelle.
Cependant, en dépit du cadre romantique dans lequel ils vivent, la plupart des habitants de Bad Gastein semblent mener une existence calme. Rien n’indique qu’ils poussent les passions à l’excès. Ils soupent tôt, font peu de bruit, s’attifent volontiers du dirndl ou de la culotte de peau de cerf, un peu parce que c’est bon pour les affaires, un peu parce que c’est leur tenue habituelle. Ils chérissent leurs géraniums et détestent la repousse du gazon. Ils râtissent les feuilles mortes à l’instant même où elles touchent terre. Ils boulonnent des aigles de bronze sur les promontoires des promenades en attendant avec une visible impatience l’ouverture de la chasse : on les voit s’affubler dès les premiers jours d’août d’un chapeau à plumes et démonter avec soin à partir du quinze leurs fusils pour les graisser.
10 août
Quelques euros et j’ai pu franchir un portail automatique et me retrouver sur un vaste plateau verdoyant entouré de parois rocheuses au long desquelles se fracassent des cascades sauvages par dizaines. D’autres touristes, disséminés sur les sentiers ou montés sur de petits tertres se tiennent comme moi, tout éblouis, dans l’atmosphère idéale. Ils prennent la pose avec une vache ou dégustent un morceau de tarte en plein air. Un ruisseau cabriole entre des galets blancs. Trilles et gazouillis dessinent une autre géographie, incertaine et mouvante, territoires d’oiseaux. Je vois tout cela et comme d’autres visiteurs sans doute, je me demande comment la violence hitlérienne a pu prendre racine ici, dans la beauté. La perfection de ces sites n’a pas empêché l’explosion d’une férocité qui pourrait renaître encore. L’aurait-elle même favorisée ? Ce paysage aimé des adeptes de l’ordre et de l’uniforme a-t-il été carrément un déclencheur ?
11 août
Fin de séjour. Tous les signes l’attestent : la température est passée de trente-cinq à quinze degrés, j’ai enfilé un pull et allumé le chauffage. Dans la théière infuse le dernier sachet d’Earl Grey. Le radiateur reste froid.
Personne dans la piscine d’eau thermale bourrée de radon, un gaz radioactif censé guérir toutes sortes de maux. Par la grande baie vitrée je vois les nuages bas s’accrocher aux branches des sapins. Ils déroulent de longues écharpes statiques jusqu’au bout de la vallée, passent devant le farouche regard de bronze du Steinadler, König der Lüften qu’un sculpteur a représenté sur le point de prendre son envol.
Avant de fermer la valise, j’y range le maillot humide de mon dernier bain dans l’eau anti-rhumatismale qui a une drôle d’odeur. Puis je me dirige à pied vers la gare, renonçant à une dernière opportunité de déguster un gâteau médiocre accompagné d’un café trop dilué au bar Sissi. De nouveaux arrivants descendent d’un autobus. Ils déambulent aux abords des parkings et contemplent les posters en noir et blanc.