« trouver une langue... »

Mardi 30 novembre 2004. - (suite) en écrivant « je spère » pour « j’espère », Rabea retrouve la racine latine du mot sperare, mais comment utiliser le dictionnaire quand on ignore où commence et où finit un mot dans une phrase, quand l’alphabet de sa langue ou sa graphie est différent, comment expliquer « zut » et « zutique » ?

Quelques notes empruntées à Annie Gilles : « Une jeune fille propose à une aînée qui parle peu le français (sa langue maternelle est le russe) de l’accompagner dans ses démarches administratives, une autre montre le chemin de son domicile durant le stage à une camarade qui a peur de ne pas trouver, deux jeunes filles décident de rentrer le soir ensemble puisqu’elles sont à pied et qu’il fait noir, un jeune homme propose à une jeune femme parlant peu le français (sa langue est le berbère) de la raccompagner chez elle car leur trajet est en partie commun, etc. A l’occasion d’achats pour le stage, une jeune femme est entrée pour la première fois dans un magasin. Une jeune femme demande si elle pourrait entretenir les locaux où a lieu le stage pendant les congés de Noël afin de gagner un peu d’argent. »

Latifa et Annie Gilles

Le groupe se constitue.
Ce mardi Latifa ne pleure pas, Vincent sourit, Rabea est fatiguée car elle « rattrape » un jour du ramadan où elle n’a pas jeûné Caroline et Jessica sont absentes.
Chacun a apporté une phrase qu’il a écrite ou recopiée : un extrait de Claude Gueux de Victor Hugo sur le rapport entre la durée d’une peine d’emprisonnement et son efficacité ; un vers d’Apollinaire ; un vers de Rimbaud ; ces trois mots « La belle vie » relevés sur la couverture d’un catalogue de jouets car on les retrouve, explique Oumouch, dans un chant de Noël russe ; ces deux phrases de Vincent : « aimer comme une orange en feu », « aimer la campagne comme un champs de blé jaune » (Vincent insiste pour laisser un s à champ). Chacun la lit à voix haute.

Avec l’aide bienveillante de Georges Perec, quelques lignes de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, nous revenons à, dans le texte écrit la semaine précédente (« un portrait de soi-même par soi-même » dans un lieu précis), l’énoncé du lieu suivi de : la date ; l’heure ; le temps qu’il fait. Il s’agit d’écrire ce qu’on voyait, a vu de ce lieu où on se tenait. Les stagiaires sont étonnés de reprendre un texte qu’ils ont écrit, peut-être rassurés pour certains. La date pose problème à quelques-uns : il ne s’agit pas d’indiquer la date d’aujourd’hui mais la date où on s’est tenu dans le lieu choisi.

Delphine


Delphine se tenait à une table où on fêtait un baptême (et pas un anniversaire). Elle écrit : Mon père. Et quoi d’autre ? Mais rien, répond-elle, puisqu’il y avait mon père en face de moi. Et à droite et à gauche de ton père ? Elle cherche, se souvient d’avoir vu d’autres personnes.

Mouloud se tenait dans un parc d’expositions. Il n’écrit rien. Il n’y avait rien, dit-il. Impossible ! Il répète : Non, il n’y avait rien à voir. Voir signifie pour lui avoir quelque chose à y faire. Là il n’avait rien de précis à faire, il n’a donc rien vu. Alors écris ce que tu vois quand il n’y a rien à voir (rien à faire). Il commence à écrire les nombreuses choses (à voir) dans le parc d’expositions.

Juliette se tenait à Londres, le 9 novembre 2004 à 8h30, il neigeait.
Liste de ce qu’elle a vu :

antiquités, foule qui marche, bouquins (BD, mangas, roman, histoire), pépins, ustensiles de cuisine + vaisselle, voitures qui roulent, canards (presse), parfums, tissus, fleurs, tableaux, instruments de musique, fournitures scolaires, boutiques (vitrines) décorées pour Noël, artistes-peintres, animations de rues, musiciens, bobbies, chevaux, CD/DVD/CDRom/VHS, appareils électroménagers, stands, animaux, horloges, big ben, pub + tabac, cadeaux de Noël, déco, bricolage, jardinage/jardins, meubles, brochures de voyages, arbres, feuilles tombées, métro, sapins, vélos sur piste, cyclistes, appareils photo, caméras numériques, tags sur les murs, pop art, maisons aux portes de couleurs, bus.

Chacun lit son texte à voix haute.

Pause, dispersion.
Café dans le coin-cuisine de la salle. Cigarettes dans le cour jonchée de feuilles mortes. Des scènes, des circonstances de la vie de chacun se disent. Devant l’ordinateur et après recherche sur Internet : Vincent montre l’école d’agriculture, dans les Vosges, où il a été interne pendant un an, Jérémy le stade dont il a parlé dans son texte, Mouloud des calligraphies arabes.

Je remets à chacun un exemplaire des œuvres d’Arthur Rimbaud dans l’édition Poésie/Gallimard. Je n’ai pas précisé que cet exemplaire leur appartenait désormais parce que cela me semblait évident (j’ai acheté les livres). Ca ne l’est pas. On me demande si je les rapporterai la semaine prochaine. (Situation dans le métro : quelqu’un me demande de lui indiquer une direction et il me faut quelques minutes avant de comprendre que la personne n’est pas égarée mais ne sait pas lire. Du dérapage des évidences.) Chacun écrit son nom sur la première page, la date d’aujourd’hui. Des post-it afin permettront de marquer telle ou telle page. Parcours dans le contenu de ce livre qui contient les Poésies, Une saison en enfer et les Illuminations. Je l’ai choisi parce qu’il a cette belle couverture blanche et cette ligne horizontale de portraits de Rimbaud par Etienne Carjat et Ernest Pignon-Ernest, et que le dossier est placé à la fin du volume (pas de note en bas de page). A la fin, la liste des dernières parutions dans cette collection : les noms de poètes de différentes nationalités et les titres de recueils traduits en français. Le sommaire : une préface d’un poète qui s’appelle René Char, quelques lettres de Rimbaud, une chronologie, sorte d’abécédaire du temps. Au fur et à mesure nous verrons la suite du dossier : notice, bibliographie, notes, index des titres ou des incipit.
Je demande à chacun de choisir, dans ce recueil, une phrase qu’il lira en début de séance la semaine prochaine. La liste de Juliette servira de point d’appui pour des classements possibles, des créations de listes, des inventaires, des définitions de critères, avec l’aide d’un ami argentin, cette fois.

Relevé récemment ce passage, dans Discussion de Borges, extrait de « L’avant-dernière version de la réalité » : « Les Anglais qui (...) ont conquis l’Inde, n’ont pas seulement accumulé de l’espace, mais du temps : c’est-à-dire des expériences, des expériences de nuits, de jours, d’intempéries, de montagnes, de villes, de ruses, d’héroïsmes, de trahisons, de douleurs, de destins, de morts, de pestes, de bêtes féroces, de bonheurs, de rites, de cosmogonies, de dialectes, de dieux, de cultes. »

Peu avant Paris, le train de Charleville-Mézières longe un RER en mouvement dans la même direction. Texte possible : Décrire les voyageurs d’un RER en mouvement à partir d’un train lui aussi en mouvement.

3 décembre 2004
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