Dominique Quélen | Loque

L’idée est que tu utilises tout le ballon d’eau chaude. Tu viens, tu gagnes, tu perds dans les mêmes proportions, tu repars. Opération blanche. À hauteur de quatre-vingts quatre-vingt-dix. On te masse on te bichonne on t’alimente et te soulage on te prodigue un éventail complet de soins corporels et psychologiques on attend de toi un retour. Tu recommences en variant les figures si nécessaire. À force on a le poumon tout racorni. On rassemble les fonctions du corps de manière à obtenir un tas qu’on égalise comme on peut. On cherche moins la perfection que l’absence de traces. Un ramollissement des organes et de la peau. Les parties suspectes sont marquées au feutre et à la craie celles à conserver, toujours placées au centre. En bleu ce qu’on jette, gris ce qu’on recycle sous une forme dégradée, rouge sous l’aspect d’origine, orange à gauche, rose à droite, vert à usage animal, beige les intérieurs sans qualité ni intérêt, brun ceux qu’il convient d’éviter et même, roux, de ne toucher en aucun cas, mauve ceux non transportables tels quels ou qui commencent à moisir ou quand il y a risque de dilatation ou de ballonnement ou si ce risque est presque nul mais qu’on a connu des cas dans lesquels etc., jaune ce qui donne droit à un point-poésie, noir deux points, blanc trois, violet cinq, lie-de-vin ce qu’on peut recycler deux fois, lilas ce qui échappe à la symétrie et marron ce dont c’est la couleur naturelle. Voilà le concept. Le noyau. Les grandes lignes. C’est le beau système en trois points bien verrouillé, mouliné, pilé au mortier, peaufiné dans les détails et plein comme une outre. On peut y laisser débouler tout ce qu’on veut en fait de corps et d’objets. Ça ne bouge pas. C’est gravé dans le marbre. Il y a des poches d’eau, des gens de tous âges à moitié nus, des jeunesses au pied léger venues des temps anciens, le bras, la hanche, une autre conception du monde. Éclats d’or, velours amorti dans la pourpre, ces choses. Ruines fumantes. Le paysage romain tel que tu l’aperçois à main gauche, après la voie ferrée, sur l’autre rive. À cet endroit le fleuve rétrécit comme on rapproche et serre les lèvres d’une plaie. La petite bourse que ça représente avec le renflement du trop-perçu tu t’es bien gardé de le dire. Les bords de la plaie ci-dessus, en suivant la suture aux agrafes, dessinent un minuscule sas de sécurité dans lequel tu peux déposer deux doses : une pour l’évacuation des fluides et une autre en cas de poignet déboîté dans la torsion tendons déchirés pouce et index entravés par une double couche de peau le sang perdu non recueilli dans l’écuelle ou bien celle-ci s’est renversée le mélange glaireux s’est répandu on ne peut plus rien sauver courbe-toi et lèche que je te dis lèche passe la langue entre les gravats filtre avec les dents récupère le maximum tu sais à quel point c’est important pour nous tu le sais dis tu le sais. Poverino, c’est par amour que je te demande ça, par compassion. Vois comme je peux me rétracter, fais-le ne le fais pas fais-le. Mouvement brownien de la pensée. Ça t’embrouille ? C’est comme un jeu d’osselets en cuivre ou laiton qu’on a bien en main et qu’en desserrant le poing on fait rouler et s’entrechoquer. À suivre, démolition et arrachement de la gueule. Exercices de métallurgie. Le deux-en-un pantalon-slip radical grâce à sa doublure modèle déposé selon le principe du molleton entre la nappe et la table. Un petit signe de la main, toutes les compétences réunies dans ce geste. Amour caché dans le feuillage abondant du paulownia, dans les auréoles. On a ceci : de gr. bâches en pl. sous lesq. des clameurs s’ét., des écl. de vx, des lum. sporad., des sous-cat. de bl. et de gr. On a ceci : la nature et le déroulement des faits. On a ceci : un petit couteau. On a ceci : un linge imputrescible où il y a des cloques marquées de croix et des crachats numérotés de un à neuf. On a ceci : des pierres empilées sur le dos les doigts repliés à la main gauche écartés à la main droite indiquant le niveau de douleur en degrés et dixièmes de degrés, zéro la joie parfaite et huit la submersion par la douleur. Et on a ceci : un porc atteignant son terme au moment de toucher dans la plainte au sublime, un porc destiné à la consommation. Mettons résolument pied devant pied derrière, brisure bleu sur bleu, dans l’axe. Un bref rappel de la section de l’os, franche, clivée comme une roche noire et qui tire de là sa beauté. Client tu es, client tu restes. C’est un état. Vous êtes tous les mêmes ! Un cageot de fruits gaulés à la main marqué denrées périssables. On dirait tendres, fondantes, juteuses car ces mots sont aussi dans la langue. Et poulet flasque et froid dans la gelée va petit poulet va petite anguille de mer petite éponge va va va porc sublime trembloter va trembloter va dans la feuille t’enrouler la feuille limpide va dans l’ambre dans la gelée d’algues va trembloter sur le blanc carrelage hyper clean va toujours la chambre froide elle attendra dans le travail ton cri sublime chant divin de la viande et ventre encore plein de fruits bonbons boudin gaulés vidés tout à la main le gant latex entre les cloisons le réseau des veines à boudin dans la nuit du ventre et de vaines volontés au milieu mol intestin mol édredon molle et tremblante nudité chant de la viande qui voit venir le terme le voilà. Des boules de matières à lester. Je vends. Par quatre et par deux. La paire se porte au côté mais on doit dire le flanc. L’usage a disparu. La terre meuble a été retournée vingt fois depuis, tu penses bien. Esprit fin, vif, agile. Regarde, petit, leur élasticité devient mollesse et abandon quand elles sont réchauffées dans la paume avec le lacet. Tu dois faire coïncider les deux bouts en une conjonction parfaite, alors seulement tu peux nouer. Tu prends ceci (c’est un gland d’or, tassé comme une boule de neige autour d’un caillou, façon enfance) entre le pouce et l’index. Tu fais glisser jusqu’au centre et tu fignoles en laissant pendouiller. Soudain (car vous avez caché que vous étiez plusieurs) tu te détaches des autres et tu démarres. Tu enlèves ton pull. Tu enfiles une liquette. Tu la quittes. Réessayage du pull. La liquette. Tu retires les deux. Un tricot maintenant. Les bretelles sur les omoplates. Tu fais craquer les articulations. Tu te suspends aux agrès. Ce n’est pas ça. Compteur à zéro. C’est reparti. Fais craquer tes articulations. Claquer la langue contre le palais. Tu pinces ton nez. Tu le tords. Tu recommences l’histoire des craquements. C’est la routine. Renifle. Mastique. Recrache. Laisse pendre tes bras le long de ton corps. Laisse tes bras pendre sans force contre tes flancs. Ne mastique pas cette fois. Renifle. Recrache. Avec le poing droit un violent coup au plexus. Respire comme ceci : souffler, ahaner, souffler, ahaner, etc. Grattage des croûtes. Les bras toujours bien parallèles. Frottement des paumes. En cadence. Un souffle, un ahan, un souffle. Un petit mouvement des bras. Encore les croûtes. La bouche tordue dans un sens. Tu dégages des odeurs de diarrhées. Entraîne-toi à les retenir et à les lâcher. Le maillot sans bouger les bras. Toujours le souffle en cadence. Le nez très précieux pour les odeurs que tu as lâchées. La bouche tordue dans l’autre sens. Tu la ramènes en douceur vers le bas du visage en claquant la langue contre le palais. Le nez pincé. Les craquements. Renifler, mastiquer, etc. Tu poses là une sonde ici un drain par où ça s’écoule. Une série de ponctions. Un cœur viril montre son mécanisme. Il était temps. Tu peux délacer les filets nerveux. Le bonhomme noir intervient. Même chose à deux. Résumé de ce qui précède en une suite impeccable : élan, plongeon, chute, abdos, douleur simulée, rétablissement, réception sur les mains. Echange des shorts et des maillots. L’un craque et sue de toutes parts pendant que l’autre se tord, souffle et renifle. En cessant de respirer une fois sur deux. Par déduction, on obtient l’image idéale du corps.




On écoute Dominique Quélen lire Loque lors de la nuit remue, le 23 juin 2007.

Une des premières plaquettes de Dominique Quélen est intitulée de peu (Les éditions de Garenne, 1990). Il a publié aussi Bas morceaux (éd. Motus, 1992) et Vies brèves (éd. Rafael de Surtis, 1999).
Les éditions Apogée publient une trilogie faite de riens : Petites formes (2003), Sports (2005). Le dernier volume de cette trilogie, Comme quoi est paraît en février 2009 à La Rivière échappée.
On salue la double parution prochaine, chez Wigwam et chez publie.net, de Le temps est un grand maigre.
LG

4 avril 2007
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