Un chant « d’un seul et même mouvement » : le poème-éphéméride d’Emmanuel Laugier, lu par Yann Miralles

Un chant « d’un seul et même mouvement »  : le poème-éphéméride d’Emmanuel Laugier

Avec Chant tacite, Emmanuel Laugier à la fois prolonge et comme met à nu ce qui fait le sel de sa poésie depuis maintenant tant d’années : le rapport entre un dedans et un dehors (le livre s’ouvre sur « on en sort », p. 7, et se clôt sur le mot « dehors », p. 223) qu’on peut aussi lire, à la suite de Wittgenstein, comme une transformation réciproque d’une forme de vie par une forme de langage. Il le prolonge car, travaillant la forme de l’éphéméride (un poème par jour pendant un an), le livre prend le temps de scruter les paysages, de creuser les images (les films de Claude Lanzmann, de Chantal Ackerman, parmi d’autres, sont convoqués), de laisser résonner les voix (celles de Jacques Dupin, d’Ossip Mandelstam, de quelques poètes objectivistes américains) et charrie tout un matériau cher qu’on pouvait retrouver dans d’autres ouvrages antérieurs : images récurrentes de cendre et de pneus brulés, retour de « la boîte crânienne » (p. 139), renvoi clair à L’œil bande (« je marche / écrasé sous la plaque de soleil / la rue est une bande sonore de noirs muets » (p. 167). En ce sens, on peut parler ici de livre-somme.
Mais il met à nu également cette opération de transformation en jouant, plus que sur les effets de « cassure » (p.178), de « division » (p. 134) ou d’« entaille » (p. 116) encore présents çà et là, sur le sens du continu, de ce que le poème nomme « l’articulaire » (p. 179). « [P]oint de croix » et « ruban » (p. 51), « plis / croisés / dans l’écriture » (p. 59), « tresses » (p. 134 et p. 213), « ourlet » et « ligature » (p. 114), bref les différents motifs « d’un entremêlement » (p. 60), ne cessent de montrer que le poème « coutur[e] [l]es gestes » (p. 79). Par exemple les gestes-mouvements d’« une file de wagons » (p. 60) et des « noms détruits » (p. 64) dont ils se font les synonymes et qui imprègnent le livre d’une gravité tenace, ceux au contraire de la nage (par exemple p. 222) et de la marche heureuses ainsi que des paysages méditerranéens ou alpins qui en constituent les écrins, récurrents eux aussi, des « gestes » tangibles donc de la plus grande à plus petite unité de l’ouvrage. Car que dire de la prosodie qui porte l’ensemble, sinon qu’elle fait lien, elle aussi – elle surtout – et qu’elle tisse ce continu ? Une occurrence parmi tant d’autres : « [A]u point de croix / dentelle une lenteur soudainement accrue » (p. 49). Là les mots disent le croisement, mais les phonèmes qui s’entremêlent, les [d] et [t], les [kr] et les nasales, le font plus encore – en même temps qu’ils créent une temporalité propre au poème (quelque chose de la vitesse dans le ralentissement, ou l’inverse, les dentales et les nasales de « lenteur soudainement » comme fusionnant les deux mots).
Si donc on peut d’abord être requis par les ruptures syntaxiques, la parataxe, les diverses élisions et les rejets multiples qui confèrent au vers laugiérien quelque chose d’abrupt, si on peut être sensible à « la mélodie cassée de son vers » (p. 129), comme le poète le dit lui-même de Mandelstam, on peut également souligner qu’ici les « lignes » du poème sont des « linéament[s] » (p. 28, p. 72), « une corde / au rythme du pas de sa main » (p. 47) ou des « sillons » (p. 70 ou p. 151) : cela qu’on suit et qui fait lien, encore un coup ; qui, nous liant, nous entraine dans son mouvement propre. On pourra même aller jusqu’à employer le singulier de « ligne » pour parler d’un seul long poème qui court sur une année, et dire encore que forme de vie et forme de langage ne sont plus extérieurs l’un à l’autre mais se fécondent mutuellement :

la ligne continue
que courbe la voix venue
dort dans les citronniers
autant que dans le carnet (p. 27) ; 

comme c’est le cas aussi dans tel autre passage où le pluriel « lignes » rencontre plus loin le singulier « la rima », où « s’écarte » s’oppose à « s’ajointe » certes, mais où la prosodie fait une fois de plus un sémantisme du continu (« la rima » rime avec « main » au singulier, qui rime lui-même avec « pin », qui rime avec « planches », etc.) : « écrire – / entre les lignes raturées / sous l’ongle noir frappé du vieil ouvrier / écrivant autant / que de main en main / s’ajointe et s’écarte la rima / aux planches du bois de pin » (p. 49).
Ainsi du recours fréquent aux synesthésies dans ce livre. Toucher, odorat, ouïe, vision se croisent toujours : « la puissance sonore du pin / ouvre dans le vert un autre espace » (p. 153), « l’odeur de blondeur » (p. 208 ), « segments sonores odorants » (p. 211), « son et odeur / de sciure » (p. 218)…mais ce sont ces deux derniers sens qui sont ici les plus représentés et mêlés (il y est question de « surface sonore », p. 52, de « sa voix sur l’affiche », p. 91, de « la douleur [qui] écaille de gris haché l’ouïe / vraie du ballast », p. 137, de « l’onde de cuivre [qui] froisse les feuilles /[qui] sont à l’écoute » p. 186, de « quelque chose du visible » dans le « bourdon saccadé du son », p. 207, etc.) parce que c’est là sans doute la meilleure façon de parler du poème lui-même (texte à écrire-lire, texte à dire) et de ce qu’il fait : non seulement l’enregistrement des bruits du monde (autrement dit « la description d’entailles sonores / [qui] gliss[e] sous les ouïes / [et qui] fait l’angle d’attaque du carnet », p. 93-94), mais surtout la résonance (et où ailleurs que dans et par le langage ?) d’un réel inouï, que seul le poème peut inventer. Oui : « un adjectif non entendu / cherche à l’oreille » du lecteur « ce froissement pas divisible » (p. 156) ; et

inscape
est venu dans la chose résonner
sa réserve se donne à l’œil
ainsi se recompose l’ensemble du visible (p. 121).

Le livre va même jusqu’à effacer la distinction entre visuel et sonore : « soubresauts graphiques de la main / cherchant la voix » (p. 28), « musique venue vibratile / à ma table d’huile dense » (p. 158), « vibration [qui] continue à s’y voir » (p. 164) ou « laisse de lumière » (p. 42, p. 106, p. 161) sont toujours une manière de dire « le bruissement / du poème » (p. 177).
Là est le chant du titre sans doute. Le chant du poème entier. On peut le percevoir certes comme cette référence au lyrisme, aux « voix chères » (par exemple « la voix de l’homme qui chantonnait / sur la barque », p. 83, ou toutes celles des poètes aimés, souvent cités), à tout ce dehors, références littéraires ou paroles entendues, qui fraye un chemin dans l’œuvre et dont le pluriel si parlant de « ils se chantent ici des choses / en langue de chèvres ignobles » (p. 95), revivifiant la tournure impersonnelle, fait sentir tout le poids. On peut surtout l’entendre, « tacite », discret, implicite mais évident à qui veut y prêter l’oreille, comme « le chant sous le texte » mallarméen. Tout à la fois « infracassable » (p. 22 et p. 88) et « impossible » (p. 22), en somme inventée par lui, cette « voix au-dedans » qui est « chant » (p. 88), retenue et offerte (car « il faut que s’éventre / le chant tacite », p. 89), se donne bien dans « le pouvoir consonantique » (p. 170) de tel passage (daté du 2 septembre) où les lignes courtes voient comme couler, par exemple, « chevaux » dans « mvt » puis dans « rêvent » et enfin dans « veilles de chevauchées » (p. 14) ; une voix et un chant qui bruissent encore dans les [s], les [a] et [ɑ̃], les [d] et [t] de

la même brasse ouvre dans cela
une large (parenthèse)
le temps s’y dilate alors et si
il se passe cela que je dis alors
tu liras
sous la combinaison des eaux
la force conductrice
qu’entre deux mots
il se peut loger (p. 194-195)

où se dit fortement (mais avec la discrétion paradoxale de sa prosodie) ce mouvement du continu du texte : continu (et même « combinaison ») des « mots » entre eux, continu du texte au lecteur (« tu liras »). Et même continu du temps, puis qu’il s’agit encore une fois de créer un temps spécifique au (et du) poème, ce « hier aujourd’hui demain » (p. 216) qu’évoquent les dernières pages.
Comme quoi, les mots enfermés dans un petit carnet (ce « volume entier de voix », p. 222), bornés, limités à une année d’écriture et de vie, au contraire pour celles et ceux qui les lisent « élargissent la vie » (p. 132) et peuvent conférer cette joie spinozienne (p. 137, p. 179, 199, p. 219) qui embrase la fin du livre. Ils sont comme ces « disques solaires » (on notera au moment de conclure l’ambiguïté du mot « disque », chose vue et source de sons) dont le poème dit que « qui les voudrait voir passer en ses mots entendra le sillon / de la lecture continuer d’extériorité à / concavité / le mouvement de la bonté » (p. 135). Et décidément, ce « mouvement » n’est pas prêt de s’arrêter, ce « chant tacite » de s’éteindre.

8 avril 2020
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