Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 26
Extrait du Journal au lundi 28 juin :
"Pot de départ du directeur par quarante degrés, dans le patio. Les keftas trop grasses me font suer comme une bête. Sa mutation ratée pour Beyrouth, ce poste subi dans les Ardennes, personne n’en fera mention et d’ailleurs nous sommes étonnament peu nombreux. La fatigue d’Elsa et des enfants interdit de prolonger ces intéressants adieux, j’eusse pu faire les miens aussi mais préfère tourner le dos. Je reviendrai serrer quelques mains mardi, avant le spectacle de ma fille, à Sheikh Zaeïd. Soirée confuse, l’agacement mutuel jetant une certaine froideur dans l’appartement mais Elsa, au moment où je partais, me demande de n’en rien faire ; et parce que tout m’est signe désormais je repose ma veste sur la patère (elle y restera, la sueur a brûlé la doublure, les petites piastres en nickel ont crevé les poches et sur le col le fil est nu). Metz a répondu : mon texte les laisse dubitatifs, d’autres avis à collecter, on est sur la frontière du publiable mais je n’en souffre pas, c’est une position que j’ai l’habitude d’occuper, de plus je me méfie des enthousiasmes à la première lecture. Dispute avec Elsa : qu’elle prenne encore les appels de sa mère me révolte. Ces appels - quarante minutes monologuées où les mots se jettent les uns contre les autres comme des chiens fous- laissent ma pauvre épouse dans un état de délabrement physique et moral dont on n’a pas idée pour une femme de 34 ans. Je refuse, et c’est là que ça crie, d’exposer mes enfants à cela ne serait-ce que pour un goûter. Je ne puis sur leur dos témoigner d’aucune compassion."
Extrait du Journal au mardi 29 juin :
"Le spectacle de ma fille m’a ému aux larmes. Les photos que j’ai prises d’elle sont mauvaises mais je cherche sur son visage les signes que tout cela l’alerte ; les enfants de cet âge, entend-on, n’ont pas encore perdu toute pénétration des choses, ils parlent aux morts, fixent le téléphone une seconde avant que ça sonne et savent les dix noms secrets du chat. Je m’attarde et rentre en catastrophe à Mounira ; ce devait être la dernière fois d’apercevoir les pyramides mais elles ont disparu dans le brouillard, reste la campagne de Kirdasha, ses petits hameaux acquis aux Frères et ses luzernes d’un vert électrique. La remise des prix de Flaubert-21 me donne l’occasion de mettre des mots sur le paradoxe d’un concours littéraire : l’image vient d’une cartographie en cours, de directions différentes qu’il faut bien subordonner à notre envie de forêt ou de plaine mais tout cela susceptible de s’inverser, de s’équivaloir, de nous perdre dans le pays possible : peu clair et j’apprendrai plus tard que personne ne m’a compris. Je n’ai jamais vu retenir un de mes textes dans ces concours-là, je finis, et toute ma sympathie va naturellement aux recalés. Mes idées sur les bizarres récits courts de Gustave collégien, ce rôle de propédeutique à la littérature la vraie auquel on cantonne chez nous la nouvelle me font soudain l’impression d’une platitude de prof, aussi je m’en tiens là. A nouveau rentrer en catastrophe, Elsa laissée seule craque sur le canapé, un trop-plein, l’échec de sa vie, jamais à la hauteur et tous ces tours de phrase hachés par le sanglot d’une femme qu’éreinte parfois le seul principe de vivre. Toujours 41º. J’annule mes rendez-vous de l’après-midi."
Extrait du Journal au mercredi 30 juin :
"Et toute la journée concentre dans une seconde unique, dans le soleil oblique de 17h passé. Le visage d’Amr s’est froncé, la grossesse de sa femme est difficile, pour s’intéresser à la conversation il fait de visibles efforts. Le tronc dans son dos est badigeonné de bitume, contre les vers dit-on et l’odeur cousinant dans le spectre avec l’humeur âcre du marc dans les fonds de verre, le tout multiplié par cette canicule de fin du monde l’emporte sur notre sueur à nous. Hani écoute poliment Halawa lui raconter ses chiens qui agonisent dans l’appartement, pas qu’il s’en foute mais enfin, des chiens. Les garçons ont cessé de nous harceler, ils errent les bras le long du corps, les seaux sont déposés pour ce soir pleins de sciure fraîche mais c’est en vain que l’encaisseur les engueule. L. passe, un quart d’heure et je réalise combien je m’étais déshabitué de ces courts laps de temps, intervalles tout-à-fait étrangers à cette vie où, comme disait Char, l’heure se lit sur une montre d’herbe. Elle m’a prêté des photos, celle de ce soir par exemple, pas la meilleure mais son Caire accidentellement y montre un bout de chair fragile, un bout de nuit à entailler. (Elle vient d’arriver, coordonne je-ne-sais-quoi pour les services français mais son autorité sur l’énigme intimide. Une fille dont on s’en tiendra à avouer qu’elle a ’quelque chose’ puisque en ce domaine la courtoisie exige l’euphémisme.)
Extrait du Journal au jeudi 1er juillet :
"Anniversaire d’une de ces révolutions qui suspendent cycliquement le pays à son crépuscule et nous sèment dans les colonnes de l’almanach d’invraisemblables dentelles de fériés : nous allons chercher le frais sous les banians de la Colonie suisse. La torpeur m’y assommera pourtant, plus capable d’écrire, de lire même pas d’ailleurs le soleil a séché la colle à relier et le volume de Tolstoï se disperse désormais sur la pelouse de paille. Admiration, tant qu’on en parle, pour l’inépuisable allant des gamins que rien n’empêche de monter aux arbres, de courser les chats et - je l’arrête au tout dernier moment- de chercher cet autre soi qu’on voit dans le trop-plein des fontaines ; mon sang à moi qui ralentit me les rend de plus en plus étrangers, je suis d’un monde qu’ils ne verront pas, leur souvenir de moi se dispute avec les riens qui sont tout : une cuiller qui brille sous la table, une vieille pièce de 5 francs, un merle mort. Je dois porter S. pour rentrer. Dans la petite rue son regard accroche le bric-à-brac d’un fondeur : un dinosaure de cuivre, un éléphant de deux mètres, l’aigle bicéphale des Hasbourg remisé contre le mur du fond, noir de suie, et partout de petites étoiles grosses comme des Saint-Jacques que des enfants aplatissent en sautant dessus à pieds joints. Le vieux pélerin qui garde ça incline la zbiba devant ma fille, m’ignore. Ce soir je voulais taper des lettres mais j’ai déjà rangé la machine et, d’une manière générale, je doute que personne sur la Terre ait rien à apprendre de moi. Il manque à Résurrection huit pages dans la troisième partie (mais les oeuvres tardives des maîtres sont des crises de liberté, des adolescences automnales et aucune étrangeté n’y dérange vraiment). Les deux valises achetées hier, en carton bouilli, Elsa les a poussées sous l’égouttement de la clim et maintenant la saloperie gondole. Dormirai tôt, je lui promets mais je mens."
Extrait du Journal au vendredi 2 juillet :
"J’ai tapé la lettre au propre mais ça n’a guère de sens : des images contradictoires, confuses et impatientes, l’envie de raconter et, en même temps, de laisser dire. Impression d’une hostilité générale du sujet à mon égard ou, définitivement cette fois car c’est testamentaire, que mes mains trop ouvertes ont tout laissé couler. Des années à méditer sur la Ville, son empreinte dans les rêves, le trésor de ses romans possibles et qu’en reste-t-il ? Vers 11h un cri : Elsa en vérifiant le four s’est brûlée au visage. Elle tremble, incapable vraiment de parler ; mon premier reflexe n’est plus de la prendre dans mes bras mais, inexplicablement, d’aller contrôler les chambres des enfants. L’âcreté du cheveu fondu a gâté le linge qui sèche. Je gronde ma pauvre épouse avec une séverité dont je rougirai plus tard mais, damdieu ! vérifier le gaz avec une allumette mérite-t-il autre chose ? Nous sommes trop avancés dans la journée pour que la douche fournisse encore de l’eau froide, mais la bassine dessous la fuite du climatiseur est pleine. Descends à la pharmacie chercher de la crème Mibo, nous lui en étalons un tube complet, l’odeur de sésame écoeure un peu mais, comme beaucoup de ces étranges médecines émiratis, l’assommement est immédiat. La peur du fait divers avec un quart d’heure de retard me coupe les jambes. A. débarque au milieu de ce champ de ruines. Il aide sans rien dire, propose de nous retirer à la Colonie suisse, amuse S. sur la route. Malgré la chaleur il commande de la bière. (Il m’accompagnera cet été, pour les deux jours de route, vers le Pays lointain : compagnon que je redoute parfois pour son silence mais il faut quelqu’un pour brider mes bizarres élans, en particulier dans le choix des lieux où je dois les installer pour septembre.) Jacqueline vient examiner Elsa à qui les larmes remontent en racontant. Ils n’ont pas encore planté l’arbre que nous leur donnons. S. retrouve Nour et toutes deux jouent à se poursuivre sans se douter -mais qui oserait les en avertir ? qu’elles ne se reverront jamais."
Extrait du Journal au samedi 3 juillet :
"Fatigué par les méticuleuses névroses d’Elsa je finis par ouvrir trois valises et les charger à la pelle. Il y avait, objecte-t-elle, un classement à tout cela ; j’oppose qu’un départ ne saurait être, étymologiquement, qu’une cata-strophe. L’espèce de violence que j’ai à crever ses absurdes petits plastiques, ses pochettes et ses ballots de fringues (je découvre qu’elle les triait par couleurs) me met en joie, comme j’aimais, enfant, faire sauter à coups de bâton les obstacles de l’eau. Enfin nous avançons. Je charge l’auto avec Moustapha, allons déposer les vieux livres chez A. (lui laisse, en passant, Gamal Al Ghitani et les Faulkner sauf Pylones). L’accelération des choses laisse Elsa silencieuse, je la soupçonne d’avoir volontairement fait traîner ; ce soir cependant, pour la première fois depuis des jours, au moment de descendre au café je ne lui verrai pas de larmes. Après-midi à la Colonie suisse ; ma fille s’est assise au piano dans le grand salon au parquet brûlé et, moi, je regarde les trophées dans les vitrines : prix de boules de l’entre-deux-guerre, de courses en Panhard et de tournois de dominos, scores et noms gravés dans le plaqué argent mais tout cela noirci, illisible, irrattrapable au jus de citron. J’essaie, pour de rire, le casque anglais de la Défense passive qui prenait la poussière derrière le bar (parce qu’il n’y a pas de glace je m’amuse à prendre une photo et, sans motif, l’envoie à ma mère qui met un coeur). Il fait de plus en plus sombre. Parfois S. au piano a d’heureuses trouvailles : deux accords, un morceau de descente mineure ou bien un rythme, une sorte d’anter-dro suspendant le hasard de son jeu de chat qui passe ; et son bonheur est tel que je finis par m’asseoir pour lui regarder les mains."
Extrait du Journal au dimanche 4 juillet :
"Grands cercles en voiture toute la matinée dans les cités chiriquiennes de l’Extension Ouest : il s’agit cette fois de fermer les comptes dans les banques qui par lassitude du centre-ville y déplacèrent leur guichet principal. Le service est inégal d’un établissement à l’autre ; la banque nationale du Koweit me règle mon solde en dix minutes dans la devise qui m’arrange mais l’Arab Bank (et puissent-ils m’intenter un procès en diffamation pour que je leur gratte un million sur le dos) nous fait attendre pour un simple certificat - à la fin je fais descendre le directeur, lui demande la main sur l’épaule s’il sait lire et écrire et lui dicte, en anglais, sur feuille blanche plus tampon. Dans l’enveloppe qu’il me tend reste un billet de cinquante froissé, l’un des angles est repris au scotch, on a écrit dessus au bic bleu un prénom qui n’est pas le mien. Moustapha trouve le bon mot ("L’Arab Bank, Beraber, tu t’attendais à quoi ?"). Les enfants, d’une patience quasi effrayante, s’endorment aussitôt sur la banquette. Déjeuner chez Iman, nous donnons la guitare à ses deux fils dont je vérifie, une fois encore, l’intelligence extraordinaire ; mes gosses à moi découvrent avec une joie tétanisée le fonctionnement d’une télévision et le jeu de peindre des coquillages. Mail de Sébastien-Bottin : touché la moitié de l’à-valoir pour un prochain texte, moins les taxes, le reste à publication. Retour gai, plaisantons sur ce pays voué, disons-nous, à tester des braves gens la résistance à l’absurde, et ils résistent mal, dès cinq ans tournent fous, à dix commencent de répondre à la lune ; c’est parler pour rien dire mais tous nos efforts sont à reculer l’instant des larmes. Elles éclatent sur le trottoir, devant la maison. Moustapha, Elsa, Suzanne troublée par cette entorse au rituel, la foule incrédule et, toujours, 41 degrés celsius qui vous mordent la nuque et tuent les migraineux. Je pleure aussi, personne n’en sait rien, cela ferait peur aux enfants. Ce type a tout été pour nous. Le souffle me manque comme ces soirs où j’ai trop fumé."