[27] De la vertu comme présence dans le personnage de Justine 1

Bibliographie des deux articles consacrés à La Nouvelle Justine :
le volume 2 des Œuvres romanesques de Sade en Pléiade rassemble les trois versions de Justine : Les Infortunes de la vertu, Justine ou les Malheurs de la vertu, La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu, introduction, avertissement de Michel Delon ainsi que les Notices, notes et variantes, Bibliographie en fin de volume (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1995). Les pages indiquées entre parenthèses renvoient à cette édition.
— Buffon, Des époques de la nature, introduction et notes de Gabriel Gohau (Diderot éditeur, 1998).
— Abbé Prévost, Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, préface de Jean-Louis Bory, notice et notes de Samuel S. de Sacy (Gallimard, folio n° 757, 1972).
— Voltaire, Candide ou l’optimisme, La princesse de Babylone et autres contes, tome I, préface et commentaires de J. Van Den Heuvel (Le livre de poche, n° 657, 1983). Micromégas, Zadig, Candide, introduction, notes, bibliographie, chronologie par René Pomeau, Bibliographie mise à jour par Chiara Gambacorti en 2006 (Garnier-Flammarion, n° 1293, 1994). L’ange Jesrad de Zadig est invoqué au chapitre I de La Nouvelle Justine : est-il vrai qu’il n’y ait « aucun mal dont il ne naisse un bien » ?
— César à Venise : « Les guerres de César » de Philippe Sollers, photographies de Jacques Boulay, Historique des Compressions par Catherine Millet (éditions du Regard, 1995).
— César, numéro spécial de la revue Connaissance des Arts en coédition avec la Galerie nationale du Jeu de Paume pour la rétrospective du 10 juin au 19 octobre 1997.
[Rendre compte de La Nouvelle Justine sans avoir abordé l’Histoire de Juliette sa sœur, c’est parler d’À la recherche du temps perdu avant d’avoir lu Le Temps retrouvé. D’où ces notes d’étape lacunaires, ne concluant pas, certaines rédigées, d’autres non.]
La Nouvelle Justine (467).
Avec le personnage de Justine Sade a trouvé son « motif ». Imaginée dans une prison d’Ancien Régime, elle entre dans le pays où vivent à jamais les personnages de fiction en 1787, à l’âge de quinze ans. Les Infortunes de la vertu n’est alors qu’une nouvelle à programme. Dans son cahier de travail préparatoire [1], Sade a dressé la liste des « vertus vexées » qu’il se proposait d’illustrer : pudeur (trois scènes), horreur du mal, piété, bienfaisance, pitié, prudence (deux scènes), amour du bien et de la vérité. Justine, qui s’exprime à la première personne, y prend le pseudonyme de Sophie afin de dissimuler sa véritable identité. C’est à Mme de Lorsange, croisée dans une auberge à trois lieues de Lyon, et qui se révélera être sa sœur Juliette qu’elle n’avait pas revue depuis une dizaine d’années, qu’elle raconte son histoire alors qu’on la conduit à Paris pour être exécutée. Les relations de Mme de Lorsange la feront gracier. À la fin de la nouvelle, Sophie alias Justine meurt foudroyée par un orage dans la demeure de sa sœur. Sade n’insérera pas Les Infortunes de la vertu dans le recueil Les Crimes de l’amour, la première parution est due à Maurice Heine en 1930.
Roman publié en 1791, en pleine révolution, dédié à sa « bonne amie » Marie-Constance Quesnet, Justine ou les Malheurs de la vertu amplifie la nouvelle et la développe selon un schéma identique : Justine prend le pseudonyme de Thérèse, elle raconte son histoire à sa sœur à la première personne, un éclair la foudroie. À la différence de Manon Lescaut, Justine n’a ni amoureux fidèle ni amants de circonstance, elle ne connaît qu’abuseurs et persécuteurs qu’elle affronte en solitaire.
À chaque nouvelle version la narration double de volume. Avant de commencer à écrire La Nouvelle Justine, Sade relit Justine ou les Malheurs de la vertu crayon en main et rédige 111 fiches de travail. Maurice Heine les a analysées, les classant en épisodes développés, aventures nouvelles, histoires ajoutées (histoire de frère Jérôme, histoire de la mendiante Séraphine). Son étude, parue en 1933 dans le numéro 5 de la revue Le Surréalisme au service de la révolution, a été mise en ligne par Henri Béhar.
La Nouvelle Justine suivie de l’Histoire de Juliette sa sœur est publié en 1799. Cette fois l’histoire est racontée à la troisième personne. Justine n’a plus honte des situations où elle se retrouve : elle garde son prénom. Sade ajoute de nouveaux personnages, ce qui lui permet de multiplier les déclarations sur le libertinage, l’athéisme, le relativisme des coutumes et des lois, l’inutilité de la vertu, etc. Ces personnages préludent à de nouveaux lieux d’enfermement et à de nouvelles brutalités exercées contre Justine sans l’affaiblir pour autant, toujours elle se relève, se remet, se régénère, comme ces créatures de science-fiction dont le corps se reconstitue après pénétration ou amputation. À la fin du roman Justine ne meurt pas, elle cède la parole à sa sœur Juliette qui saisit le flambeau de la première personne pour raconter sa propre histoire.
Que permet la troisième personne grammaticale ?
Une plus grande souplesse dans la conduite du récit.
Un personnage peut être annoncé ou introduit par un autre personnage (non plus seulement par Justine comme dans les deux versions précédentes) : portrait du comte de Gernande (845) et des D’Esterval (848) par Bressac, portrait des enfants du comte de Verneuil par Mme de Bressac (885).
Justine est vue, elle peut être décrite par différents personnages. Saint-Florent : « Un moment il la prit pour la déesse des Fleurs, allant avec les premiers feux du soleil entrouvrir le calice des roses dont ses attraits étaient l’image […] Elle marchait avec rapidité ; les plus belles couleurs animaient son teint ; ses beaux cheveux blonds flottaient en désordre ; rien ne déguisait sa taille souple et légère… » (462). Bressac : « une héroïne de vertu, un individu tout sentimental, et dont les mœurs et les infortunes forment, avec nos principes, les plus singulières oppositions » (891).
Des scènes que la pudeur de Justine l’avait empêchée de raconter dans les deux premières versions sont ici décrites en détail.
La troisième personne rend crédibles les retrouvailles des deux sœurs à la fin du roman, là où, dans les versions précédentes, elles étaient censées ne pas se reconnaître tout le temps que Justine racontait son histoire à Juliette.
2. Tomber du haut d’une origine sociale
L’origine sociale de Justine module son comportement du début à la fin du roman. Fille d’un très riche banquier de Paris (qui meurt de chagrin après avoir fait banqueroute, son épouse le suivant dans la tombe un mois plus tard), élevée dans une des plus célèbres abbayes de Paris (dont elle est chassée dès que la pension n’est plus réglée), rien ne la destinait à travailler, à se placer comme servante ou demoiselle de compagnie. Les premiers temps elle se plaint de son sort auprès de la couturière de sa mère et du curé de la paroisse avant de comprendre que l’intérêt qu’ils lui portaient n’était dû qu’à la position de ses parents. Elle revendique son origine sociale et sa bonne éducation face à Dubourg qui l’embauchera comme servante si elle accepte, en retour, de se montrer complaisante (400) ; face à Mme de Delmonse qui l’engage pour nettoyer sa « garde-robe » afin de l’humilier (421) ; face à Cœur-de-fer qui propose qu’elle devienne sa maîtresse (440).
Et comme elle s’en offusque, chacun de lui rappeler sa situation actuelle : pauvre et sans soutien. Quand elle explique à M. de Sombreville : « Mais, Monsieur […] je vous ai dit ma naissance ; elle n’est point abjecte », celui-ci répond : « Oui, oui, je connais cela ; on se fait passer pour tout plein de choses quand on est dans la misère ; il faut bien que les illusions de l’orgueil viennent consoler des torts de la fortune […]. » (847-848) Chez les Gernande, on l’habille en « soubrette » - non pas en déesse ou en sultane - pour participer aux orgies qui se préparent (904). Et si Valbois, l’associé de Dubreuil à qui elle a raconté son histoire, la plaint, il se contente de lui offrir une place de servante auprès d’une femme de sa connaissance.
3. Une flétrissure à l’épaule
C’est après que son complice Rombeau lui a appliqué « derrière l’épaule le fer ardent dont on marque les voleurs » (569) que le chirurgien Rodin libère Justine de la maison de Saint-Maurice où il la retenait. Il est certain qu’elle ne le dénoncera pas : que vaudrait la parole d’une voleuse devant un juge si l’idée venait à Justine de dénoncer ses agissements ? Cette marque la condamne à la mort sociale à perpétuité. Dans le même temps, elle signe son entrée et son appartenance aux marges de la société : les mendiants l’en complimentent (973).
4. Le libertinage pour les riches, le vol pour les pauvres
De La Nouvelle Justine on peut déduire la figure d’un homme fortuné croyant en Dieu, pas celle d’un libertin pauvre.
L’épisode chez Mme Delmonse qui « occupait une maison délicieuse : des valets, du train, des chevaux, les meubles les plus riches » (419) détaille la hiérarchie domestique, le mariage entre une servante et un laquais, le souci de trouver du personnel, etc. Sur un sujet d’actualité durant la période prérévolutionnaire, Saint-Florent explique à Justine comment il appauvrit la population, accapare, spécule :
« Je vais plus loin, Justine : l’activité, l’industrie, un peu d’aisance, en luttant contre mes subornations, me raviraient une grande partie des sujets. J’oppose à ces écueils le crédit dont je jouis dans cette ville [Marseille] ; j’excite des oscillations dans le commerce, ou des chertés dans les vivres, qui, multipliant les classes du pauvre, lui enlevant d’un côté les moyens du travail, et lui rendant difficiles de l’autre ceux de la vie, augmentent en raison égale la somme des sujets que la misère me livre. La ruse est connue, mon enfant : ces disettes de bois, de blé, et d’autres comestibles, dont Paris souffre depuis tant d’années, n’ont d’autres objets que ceux qui m’animent. L’avarice, le libertinage ; voilà les passions qui, du sein des lambris dorés, tendent une multitude de filets sur l’humble sort du pauvre. » (961)
Au cours d’un dîner qui « coûta plus sans doute qu’il n’eût fallu pour nourrir dix ou douze malheureuses familles pendant un mois » (862), les Gernande et les d’Esterval font l’éloge de l’intempérance (863), comparent cyniquement leurs revenus, leurs richesses (864). Dans leurs relations, l’argent joue un rôle d’excitant érotique. Ainsi Verneuil propose-t-il ce pacte à Dorothée d’Esterval qui veut devenir sa maîtresse : « … si vous étiez pauvre, je vous volerais. Dans la circonstance contraire, il faut que vous ne vous prostituiez à moi que pour une somme très forte ; il faut que vous cachiez cette clause à votre mari, et que vous m’assuriez que la somme que je vais vous donner ne sera employée par vous qu’à des dépenses libertines […] » (893-894).
L’unique frein au libertinage n’est pas la vertu, c’est l’avarice. D’Esterval explique : « C’est encore bien plus par avarice que par libertinage, que vous me voyez suivre le métier que je fais [aubergiste] » ; « j’aurais des millions de revenus qu’il me semble que je volerais encore » (864). De même aux yeux de frère Jérôme qui doit choisir, sur le bateau le transportant de Naples à Messine, entre séduire une négociante bien vivante ou la voler après sa mort, l’avarice l’emporte sur la luxure (755).
Ceux qui n’appartiennent pas aux classes possédantes ne pratiquent pas le libertinage sexuel proprement dit. La bande de brigands conduite par Cœur-de-fer et le monde souterrain des mendiants organisent, chacun à sa façon, la mise en commun souvent brutale des femmes, plus ou moins consentantes, mais ni leurs supplices ni leur mise à mort. C’est qu’ils ont besoin d’elles : plus adroites à voler que les hommes, elles savent mieux attendrir les cœurs compatissants. La Dubois, sœur de Cœur-de-fer, explique : « J’aime à les entendre, ces gens riches, ces gens titrés, ces magistrats, ces prêtres ; j’aime à les voir nous prêcher la vertu ; il est bien difficile de se garantir du vol, quand on a trois fois plus qu’il ne faut pour vivre ; bien malaisé de ne jamais concevoir le meurtre, lorsque entouré sans cesse de flatteurs, rien ne peut exciter à la vengeance ; bien pénible en vérité d’être tempérant et sobre, quand on est à chaque heure entouré des mets les plus succulents ; ils ont bien du mal à être sincères ces gens opulents et oisifs, quand il ne se présente à eux aucun intérêt de mentir ; bien du mérite à ne pas désirer la femme des autres, quand tout ce que la lubricité peut avoir de plus vif, est sans cesse offert à leurs sens […] » (433). Ses arguments reprennent ceux développés par la Duclos dans les 120J : c’est parce que les hommes sont égaux mais que la société les traite inégalement, jusque dans le système judiciaire censé rétablir un semblant d’équilibre, que le vol est justifié. Le « crime » n’existe pas en soi, c’est une notion relative à la place de chacun dans la société. La Dubois distingue d’ailleurs les crimes que pratiquent les riches par libertinage de ceux commis par besoin par les pauvres (433). L’« art de la gueuserie » s’appuie sur les mêmes raisonnements (971).
5. Justine voit du pays
Justine est une bonne marcheuse. À de rares exceptions, elle se rend seule et à pied d’un lieu à l’autre :
— Paris (396)
— la maison de campagne de Mme Delmonse en Île-de-France (419)
— retour à Paris, la Conciergerie (430)
— évasion puis marche (avec la Dubois) jusque dans la forêt de Bondy (cabane d’un braconnier) (432)
— Le Tremblay, aux environs de Louvres, avec Cœur-de-fer et ses brigands (440)
— forêt de Chantilly (447)
— Luzarches (462)
— ne voulant pas retourner à Paris, elle se dirige vers Bondy, chez une prétendue parente de Saint-Florent (qui l’abandonne après l’avoir violée) (463)
— cinq quarts d’heure plus tard, le château des Bressac (472)
— dans le bourg de Saint-Marcel, la maison de Rodin, maître d’école et chirurgien (518)
— étape à Lieur-saint [ou Lieusaint] (570)
— (en route vers le Dauphiné) en direction de Sens, le château de Bandole (571)
— Auxerre (590)
— couvent Sainte-Marie-des-Bois (590) (un petit Silling 600)
— sur la route de Dijon (817)
— quinze lieues plus tard : l’auberge des d’Esterval située le long des frontières de la Franche-Comté et de la Bourgogne ; s’y croisent des voyageurs en route pour la foire de Dôle, d’autres vers l’Alsace (819)
— château de Gernande sur les confins du Lyonnais et de la Franche-Comté – où elle arrive dans la voiture de Bressac (qu’elle a retrouvé dans l’auberge des d’Esterval) (846)
— Lyon (956)
— en route pour Grenoble, tombe par une trappe dans le monde souterrain des mendiants et de la gueuserie (968)
— en direction de Lyon (1006)
— en direction de Vienne (1007)
— à la frontière du Dauphiné, le château de Roland le faux-monnayeur - où elle arrive à dos de mulet (1008)
— prison de Grenoble (1039)
— Villefranche [sur-Saône] (1076)
— Lyon (1089)
— en route vers Paris : rencontre de sa sœur Juliette aux environs d’Essonne (1109).
Justine est l’élément mobile du roman. Elle n’a aucun endroit où revenir, alors elle avance, routarde avant la lettre. Elle partage les sensations de tout voyageur : joie de découvrir « un petit bouquet de bois, sur la droite du chemin, au milieu duquel serpentait un ruisseau limpide, [qui] lui par[aît] propre à la rafraîchir » (817) ; crainte des mauvaises rencontres qu’elle ne combat pas en chantant pour se donner du courage, musicalement La Nouvelle Justine est un roman assourdi. Les libertins, eux, sont enclos dans leurs maisons de campagne, châteaux, couvents, caves, souterrains. Ils en sortent rarement, sinon pour une courte promenade alentour ou pour se rendre dans un autre lieu clos.
6. Les sauve-qui-peut de la vertu
Autant de fois Justine est arrêtée, enlevée, enfermée, cloîtrée, incarcérée, bâillonnée, ligotée, enchaînée, autant de fois elle se libère. Elle s’évade de la Conciergerie grâce à la Dubois (431) ; profitant du sommeil de la troupe de brigands conduite par Cœur-de-Fer elle s’échappe avec Saint-Florent (461) ; elle s’enfuit seule du château de Bressac (517) ; elle est chassée par le chirurgien Rodin qui projetait de la disséquer afin de faire progresser la science médicale (569) ; Cœur-de-fer l’aide à s’enfuir de chez Bandole (589) ; elle s’échappe seule du couvent de Sainte-Marie-des-Bois (814) ; une évasion ratée du château des Gernande est suivie d’une évasion réussie (955) ; elle est libérée par Saint-Florent sur la promesse qu’elle ne le dénoncera pas (969) ; son projet d’évasion du pays souterrain des mendiants [2] est trahi (982), à son tour elle trahit pour leur échapper (1006) ; elle est délivrée du château de Roland le faux-monnayeur par la maréchaussée (1038) ; elle s’enfuit seule de chez l’évêque de Grenoble tombé ivre-mort (1073) ; elle est libérée par le geôlier de la prison de Lyon en échange du vol d’un condamné à mort (1108).
7. Rêverie sur le bord d’un étang
Instants de répit dans des coins champêtres, sur des chemins buissonniers, sous la ramure des arbres… rien n’y fait, l’amour n’est le thème d’aucune rêverie de Justine, on n’entend pas chanter un rossignol.
Monologue de Justine après qu’elle a sauvé une fillette de la noyade dans un étang :
« Pauvre petite, lui dit-elle, tu n’es venue au monde que comme la malheureuse Justine, pour en connaître les douleurs et jamais les plaisirs ! Peut-être la mort eût-elle été un bien pour toi ! Je te rends peut-être un mauvais service en te retirant du sein de l’oubli pour te replacer sur le théâtre du désespoir et des revers ! Eh bien ! je réparerai cette faute en ne t’abandonnant jamais ; nous cueillerons ensemble toutes les épines de la vie ; foulées par toutes deux, elles nous paraîtront peut-être moins aiguës, et, devenues plus fortes par notre union, nous les émousserons avec moins de peine. Bonté du Ciel ! Je te remercie du présent que tu me fais ; c’est un objet sacré sur lequel ma sensibilité s’exercera sans cesse. Assez heureuse pour lui avoir sauvé la vie, je prendrai soin de ses jours, de son éducation, de ses mœurs ; elle ne me quittera plus, je travaillerai pour la nourrir ; plus jeune que moi, elle me le rendra dans la vieillesse ; c’est une amie, c’est un secours que la main de l’Éternel m’envoie… » (572).
8. Dire le vrai
L’obligation où se trouve « l’homme de lettres » de dire le vrai est récurrente dans le roman.
Il est affreux sans doute d’avoir à peindre, d’une part, les malheurs effrayants dont le ciel accable la femme douce et sensible qui respecte le mieux la vertu, d’une autre, l’affluence des prospérités sur ceux qui tourmentent ou qui mortifient cette même femme : mais l’homme de lettres, assez philosophe pour dire le vrai, surmonte ces désagréments ; et, cruel par nécessité, il arrache impitoyablement d’une main les superstitieuses parures dont la sottise embellit la vertu, et montre effrontément de l’autre, à l’homme ignorant que l’on trompait, le vice au milieu des charmes et des jouissances qui l’entourent et le suivent sans cesse (396).
Que l’homme de lettres ne dise pas le vrai peut être le fait d’une modestie de convention - jeune fille trop belle pour sa plume maladroite - ou du souhait, lui aussi de convention, de ménager la « sensibilité » du lecteur : scène excessivement triste – séparation de Justine et de son amie Omphale promise à la mort par les moines de Sainte-Marie-des-Bois (694) – ou excessivement terrible : « Qu’ils [les lecteurs] se contentent de savoir que les supplices durèrent six heures… » (813). Pour appuyer ses dires, une Note de l’auteur en bas de page fait l’éloge de l’imagination : « Il y a sans doute beaucoup d’art à laisser ainsi des scènes sous le voile, mais combien de lecteurs avides et insatiables désireraient qu’on leur dise tout ! Eh, Bon Dieu ! si on les satisfaisait, que leur resterait-il donc à imaginer ? » (884)
Plus loin dans le roman, un échange plein de vivacité entre le narrateur et un « philosophe » conclut à l’inverse :
Justine était plongée dans ses réflexions, lorsqu’elle entend tout à coup ouvrir la porte de son cachot ; c’est Roland [le chef des faux-monnayeurs]. Le scélérat vient achever de l’outrager en la faisant servir à ses odieux caprices… Et quels caprices, juste Ciel ! On suppose aisément qu’ils devaient être aussi féroces que ses procédés, et que les plaisirs de l’amour dans un tel homme portaient nécessairement les teintes de son odieux caractère. Mais comment abuser de la patience de nos lecteurs pour leur peindre ces nouvelles atrocités ? N’avons-nous pas déjà trop souillé leur imagination par d’infâmes récits ? devons-nous en hasarder de nouveaux ? « Hasarde… hasarde », nous répond ici le philosophe ; « on n’imagine pas combien ces tableaux sont nécessaires au développement de l’âme : nous ne sommes encore aussi ignorants dans cette science, que par la stupide retenue de ceux qui voulurent écrire sur ces matières. Enchaînés par d’absurdes craintes, ils ne nous parlent que de ces puérilités connues de tous les sots, et n’osent, portant une main hardie dans le cœur humain, en offrir à nos yeux les gigantesques égarements. » Obéissons, puisque la philosophie nous y engage, et, rassurée par sa voix céleste, ne craignons plus d’offrir le vice à nu (1012-1013).
L’injonction à « dire le vrai » n’apparaît spécieuse ou artificielle qu’à considérer la vertu mise en scène dans ce roman du seul point de vue de l’individu : la vertu qui serait en propre celle de Justine. Mais ce que Sade analyse, c’est la vertu comme présence spécifique dans des situations concrètes qui ont leurs circonstances, leurs protagonistes. La vertu existe-t-elle en soi ? Elle existe dans le roman, c’est le seul souci du romancier.
Image : Château de Maulnes, commune de Cruzy-le-Châtel (Yonne). Ce château de forme pentagonale, construit au XVIe siècle (1566-1573) pour Louise de Clermont et Antoine de Crussol, est bâti autour du puits qu’on voit sur la photo. Article suivant, vue extérieure du château. DD ©
[1] Publié à la fin de Les Infortunes de la vertu, texte établi sur le manuscrit, présenté et annoté par Béatrice Didier, préface de Jean Paulhan de 1945 (Gallimard, collection folio classique, n° 963, 1970).
[2] L’Opéra des gueux de John Gay, plus tard illustré par le peintre William Hogarth, date de 1728. J’ignore s’il fut représenté en France du vivant de Sade. C’est bien avant cette date que la Duclos avait séjourné à Londres. Il inspirera l’univers de L’Opéra de quat’ sous écrit par Bertolt Brecht et mis en musique par Kurt Weill.