Suzanne Doppelt | Meta donna
Meta donna, de Suzanne Doppelt, une variation sur la tarentelle.
Depuis une vingtaine d’années, Suzanne Doppelt tisse une toile d’artiste en mêlant deux fils : la photographie et la prose poétique. Elle a commencé par exposer des photos noir et blanc de créatures minuscules – insectes, poissons-microbes, bactéries merveilleuses – et d’objets sortis de leur contexte : fétiches, ex-voto, totems. Peu à peu, elle y a ajouté des textes à la voix inédite, des ritournelles sourdes et légèrement timbrées. Son dernier livre, intitulé Meta donna, révèle la dimension ethnographique, très précisément documentée, de ce travail esthétique.
En étudiant les mythologies de l’extrême Sud de l’Italie, elle a découvert un documentaire consacré à la tarentelle (visible sur YouTube) : dix-huit minutes tournées en 1961 par un réalisateur nommé Gianfranco Mingozzi qui avait lu les travaux de l’ethnologue Ernesto de Martino. Dix-huit minutes stupéfiantes de beauté rugueuse sur ce rite pratiqué dans le Salento, une danse convulsive et archaïque, destinée à accomplir la morsure de l’araignée nommée tarentule et conjurer la folie.
Dans Meta donna, Suzanne Doppelt prend le relais du film avec ses mots, et la voilà qui dévide une longue prose sans ponctuation ou presque, sans majuscules ou presque, et sans numéros de page. Son ouvrage est pourtant très composé et très rythmé : ce sont des « suites somatiques », expression musicale qu’elle-même utilise pour définir la tarentelle. À gauche, un texte en italiques dit la chaleur, la verticalité crue du soleil de midi, les couleurs écrasées, la blancheur de l’ennui et d’un temps arrêté. À droite l’écrivaine se laisse aller à un commentaire-rêverie où se mêlent des données factuelles (le 29 juin, date de la danse rituelle, revient), des bribes tombées du ciel, des références aux artistes qui peuplent son monde : Victor Hugo et Booz « de fatigue accablé », Maldoror et sa « femelle requin ». Enfin, le texte est ponctué d’images en noir et blanc abstraites, de figures géométriques et de figurines puisées dans les réserves du musée Doppelt.
Il en résulte une prose entêtante, une douce folie, une tonalité mélancolique mais pleine de clins d’œil et de pitreries verbales. Suzanne Doppelt affectionne les chausse-trappe de la langue française et en joue. Est-ce parce qu’elle est fille de parents dont le français n’était pas la langue maternelle, d’un homme et d’une femme venus d’une Pologne meurtrie à la fin de la Deuxième Guerre mondiale ? Elle évoque ainsi les pieds martelés par la danseuse tout en déclinant les usages divers et variés des pieds : « chacun les a selon son style, le marin de très sûrs, Mercure des ailés, Berthe de très grands, les vers de plusieurs sortes ».
Né d’un film documentaire, Meta donna se développe en jonglant sur les sons et les sens, sans jamais perdre de vue la terre où mord la tarentule : une Italie pauvre, abandonnée des dieux, oscillant entre les rites païens et les fêtes de saints. En 1935, Carlo Levi rappelait que le Christ s’était arrêté à la lisière de ce Sud extrême. En 1961, Gianfranco Mignozzi filmait les coutumes de ce Sud avec la distance que suppose le regard de l’ethnologue. En 2020, sous-entend Suzanne Doppelt, que reste-t-il de ce monde ?
Son Meta donna capte les dernières lueurs de coutumes qui n’en finissent pas de disparaître, si elles ne sont déjà mortes et répertoriées dans nos filmothèques et nos bibliothèques. L’araignée de la modernité a mordu il y a longtemps déjà.
Cécile Dutheil de la Rochère
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Suzanne Doppelt, Meta donna (P.O.L, décembre 2020)