Wang Wen-hsing | Un Homme dos à la mer
Comment exister sinon en continuant à jouer le rôle de quelqu’un d’autre ? questionne Wang Wen-Hsing dans Un homme dos à la mer (Traduit aux Editions Vagabonde par Camille Loivier.)
Les choix d’humiliation du Chef sont légion, toujours plus fertiles en obscénités et rancoeurs, plus troubles à mesure des pages, cachant sans doute un désir tout humain d’en découdre avec son état (il est borgne), sa déshérence (apatride, il a échoué sur l’île de Taïwan), dissimulant peu le manque de reconnaissance qu’il éprouve (il s’est autoproclamé “chef”). Le vieil homme qui aime les jeunes filles (bien habillées : il déteste voir leur possible pauvreté, il préfère cette pauvreté travestie par les leurres de la séduction-) répète qu’il a la conscience tranquille jusqu’au jour où il s’éprend de Cheveux Rouges (voir l’extrait ci-dessous), qui le rejette. Son Coeur et cerveau vacillent, au gré de ce qui sera son grand chagrin d’amour. De nouveaux plans muriront (chantage, menace, fanfaronnades), parés de nouvelles réflexions existentielles, invitant dos à dos le Bien et le Mal à s’arracher la meilleure mise en scène car seuls, pensera le Chef, les oisifs qui ont le temps de ressentir du remords, peuvent devenir des hommes de bien. "Il faut dire la vérité, le Chef, au fond, n’avait pas du tout le désir, d’être un homme bien— être un honnête homme, était trÔ difficile—cela demandait une vigilance sans faille, à la moindre erreur d’inattention,— au moindre faux pas, on chutait dans le mÂl." Bien plus tard, sa chute viendra d’un lieu qu’il ne s’était jamais imaginé, auquel rien, pas même ses derniers scenarios d’intimidations, n’aura pu nous préparer.
A travers la figure du Chef, c’est toute une partie du rapport au monde extérieur et à notre propre intériorité qui est obsessionnellement remis sur le métier par Wang Wen-Hsing : liberté de l’âme/ liberté d’expression, puissance du rêve éveillé sur celui nocturne ; irrésistible attrait des pensées superstitieuses qui sommeillent en chacun de nous, autant de désirs de puissance inavouables. On songe souvent à Franz Kafka et à Walser. L’ironie mordante qui gronde tout le temps ou presque dans ce jeu de deux soliloques croisés (l’auteur n’y est jamais en reste) est portée par une langue savamment désorchestrée, qui impressionne.
Voici l’extrait :
Dès le début le Chef s’était transformé en idiot profond. De manière générale, à peu près tout ce qu’on fait dans la vie, doit être placé sous le signe de « l’idiotie » pure. (L’amour n’a pas pour origine un « coup de foudre », ---- l’amour commence quand on devient un parfait « crétin ».) Pourquoi donc s’était-il fourré dans ce pétrin, hein, qu’est-ce qu’il était allé chercher ? S’était-il demandé : « Est-il possible, ---- est-il bon Dieu possible que je m’amourache, ---- de cette ensorceleuse, ---- de cette courtisane aux cheveux rouges ? » Tôt ou tard, le Chef devait tomber amoureux d’elle. L’amour est une malédiction, liée à « une dette contraKtée dans une vie antérieure envers un ennemi intime », ---- en conséquence, l’amour, ne naît pas d’un coup de foudre, il n’éclôt pas au premier regard, mais plutôt au troisième, au quatrième, ou encore au cinquième.
« Se pourrait-il que je me sois épris de cette maudite sorcière ? ---- il était amoureux, le Chef ! Elle avait un petit visage maigre, une tête aplatie de canard séché de Nanching, des yeux noisette exorbités, ronds comme des billes de verre, et des cheveux dressés sur la tête, rouges comme des flammes. Il ne savait pas s’ils étaient teints ou non. Elle avait l’habitude de porter un pantalon vert clair, à l’occidental, qui mettait en valeur son petit cul, aplati, plat comme une planche à repasser. Elle aimait, à genoux sur le sol, aspirer une bouffée de la cigarette, qu’elle tenait pincée entre ses doigts, aux ongles vernis d’un rouge litchi. Elle parlait d’une voix rocailleuse, ---- et devait être, pour sûr, comparée au Chef, un peu plus âgée que lui. Il s’était ni plus ni moins entiché d’une diablesse. Il avait pourtant décrété depuis longtemps qu’il ne devait pas tomber amoureux sur un coup de tête, ---- le Chef ----, craignait, ---- •les •ennuis qu’engendre ce genre de tocade ! ---- Il n’aurait jamais pu penser qu’il tomberait dans ce seau d’eau putride. (Il ne l’aurait jamais cru, ---- il l’avait, de prime abord, considérée comme une vermine, cette « rouquine », une démone malfaisante, un authentique monstre à tête de bœuf et à queue de serpent, ni plus ni moins, qu’elle était, ---- mais, qui eut cru, qu’à force de la regarder, eh bien, il finirait par la trouver plutôt •jolie , — oui, c’était comme ça, aussi bizarre que cela paraisse, abracadabrant, on s’habitue à tout, qu’on fait, ---- voyez la mode, on est capable de s’affubler de n’importe quelle nippe.)
Il s’était jeté à corps perdu dans cette aventure, ---- le Chef, c’est comme cela qu’il était, euh , quand il ne la voyait pas, il ne se sentait pas bien du tout, ---- il restait prostré plusieurs jours d’affilée, tout ce temps-là, dans un coinG, devant la porte du lupanar. Il avait même arrêté la divination, fou d’amour qu’il était depuis deux semaines, la divination, de toutes les façons, ça ne marchait qu’un jour sur deux, comme pour la pêche, le poisson mordait deux jours, les filets séchaient ensuite trois jours, de de de de deux jours sur trois que ça marchait, comme ça. Quant au Chef, il en était à ce stade du processus, qu’on appelle : « le désir », ce stade-là, que c’était. « Désirer », ---- ce verbe signifie, ---- à dire vrai, de facto, lui consacrer du temps ; chaque jour, du matin au soir, à tout instant, il faut se trouver dans le même endroit que « la dulcinée », impossible d’en détacher les yeux, .la .concupiscence à l’état pur que c’est. Il jubilait de joie en permanence, fÔrt dommage que les heures d’ouverture de son « bureau » fussent si tardives, de fÊt, une heure avant l’ouverture, il était d’ores et déjà sur place, à patienter devant sa porte en bois encore close, euh, ---- car, le Chef pour de vrÉ, rien que de voir les battants de cette porte, ne se sentait plus de = ---- joY. Jusqu’au soir, en vérité , ---- et même après qu’elle avait « fermé la porte du bonheur parfait », et qu’il était sorti de cet endroit-là même Ke, il revenait sur ses pas, au milieu de la nuit profonde, de la nuit obsKure, opaKe, sans une ombre, ---- parfois même sous la pluie, ---- il passait devant sa porte, exultant de bonheur, mais ---- « désirer » ---- ne signifie pas seulement « lui consacrer du temps », il faut dépenser tout son temps pour icelle, qu’il faut, ---- un terme plus approprié, est « immersion ». ---- Oui ---- mot très juste, ---- c’est comme se plonger dans son bain, ---- cinq, six heures,…… immergé dans l’eau,…… le Chef, lui, était en « immersion » depuis plusieurs jours.