Tiffany le Dévoré | Tempête

La femme le visage lisse nappe sa peau d’un lait blanc.
La bruine descend lèche les rues le goudron s’assombrit.
J’ai les yeux ouverts.
Les yeux cristallins un sourire sur ses lèvres roses absence de traits les mouvements lents de ses mains sur son visage l’effleurent ne touchent à peine.
La tempête Aurore s’abat siffle entre les murs.
Les arbres secouent la tête. Concert de rock, hardcore, ma jeunesse.
La délicatesse du geste.
Une douleur dans le dos remonte dans la colonne vertébrale, un nerf pris entre deux vertèbres, tassé en cube le corps est un cube. Un cube affalé loin d’être déterminé sur le canapé tissu plissé enfoncé à la place du fessier.
Une musique douce, une voix de femme, une bouche de femme, un nez de femme, des yeux de femme, des cheveux de femme, des mains de femme, une peau de femme, un corps de femme, s’adressent aux femmes.
J’ai les yeux ouverts ne regarde pas n’écoute pas.
La belle voiture toute brillante toute pimpante peinture impeccable roule vite sur une route de montagne, dérapage contrôlé, soleil couchant, virage sensationnel.
Le vent cingle les vitres tremblent les murs grondent un râle sourd la gorge raclée de mon père.
Une année sur deux.
Katrina, Nina, Ana, Kenna, Fiona, Tanya, Ida, Eva, Elsa, Lisa, Emily, Leslie, Sandy, Mindy, Debby, les tempêtes ont souvent des noms de fille. Les prénoms de fille finissent souvent en a, en i ou en comportent la sonorité à l’intérieur. Parfois le a est un o avec le u, c’est Laure et Aurore qui le disent. Pénélope, Hortense, Léonore n’ont pas de a ni de i. Les exceptions existent. Ça ne veut sans doute rien dire. Qu’est-ce qu’un prénom de fille ?
L’homme dans la voiture les sourcils bruns froncés sourire en coin se mord les lèvres caresse le volant violent cheveux sauvages voix grave suave sexy dans sa berline bling-bling.
On est tous les trois silencieux sur le canapé.
Elle fume une clope. La pièce sent la fumée de cigarette sur les murs jaunis s’accroche aux narines, aux vêtements, aux cheveux, aux poumons. Ça pue. Il secoue la main devant son visage dissipe la fumée râle un coup.
Je hume. J’aime bien.
Une vraie bête.
Demain, il repeindra les murs.
Pourquoi Alexandre devient féminin avec un a. Alexandra. a traîne, e est bref, rapide, coup de poing, a se lamente, attend, se tend, a est lent sur la langue.
La pluie frappe le sol. Les gouttes plongent à toute vitesse s’écrasent dégoulinent se réunissent en flaque déversent leur force d’attraction. La terre n’a pas le temps de boire.
Un point rouge dans la gorge grossit rétrécit grossit rétrécit le visage de la femme grimace, elle se tient la gorge avec les mains.
Il souffle : quel temps de merde. Elle souffle : quel temps de merde.
La fumée au plafond stagne remonte les escaliers.
Un i est une petite lettre qui fait un petit bruit, discret, filiforme, se faufile tout aigu, parfois strident, une petite pointe tranchante. Si un garçon comporte un i il est suivi d’un son grave, c’est Christophe qui le dit. Un son grave demande de l’air, de gonfler les poumons, épaules en arrière, expulser = un Christ étoffé.
Ma chambre sent la cigarette. La porte est fermée.
La femme sort des sons en a de sa gorge, des gros a, des a graves. Sa bouche grande ouverte fait la moitié de son visage. Les a sortent difficilement, faiblissent à force de a répétitifs. Elle semble agacée. Elle fait non de la tête. La femme ne parle pas et fait seulement a.
Elle éteint sa clope. Elle fume vite, ne la finit pas. Elle tousse. Le cendrier poussoir inoxydable inscription « demain j’arrête » fait un bruit de ferraille. Il grince remonte et finit par un clac – fermé. Il est rouillé dessus et à l’intérieur. Il est resté dehors et il y a Aurore en ce moment elle mouille tout et ça rouille. On ne voit pas le nombre de mégots. Elle le vide toutes les semaines. Ça sent toujours mauvais.
Une voix d’homme commente sensuelle elle a mal. Un remède miracle enlève le point rouge dans la gorge il devient vert sort étincelant, il parle vite elle sourit.
J’aimerais pouvoir fermer les yeux mais la paupière gauche tressaute, manque de magnésium, elle me répète : prends du magnésium, tu dois manquer de magnésium, une cure d’un mois pour remonter ton taux de magnésium, c’est toujours bon de faire une cure de magnésium même si tu ne manques pas de magnésium, ça requinque, regarde j’ai fait une cure de magnésium et ça va mieux, je suis fatiguée mais ça va mieux, regarde j’ai l’air mieux.
Dans homme il y a o, dans femme il a a, dans fille il y a i, dans garçon a + o. Il possède une lettre en plus, deux sonorités fortes, elles s’appuient, enjambent le ç.
Ç prend de la place. Fille se contient. Fille c’est mignon, comme une quille elle vrille vite. Garçon façonne à sa façon avec attention son harpon. Dans femme le e se transforme en a. Même nombre de lettres. Dans femme il y a fille, dans homme il y a Hommes.
Le ciel est noir les nuages courent les contours se définissent à peine le vent Nord-Ouest pivote des flèches strient.
J’aimerais pouvoir fermer les oreilles, le nez, les pores de ma peau, rentrer dans mon corps et fermer tout dedans, les vannes, les valves, tout.
Une femme une éponge dans la main sépare une surface sale en deux par une bande de surface propre en un coup sec sans appuyer le bras fléchi les ongles parfaits elle sourit est heureuse.
La maison est blanche, les murs sont blancs, le carrelage est blanc, les placards sont blancs, le plan de travail est blanc, les chaises sont blanches, la table est blanche, ses dents sont blanches, le chien est blanc. Elle ne semble pas heureuse.
Fille est court, comme le i, il file. Garçon s’installe, il prend de la place, il s’écarte dans la voix, il pousse la mâchoire la contraint à l’ouvrir grand. Garçon prépare la bouche à accueillir homme. Fille remue à peine les lèvres, fille est une petite fente qui sourit, fille fait hihi.
Ils ne se regardent pas. Peut-être se regardaient-ils avant. Il a les pieds sur la table basse jambes tendues croisées la main sur son cœur suspendue à son t-shirt, la tête est légèrement penchée, il serre les dents.
Le canapé est un angle. Je suis assise sur la partie la plus éloignée, celle qui n’a pas de dossier, le coude sur l’assise, le dos en angle aussi, la tête dans la main, la joue pliée sur l’œil qui saute.
L’eau glisse sur les vitres sur le crépi sur les tuiles, elle pourrait rentrer dans la maison rectangulaire mais ne rentre pas. Elle dessine ses contours, s’arrête sur elle. Si la maison n’était pas là, l’eau recouvrirait le rectangle, rien ne l’arrêterait sauf le sol. Si la maison n’était pas là, il n’y aurait pas de rectangle. Si la maison n’était pas là, ils ne seraient pas là. Si la maison n’était pas là, je ne serais pas là. Si la maison n’était pas là, l’espace serait une flaque.
On dirait le même homme cheveux bruns sourcils bruns velus bien taillés. Il tond la barbe qu’il n’a pas. La tondeuse dans la main fait des cercles sur son visage n’enlève rien.
Il faut que je pense au magnésium.
Il n’est que 17h28.
Des femmes et des hommes se succèdent.
Ma mère et mon père regardent l’écran sur le mur en face, ces hommes et ces femmes qui passent.

Je les regarde regarde la tempête.

24 octobre 2022
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