Stéphane Lambion | Shift + Cœur (2/2)

Lors de mon dernier passage à Paris, mon amie J. m’a conseillé d’écouter une émission pour laquelle elle a travaillé et dont le sujet l’a fascinée. Trois semaines plus tard, en transit entre Aix et Marseille dans lecar (marque déposée : l’inventivité se brevète), je mets mes écouteurs et lance le podcast.

Il s’agit d’un reportage sur une pratique proche de l’autohypnose où le sujet plonge dans un monde imaginé au moyen d’un scénario préalablement écrit. Cette activité se nomme shifting et est de plus en plus populaire chez les adolescents. Si un certain nombre d’entre eux choisissent des univers romanesques préexistants (Harry Potter au premier chef), j’ai été frappé de voir que le premier exemple donné par les shifteuses dans l’émission est celui d’un monde en état de pandémie permanente où elles bénéficieraient d’une immunité totale ainsi que d’une haute tolérance à la douleur, le tout couronné par de « grandes aptitudes au combat » (je cite) et une impossibilité que leurs proches soient gravement atteints. Bref, c’est le fantasme de la santé – la santé totale, éternelle, celle à laquelle on peut encore croire, à quinze ans à peine, et dont on ne peut même plus rêver une fois qu’on a entrevu son contraire (sa possible réduction à zéro, c’est-à-dire la mort).

Je me suis souvenu que dans les semaines qui avaient suivi mon hospitalisation, j’avais fait à plusieurs reprises des sortes de rêves éveillés où l’accident ne s’était pas produit – cela correspondait sans doute à une période où tout ce qui venait de m’arriver me semblait encore si inconcevable qu’il m’était possible de me faire croire à moi-même que rien ne s’était produit.

Aujourd’hui, pour arriver au même résultat, il me faut la béquille de l’écriture puisque c’est désormais l’irréalité de mon accident qui est inconcevable, si bien que – comme dans le shifting – je dois m’appuyer sur la fiction pour m’en convaincre : ce n’est qu’ainsi que je peux entrevoir à nouveau la personne que j’étais avant l’accident – et en faisant cela, je ne peux m’empêcher de me demander : si tant est qu’une mise en abyme soit possible, jusqu’où peut-on imbriquer les niveaux de fiction ?

Moi qui – si ce n’est par l’intermédiaire de mes deux meilleurs amis d’enfance qui la pratiquent aujourd’hui – n’ai jamais eu de lien direct avec l’hypnose, je me demande s’il est envisageable de shifter au sein du shifting : reviendrais-je au moi actuel, à la situation présente, si j’essayais d’imaginer mon accident comme une sous-fiction au sein de la fiction principale (cette dernière n’en étant plus vraiment une, puisque par l’autohypnose je me serais persuadé de sa vérité) ?

Sans doute serait-ce là une mise à distance des plus efficaces, puisque cela reviendrait à imaginer que rien ne s’est passé (shifting principal) et, plus encore, qu’il est tellement inimaginable que quelque chose se soit passé qu’il faut en passer par un sous-shifting pour le concevoir. Autrement dit : je retourne complètement la situation.

Mais alors, une nouvelle question me vient à l’esprit : que se passerait-il si, dans cette sous-fiction, l’accident m’était fatal ? Cela marquerait-il la fin du sous-shifting, avec un retour au niveau de réalité précédent (celui du shifting général, où il n’y a pas eu d’accident) ou bien serait-ce le début d’une immersion dans une réalité dont je serais absent (puisque mort) tout en la voyant ?

(J’imagine mon père qui, vers onze heures, amusé que je paresse aussi longtemps sous la tente ensoleillée, me fait une plaisanterie pour me réveiller : aucune réaction, il recommence, toujours pas de réaction alors il décide d’ouvrir la tente et m’y trouve, machine arrêtée, Shift+Cœur, trop tard, ça ne redémarrera pas.)

28 novembre 2021
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