Zone bleue (2070)
Une voix d’homme — « Tu aimes marcher dans la nature. Tu as toujours aimé cela. Écouter les oiseaux, regarder les feuilles bouger. C’est ce que tu faisais déjà, autour de la maison de ta grand-mère. Sensible à mille détails, fasciné par les lumières, tu aimes toujours autant les paysages. Tu sens vibrer en toi l’esprit de la nature.
Il y a quelques années, tu as été nommé à l’Office national des déchets radioactifs. Tu supervises la mise en œuvre d’un des plus grands chantiers jamais entrepris par l’homme. Et cette responsabilité t’honore. Ton rôle consiste à assurer la sécurité des générations futures.
Sous tes pieds, à cette minute, un tunnelier avance dans les galeries souterraines — comme un navire sous l’eau. L’argilite, par millions de mètres cubes, remonte à la surface. Vous êtes dans les temps. En tout, ce sont deux mille hommes qui se sont relayés là. Ils ont façonné les galeries, vérifié la structure, testé l’équilibre, la ventilation, la circulation de l’air. Et vous êtes prêts.
La semaine dernière, tu as missionné un ingénieur forestier. Il sera en charge d’étudier le projet de surface. Il va construire un beau et grand paysage à la place de celui-ci. Un paysage merveilleux et rayonnant, pour alerter les générations futures. C’est lui qui t’a parlé de modifier les arbres pour qu’ils deviennent bleus. Et l’idée t’a séduit. Naturellement tu la trouves belle. Des feuilles bleues, des branches bleues, tu les vois, qui s’agitent dans le vent. (Pour que personne ne vienne creuser là sans raison valable.)
Le premier train chargé de déchets radioactifs est arrivé ce matin. Une vingtaine de containers en acier inoxydable. Les bras des grands robots, lentement, les ont déposés à quai. À l’intérieur, ce sont quatre cents kilos de résidus de combustible vitrifié, nocifs pour les cent mille ans à venir. Et d’ici quelques heures, sur le funiculaire de la descenderie, l’un de ces chargements va entamer son long voyage vers le fond. Ce sera le tout premier. Le tout premier colis de déchets radioactifs. Des années que l’on attend cela. Des années de travail pour tendre vers cet achèvement. Les responsables locaux, des élus, tes homologues étrangers, tous tes collaborateurs seront là. On trinquera. On te félicitera. Tu seras fier. Car à compter de cette minute, les choses vont se préciser.
À raison d’un ou deux chargements par semaine, la première phase de tests doit s’étaler sur quelques années. Si tout se passe bien, d’ici cinq ou dix ans, on ira creuser un peu plus au nord. Dans une génération, de nouvelles galeries ouvriront de nouveaux passages. Dans soixante ou soixante dix ans, viendront les galeries est. Et dans cent ans, si tout continue à ce rythme. Deux cent mille colis radioactifs y seront entreposés. Et on pourra refermer le site, pour l’éternité.
Alors quoi ?… Quelles sont ces pensées qui t’agitent ?
D’ici quelques minutes, les portes de l’ascenseur vont s’ouvrir devant toi. Tu vas descendre, vérifier l’avancée des travaux. Tu as l’habitude de cette longue descente. En bas, de l’autre côté de la porte en acier, ce sont les paysages familiers de ton domaine. Le bruit, la poussière, la roche, les galeries et la chaleur. Comme si tu marchais à travers les terres arides d’un désert intérieur. Petit grain de sable. Cette peur est absurde, tu le sais. Tu travailles, humblement, à la mise en œuvre de ce projet pour les siècles à venir. Et bientôt tu iras retrouver l’eau claire de ton enfance, les promenades dans le parc de ta maison – et profiter du temps qui passe. »
Image : Stéfane Perraud