Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 7
Extrait du Journal au lundi 15 février
« Pour reprendre le journal, je disais, il faut retrouver la position qui était mienne devant le mystère des choses : une façon de tétanie que mes détracteurs prendront pour de l’indifférence. Dans le canapé, cet après-midi, je pense au temps ; à ses différentes qualités, à son grain, ses pressions et, de là, aux usures amusantes qu’il dessine sur moi : j’ai mal au dos, je confonds ’palier’ et ’pilier’, mon oreille droite ne perçoit plus les graves. La certitude m’a quitté que je mourrais immense. Tout cela doit être plein de sens mais, trop bête pour ça, je reviens à mon vague désir de relever, dans le cours de l’heure, les blocs jetés qui viennent en gauchir le flux et lui changer la teneur en sel ; ce sont le plus souvent des femmes, parfois des maisons ou des arbres, rarement des livres. Mystique solitaire de l’après-déjeuner, le temps comme pris en bras mort tourne pâte puis pierre noire. Les enfants font brûler quelque chose dans la pièce d’à côté. Les oiseaux baisent mais chaque fois la femelle tombe au fond. Le gateau qu’Aymen m’a fait porter est un La Poire, trop lourd, le colorant industriel, on rêve mal et les bruits de la rue s’étouffent dans le tumulte secret de la digestion. »
Extrait du Journal au mardi 16 février
« Le vent, qui concentrait ses forces au dessus des gouvernorats de l’Ouest, a ravagé la Ville entre midi et deux. Un désastre. Les soldats sur la place de la Libération ont manivelé la sirène des T-34 dans leur combinaison de pompistes avant de se retirer, à leur tour, dans les entresols qu’on n’a pas déblayés depuis la Révolution : ils attendent là en s’échangeant des cigarettes contre des caramels mous, en parlant du vent qui est terrible, en pulvérisant distraitement à la pointe de la botte les merdes séchées du Printemps arabe à la recherche d’une pièce de 25. Hamid, qui me raconte cela, ne l’a pas vu lui-même et, de toute façon, ce n’est qu’un préambule : s’il monte sonner c’est pour me reprocher d’avoir si mal assuré mes verdures sur le balcon. Des pots sont tombés sur le carrefour dont on dit que c’est les miens. J’ai fait fermer les volets et dévisser les ampoules, la pénombre agitée des chandelles lui vieillit le visage, je songe que depuis des années que nous commentons la météo sur le pas de ma porte il ne m’a jamais dit son âge. »
Extrait du Journal au mercredi 17 février
« Entre les bourrasques la lumière revient comme épurée, plus mystérieusement vivante que le pâle demi-jour baignant d’ordinaire la tragédie de la Ville à la morte saison. Je songe que je ne suis pas encore sorti. Les ondulés d’amiante-ciment que la tempête arrache du toit passent au large de la fenêtre, hors de portée mais, par curiosité de la douleur, il m’arrive de tendre les doigts. Vers seize heures je n’y tiens plus. La cage d’escalier déserte résonne comme une coque vide : c’est la masse de l’immeuble tout entier qui joue son éternité rêvée. A la porte Hamid cherche à me retenir, il a vu des hommes plus forts que moi se faire retourner, et puis il y a les paraboles TV lancées comme des disques. J’atteins le coin de la place Falaki, le porche du docteur-des-yeux d’où les sergents me chassent sans gloire. J’ai été, contre mon gré, toute ma vie un homme du dedans, j’ai des mains de femme et les douleurs banales de la station assise, et le couteau que je garde dans la poche il risque fort de ne servir jamais. Je crois que mon appétit pour ces crises de nature vient de l’espoir d’y retremper en seconde chance mes forces ataviques inemployées, de me réveiller dans le bras le spasme magdalénien : le demi-cheval vapeur qui mille ans durant fit aux porteurs de mon nom tracer patiemment leur sillon dans la terre à cailloux. »
Extrait du Journal au jeudi 18 février
« Contre son habitude Moustapha tardait à répondre : j’apprends, dans la soirée, qu’il s’est planté avec la voiture. Elsa et moi cherchons dans quelles conditions ce prudent conducteur a bien pu rencontrer ses limites ; je ne me souviens pas de l’avoir jamais vu flancher quand bien même, sans me le dire, il avait roulé toute la nuit. Il m’écrit de l’hôpital, on lui fait quelque chose dans le nez, pas grave, pas grave mais la Chevrolet est finie et non, il n’a besoin de rien. Les heures d’après sont pleines de considérations sur la possibilité tragique de l’existence, la menace obsédante de ces renversements dans le destin et le bruit que ça donnerait dans la nuit brisée : décevant, convint-on. J’ai vu avec quelle violence la Ville précipitait ses braves gens les uns contre les autres comme si, par la propre giration de son énorme astre, elle s’acharnait de pallier la coagulation de son fluide. Des boîtes à chaussures est-allemandes qui font le gros des carambolages il faut vous décarcérer à la tronçonneuse, on était pourtant bien infoutu de crever la barre des cent et les malheureux en expirant s’indignent : ’’C’est comme si une main immense m’avait lancé.’’ Elsa, que ma philosophie rend maussade, me couche d’autorité dans le grand lit froid. Je me relève dès qu’elle fait sa voix-dans-le-sommeil, pour fumer en secret et vider les glaieuls qui sentent. »
Extrait du Journal au vendredi 19 février
« Resté toute la matinée sous l’autorité non négociable de la cinquième partie des Sartoris : Faulkner dégage dans le domaine du dire des chemins là où je ne voyais que ronces et fossés, et cette extension forcée de mon territoire personnel m’ôte toute énergie d’écrire. Je constate, une fois encore, la violence qu’exigent ces œuvres majeures rencontrées tardivement ; sans doute la certitude nous tient de leur opposer désormais des forces nôtres, se moquer des jointures sous le doigt, de leurs irrégularités de surface et de l’énigmatique roulement de masses, dans leurs cavités secrètes, qui en justifie l’équilibre changeant. Le temps n’est plus où Hesse, Kerouac et García Márquez imposaient à mes dix-sept ans la tétanie convenue devant les maîtres : je n’entre plus dans les grands livres que tout armé pour la confrontation, narquois, sottement érudit, pas plus que je ne tombe encore amoureux des filles dans les trains. C’est plein de pensées semblables que je vais à la fête organisée pour le départ de Rebecca, un peu perdu devant ces visages qui se demandent qui je suis – ces gens que j’aurais dû rencontrer mieux mais le temps, le courage, ma propre bêtise aussi. A l’orgueil d’être toujours celui qui reste dans la Ville s’est substituée -depuis deux ans- une espèce de panique à sentir, maintenant, le destin qui passe au large. Personne n’écoute plus mes histoires du café Halawa d’après les législatives de 2017 ; une dame gentille, sur la fin, me demande comment se disent en arabe les amandes ».
Extrait du Journal au samedi 20 février
« Discuté, après déjeuner, avec des collègues d’Alexandre, à la terrasse de l’hôtel H. C’est près du métro Naguib, à deux pas de la maison ; le flic d’en bas me refuse l’entrée à cause du canif, je dois gronder un brin ; agaçant. Sur la terrasse, au septième, nous parlons de la Ville, de ses frontières internes, de l’étrange précision de son patois en ce qui concerne les poudres : celle sur le pain, celle que dégage le brûlage du café et, plus gravement allégorique, celle qui vous énerve le creux de la main quand on vient de descendre de l’échelle. Ce sont des professeurs de philosophie au lycée français, Z. a reçu François Bon et Alberto Manguel à Limoges, A. fut l’élève d’Yvon Inizan. Nous évoquons, à mots prudents car l’homme intimide, le grand Yvon tel que je l’ai connu moi-même à Vitré, à Rennes dans le salon de Rosine Le Bohec : ses poèmes et, surtout, son roman dont lui-même sentait bien les faiblesse mais qui, pourtant, nous laisse à tous deux un souvenir assez net. Je crois ne pas me tromper en disant qu’il me tint moi-même en peu d’estime ; je fus, sous le couvercle de ces années consacrées à écrire à mon tour, trop peu impressionnant pour distraire ces vieux combattants de la gauche bretonne de leurs éternels moulins à bras. »
Extrait du Journal au dimanche 21 février
« La matinée au consulat pour les actes de naissance. Etonnante bulle de patrie retranchée derrière ses murs anti-explosion, gardée par des fantassins de dix-sept ans dont la carabine de la Guerre d’Espagne pend au cou sur une ficelle et qui, de temps en temps, viennent taxer une Viceroy au gendarme français par dessus la ligne d’extraterritorialité. Dedans les stores sont cassés en position closed ; tout le monde parle bas mais ravale bruyamment sa salive, vos papiers quoi qu’on y fasse ne seront pas les bons mais s’excuser surtout, s’excuser sans cesse, et les huissiers coupant entre deux rangs de chaises pestent entre leurs dents contre vos jambes qui dépassent. La concentration de produit dans le seau de ménage fait doucement tourner la tête. Le spectacle, aussi, des petites tragédies dont on ne saura rien : une femme, à côté de moi, seule et qui sanglote dans son foulard ou ce dingue en côtes-de-velours, dehors, un comptable retraité des quartiers de l’Est qui supplie devant l’hygiaphone, le visa pour sa sœur crois-je comprendre, mais ici personne ne parle la langue de la Ville et la détresse du type se dissout dans les algorithmes de Googletrad. Ils lui donnent une adresse sur Mohandesseen et Mohandesseen, soudain, paraît inimaginablement loin. La jeune femme qui me reçoit se montre cordiale, je me souviens d’elle, elle non. Un post-it sur son ordinateur lui rappelle en phonétique la prononciation des chiffres et des mois. Elle me parle des archives de l’état civil qui, pour les types comme moi, relèvent de Nantes ; elle souhaiterait enregistrer le nom de mes enfants dans les listes d’urgence, si jamais. En rentrant je passe chez le docteur F., à l’hôpital américain ; il m’explique que mes douleurs sont celles de mon âge, peut rien faire mais toute mon attention s’est tournée derrière lui, vers la grosse édition britannique des Prophecies of Nostradamus dont je vois bien qu’il l’a rouverte depuis la dernière fois. »