Sutra de l’Ours Smokey
« Nous soignerons le pays / Depuis les montagnes jusqu’à la mer », Gary Snyder
Snyder est l’une des grandes voix de la "Beat Generation". Jack Kerouac, qui l’a longuement côtoyé, en a fait le personnage central de The Darms Bums (Les Clochards célestes) en 1963, sous le nom de Japhy Ryder.
« Japhy Ryder était un garçon de l’Oregon oriental, élevé dans une cabane perdue au fond des bois, avec son père, sa mère et sa sœur ; il avait toujours vécu en forestier, la hache sur l’épaule, en terrien profondément intéressé par les animaux et les traditions indiennes »
Soixante ans plus tard, ce portrait est toujours d’actualité. Il s’est bien sûr affermi et consolidé. Snyder (né en 1930) a très vite choisi sa voie et s’y est tenu. Il fut tour à tour garde-forestier, bûcheron, guetteur d’incendies, marin, moine zen... Il a séjourné au Japon, en Chine, en Inde, au Ladakh, au Népal, y a étudié, médité, rencontré des poètes, des maîtres zen, longé des rivières, gravi des montagnes. Il a essentiellement vécu dehors et a mis en pratique ses conceptions en menant une vie militante, celle d’un anarchiste non violent, partisan d’une écologie profonde, œuvrant à la réhabitation régionale de territoires que chaque être humain (en son passage éphémère) doit partager et préserver. Cet engagement se retrouve évidemment dans son œuvre poétique où se répercute, en notations brèves et en un flux saccadé, ce qu’il voit, vit, sent et laisse entrer en lui.
« sauterelles sous des bouses
de vache séchées un faisan doré s’envole
grande fleur blanche de cornouiller
nous avons tenté de fumer de l’écorce de cèdre râpée
bulles de sève dans l’écorce
arracher des fougères pour en faire des lances »
Le Sutra de l’Ours Smokey « un bel ours brun couleur fumée, dressé sur ses pattes arrière, montrant son excitation et son éveil », fut distribué lors d’une rencontre qui eut lieu en 1969 à La sierra club de San Francisco (organisation écologiste fondée par l’écrivain John Muir en 1892). L’Ours Smokey, personnage légendaire, est la mascotte des forestiers américains. Représenté avec son chapeau de ranger, son blue-jean et sa pelle, il symbolise la lutte contre les incendies et est attendu là où ceux-ci menacent.
« Il protégera ceux qui aiment les bois et les rivières,
les Dieux et les animaux, les vagabonds et les fous, les prisonniers
et les malades, les musiciens, les femmes joueuses
et les enfants plein d’espoir »
Partout où il ira, portant dans sa patte droite « la Pelle qui creuse jusqu’à la vérité derrière les apparences » et dans sa patte gauche « le Mudra de la Camaraderie », partout, « piétinant les autoroutes superflues et les banlieues inutiles ; détruisant les vers du capitalisme et du totalitarisme, L’OURS SMOKEY apparaîtra sans faute pour mettre l’ennemi en déroute / avec sa pelle-vajra ».
Il ne vient pas seul. Bien d’autres présences attachantes et pépites, fragments instantanés, traductions de poèmes T’ang, évocation de Robert Duncan, notes prises lors d’un séjour au Botswana ou d’une virée au bord du fleuve Zambèze et divers poèmes écrits çà et là, entre 1950 et 2020, sont à découvrir dans cet ensemble qui emprunte de revivifiants chemins de traverse et où l’engagement total de Gary Snyder s’exprime avec énergie, force et spontanéité.
« au service
de la nature sauvage
de la vie
de la mort
des seins de la Mère ! »
Gary Snyder : Sutra de l’Ours Smokey, traduit de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent, Le Réalgar, collection Amériques.
Précédemment paru, du même auteur, dans la même collection (et même traducteur) : L’arrière-Pays (Le Réalgar, 2022)