[28] De la vertu comme présence dans le personnage de Justine 2

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9. Une jeune fille sans prénom
Existe-t-il, au pays des personnages de fiction, un territoire réservé à ces silhouettes furtives que nous croisons dans nos lectures sans qu’ils aient même le temps d’ouvrir la bouche ? Découverte par Bressac au cours d’une promenade dans le parc de son château, ce personnage de « jeune fille de quatorze ans, belle comme le jour » restera anonyme jusque dans la mort (926).


10. Des personnages très singuliers
Bandole, dont le nom rappelle le don Fiasco de Bando-Molla dans Aline et Valcour, entre en scène au chapitre VII. Il s’agit d’un épisode ajouté à la version précédente. Justine vient d’avoir dix-huit ans, elle se dirige vers le Dauphiné, « elle croyait y trouver le bonheur ». Le soir tombe, elle s’assoit au bord d’un étang. Un bruit la fait sursauter : c’est une enfant qu’on vient de jeter à l’eau. Elle la sauve, la berce, rêve quand surgit Bandole qui rejette l’enfant à l’eau et s’empare de Justine. Il la conduit dans son château où il se livre à une étrange « manie » : féconder des vierges, les accoucher, puis les chasser avec mille écus de dédommagement avant de noyer les enfants. Vivant de façon autonome, solitaire, ignorant ce qu’est l’amour, il n’a pas un regard pour les femmes qu’il féconde. Pour favoriser la fécondation il les soumet au même régime végétarien que lui. S’il hésite au sujet de Justine qui n’est plus vierge, il ne peut pas pour autant la libérer puisqu’elle a découvert ce qu’il faisait des enfants. Pourrait-elle remplacer un jour la vieille femme à son service ? L’hésitation de Bandole porte une interrogation narrative : que faire d’une espèce d’ogre qui se satisfait à concevoir des enfants, puis, ne sachant qu’en faire, qui les noie ? Ou encore : comment intégrer un tel personnage de conte dans un roman ? Cœur-de-fer, deus ex machina au grand cœur [1], arrive à propos pour libérer Justine et mettre un terme à l’imbroglio.

Au chapitre XI, autre ajout, frère Jérôme raconte l’histoire de sa vie aux moines de Sainte-Marie-des-Bois :

Un jour, examinant l’Etna, dont le sein vomissait des flammes, je désirais être ce célèbre volcan : « Bouche des enfers », m’écriai-je en le considérant, « si comme toi je pouvais engloutir toutes les villes qui m’environnent, que de larmes je ferais couler ! » À peine mon invocation est-elle prononcée, que j’entends du bruit près de moi : un homme m’écoutait. « Vous venez, me dit ce personnage, de former un étrange désir. – Dans l’état où je suis, répondis-je avec humeur, on en forme de plus extraordinaires encore. » (777)

Ce personnage est le chimiste Almani avec qui Jérôme va concevoir et réaliser la destruction de la ville de Messine - réellement détruite par un tremblement de terre en 1783, soit seize années avant La Nouvelle Justine. Sade en propose une explication technique fantaisiste, écho au tremblement de terre qui avait détruit Lisbonne en 1755 et que Voltaire évoque dans Candide [1759] afin de critiquer l’interprétation du cataclysme naturel comme châtiment divin.

Le procédé était simple : il ne s’agissait que de former des pains de dix à douze livres, pétris avec de l’eau, de la limaille et du soufre ; on plaçait ces pains à trois ou quatre pieds en terre, dans une distance de plusieurs lieues, à vingt pouces environ l’un de l’autre ; dès que ces masses étaient échauffées, l’irruption se faisait d’elle-même. Nous multipliâmes tellement ces dépôts, que l’île entière éprouva l’un des plus furieux bouleversements qui l’eût encore agitée depuis plusieurs siècles ; dix mille maisons furent renversées dans Messine, cinq édifices publics écrasés et vingt-cinq mille âmes devinrent la proie de notre insigne méchanceté (781).

Mais l’alliance de la science et de l’irréligion tourne court : suite à l’énormité du forfait Jérôme et Almani se séparent, s’étant réciproquement juré de garder le silence. On ignore ce que devient Almani. Jérôme, lui, poursuit son périple vers l’Afrique. Capturé par un corsaire barbaresque, il est vendu au bey de Tunis qui, après lui avoir confisqué ses biens, l’emploie comme jardinier (782). Se souvenant peut-être du jardin de Candide en Propontide, il semble curieusement accepter son sort quand son ex-complice Joséphine (que Jérôme et le lecteur croyaient morte…) surgit à point nommé pour l’aider à s’évader et à regagner et l’Europe et l’intrigue principale.


11. Les complexités de la vertu
Un roman de sept cents pages qui se consacre à raconter les mésaventures d’une héroïne vertueuse victime de tous ceux qu’elle rencontre n’est-il pas fastidieux ?
Non, c’est tout le contraire. À la longue, les libertins se montrent plus convenus que Justine.
Expliquez-nous cela.
Jamais les libertins ne doutent, n’hésitent, ne tergiversent. Assurés de leur bon droit, tous développent les mêmes arguments, raisonnent à l’identique. Libertins ils sont, libertins ils restent, que ce soit par système ou par tempérament (742). Libertins c’est-à-dire ne croyant en l’existence ni de Dieu ni de l’âme. Affirmant suivre l’exemple de la Nature qui ne maintient le mouvement de son élan créateur qu’en tuant et détruisant en toute innocence (seul le chimiste Almani parlera de la « méchanceté » de la Nature). Célébrant le crime (624, 802, 835), fût-il gratuit (754, 835). Rejetant les liens familiaux, conjugaux, amicaux. Privilégiant leurs plaisirs à toute considération humaine ou sociale.

La vertu de Justine est plus complexe.

Elle reconnaît les conséquences fâcheuses de certains de ses choix : c’est grâce à l’incendie fomenté par la Dubois et qui cause la mort de soixante personnes qu’elle est libérée de la Conciergerie (402) ; sa peur d’être poignardée, en cas de refus, l’amène à participer aux brigandages de Cœur-de-fer, elle accepte de toucher sa « part » (436). Sa vertu n’exclut pas le pragmatisme dont fait preuve Léonore dans Aline et Valcour.

Chaque dilemme dissimule une chausse-trape : n’est-ce pas en simulant d’aider le comte de Bressac qu’elle sauvera Mme de Bressac sa mère qu’il a décidé d’empoisonner afin d’en hériter plus vite (509) ? n’est-ce pas en accueillant les clients de l’auberge qu’elle les sauvera des projets criminels des d’Esterval (822) ? n’est-ce pas en acceptant de devenir l’« épouse » de Gareau qu’elle échappera au statut de femme publique dans la société des mendiants (977) ? n’est-ce pas en se soumettant au plan de la Dubois qu’elle pourra sauver le jeune négociant Dubreuil (1047) ? n’est-ce pas en acceptant de suivre Saint-Florent chez M. de Cardoville qu’elle échappera à la sentence de mort (1089) ?
Mais non, jamais ses intentions vertueuses ne sont récompensées : le comte de Bressac réussit à empoisonner sa mère ; les d’Esterval assassinent les clients de l’auberge ; Gareau la trahit ; la Dubois empoisonne Dubreuil [2] ; Cardoville la fait reconduire en prison après l’avoir violée.

Souvent elle doute : « Ô Providence ! explique-moi donc tes incompréhensibles décrets, si tu ne veux pas que mon cœur se révolte. » (1006)

Elle fait mieux (ou pire…) : elle éprouve un penchant amoureux pour Bressac ! (Avant de se ressaisir.)

Sa vertu, qui n’est ni confinée ni dévote, est sujette aux mêmes fougues et aux mêmes emportements que le libertinage : elle s’élance en guerrière au secours de Rosalie, la fille du chirurgien Rodin élevée sans religion (551).

Elle sait se montrer offensive : pour se refuser (en vain) à Rodin elle argue qu’elle se rend utile dans sa maison, y gagne honnêtement sa vie comme servante et n’a donc aucune raison de supporter ses insultes (540). Et elle ose réclamer à Saint-Florent l’argent qu’il lui doit (964). Ses soupçons sur la fourberie de tel ou tel naissent plus rapidement au fur et à mesure de ses (mauvaises) rencontres. Elle s’impatiente de devoir écouter des arguments maintes fois répétés. Ainsi répond-elle vivement aux raisonnements de Gernande : « Monsieur […] épargnez-moi tout ce que vous pourriez me dire sur cette matière ; j’ai été bercée de ces sophismes, et pas un ne m’a convaincue […] » (901)

La vertu de Justine n’a rien d’un masochisme. Sade ne raconte pas un insipide chemin de croix. (Il ne raconte pas davantage le triomphe définitif des libertins, il raconte l’un et l’autre.) L’héroïne se bat à mains nues contre la malfortune à quoi les circonstances l’ont réduite, contre l’appropriation que les autres veulent faire de son corps. Elle prend la défense de sa foi avec conviction. Elle lutte pour sa propre survie. La Nouvelle Justine n’est ni une peinture de caractère ni un roman psychologique. La conduite vertueuse de Justine et ses effets, sur elle et sur les autres, sont envisagés avant tout comme comportement à l’œuvre dans la société. Et la vertu n’implique pas d’être pure pour être remarquable.


12. Lire Sade dans un roman de Sade

Le plus grand silence régnait dans toute cette partie de la maison ; et c’eût été sans fruit qu’on eût essayé de s’y faire entendre. Lorsque les femmes entrèrent avec le prélat, elles trouvèrent établi dans ce local un gros abbé de quarante-cinq ans, dont la figure était hideuse, et toute la construction gigantesque. Il lisait, sur un canapé, La Philosophie dans le boudoir [3]. « Regarde, lui dit l’évêque, les deux jolies victimes que la Dubois m’amène ce soir : vois ces fesses sublimes, toi qui les aimes, abbé ; examine-les, libertin, et dis-m’en ton avis. » (1058)

Une Note de l’éditeur en bas de page commente : « Il nous a paru que cet ouvrage, de la même main que celui-ci, devait à ce titre, et peut-être même à beaucoup d’autres, prétendre à l’estime des curieux. »

L’abbé est-il en train de lire un des six Dialogues ou la célèbre brochure « Français, encore un effort si vous voulez être républicains » ? Est-il surpris d’y retrouver ses propres idées ? Souhaitera-t-il en apprendre plus au sujet de son auteur ?


13. Justine témoin des Lumières
Justine est le fil conducteur qui permet à Sade de décrire, dans le champ romanesque, les tensions intellectuelles et sociales qui traversent le XVIIIe siècle : matérialisme/athéisme versus religion ; bien commun versus intérêts particuliers.

À cette époque, la critique de la religion est en train de changer d’échelle. L’athéisme ne relève plus seulement d’une conviction personnelle, il constitue un courant de pensée important dans la société. Échappant au seul débat théologique, il est le thème de réflexions et de publications dans tous les domaines : politique, économie, médecine, justice, sciences, éducation. L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, condamnée en 1759 par une bulle du pape Clément XIII, peut être interprétée comme une réécriture matérialiste de la Genèse, renommant, redisposant, redécrivant le monde comme œuvre de l’humanité (et non création divine), en redéfinissant chaque objet mot après mot. Vingt ans plus tard, Buffon, dans Des époques de la nature, cherche encore à prévenir d’éventuels reproches des théologiens [4] de crainte que son manuscrit ne soit brûlé en place publique comme le Système de la nature de D’Holbach l’avait été en 1770.

Ce que signifie l’athéisme à l’échelle d’une société diffère de ce qu’il signifie pour un individu. Sur quels fondements, sans promesse de salut ou de damnation post mortem, organiser une société juste ? Des pratiques civiles doivent-elles succéder aux pratiques religieuses collectives (les sacrements), individuelles (la prière) ? Sur quelle philosophie fonder la morale ici-bas ?

La transformation d’une société organisée par l’autorité religieuse en une société athée nécessite d’entreprendre une vaste opération mentale de déliaison de ses concepts fondamentaux : le bien et le mal, le corps et l’âme, l’innocence et la culpabilité… avant recomposition selon d’autres coordonnées - un processus lent, long, difficile, provoquant en retour de brusques crispations : on le verra avec le culte révolutionnaire de l’Être Suprême, avec le Concordat de 1801. Sade y travaille : avec le couple de sœurs Justine et Juliette, il met en scène la rupture des liens qu’avait établis la tradition chrétienne entre vertu et bonheur, entre vice et malheur : ces équivalences n’ont pas cours dans la société. C’est Justine de son vivant - et non Juliette après sa mort – qui est précipitée dans l’Enfer peint par Jérôme Bosch. Ce contre quoi il dresse les libertins de La Nouvelle Justine, comme avant eux les maîtres de Silling, c’est la vie et la mort mises au service de la domestication de la pensée et de la conduite. La violence de leurs actes, de leurs discours est à la mesure des pouvoirs auxquels il s’attaque.

La critique du monothéisme et de la monarchie de droit divin, l’arrivée sur la scène politique d’hommes qui proclament leur égalité et leur fraternité contraignent l’époque à repenser également la relation verticale entre l’Un et le multiple. Au niveau de l’individu : comment ajuster le front têtu de la croyance de Justine (failles incluses) en un principe unique et unificateur avec la diversité et la particularité des désirs (y compris leur répétition ad libitum) que lui opposent les libertins ? Au niveau de la société : « Ce qu’on appelle l’intérêt de la société n’est[-il] que la masse des intérêts réunis », comme le proclame Cœur-de-fer (450) ?


14. Les accessoires de la cruauté
Les scènes saturées de corps nus ou de parties de corps qui paraissent parfois morcelés, décomposés par les gestes, abondent dans chaque chapitre. Les descriptions, composées de verbes d’action conjugués au présent et d’indicateurs de position - en dessous et en dessus, à droite et à gauche, tour à tour, en face, contre, entre -, enchaînent les postures sans laisser toujours le temps de se représenter l’agencement des personnages les uns par rapport aux autres tant elles se succèdent à un rythme effréné (873, 874) - pour cela il y a les quarante gravures d’époque de l’édition originale.

Corps et lieux sont agencés de façon à satisfaire le regard :
— « les autres sultanes ne l’entourent que pour la perspective » (661)
— « Une large ottomane fut placée dans le fond de la pièce qu’entouraient tant de glaces, qu’il devenait impossible que les scènes qu’on allait exécuter dans ce superbe local ne s’y multipliassent pas sous mille et mille formes » (903).

Des machines secondent les libertins :
— chez Bandole : machine à engrosser (574) ; machine à accoucher (584)
— chez Gernande : un automate divin (912) ; un canapé qui s’enfonce et précipite celui ou celle qui y est installé « à plus de vingt pieds de profondeur, dans un vaste bassin d’eau à la glace » (917) ; « un meuble de torture, en usage parmi les bourreaux d’Italie » (920)
— chez l’évêque de Grenoble : un échafaud particulier (1056).

Les sévices qu’on fait subir à Justine, outre qu’ils ne lui laissent aucune marque (hormis la flétrissure à l’épaule), ne prennent jamais la forme de la recherche d’un aveu, d’une confession (c’est volontiers, et naïvement, qu’elle fait à chacun le récit de ses déboires précédents, ce qui se retourne quelquefois contre elle). À la différence de Léonore dans Aline et Valcour, elle n’est pas l’accusée qu’interroge et tourmente un tribunal de l’Inquisition. Comme celui d’autres jeunes filles, plus rarement de jeunes garçons (dans les 120J, c’est la jeunesse des sujets, non leur genre, qui est un critère de volupté), son corps fait de la figuration dans des mises en scène destinées à produire du plaisir. Les mauvais traitements ne sont pas davantage destinés à la détourner du bien. Tenter de la convaincre du choix erroné qu’elle fait de la vertu est le thème de longues discussions qui se tiennent à intervalles réguliers dans le roman. Les libertins s’y montrent civils, détendus, se plaisant à converser comme dans un salon. La vertu professée par Justine devient alors à leurs yeux, paradoxalement, une qualité. Ils écoutent ses arguments, examinent ses objections, les commentent, les réfutent, parfois s’en moquent. « Cesse de te composer éternellement, comme tu le fais, une multitude de chagrins, en épousant toujours ceux des autres », dit Bressac à Justine (887). La réciproque est vraie : Justine ne refuse jamais de discuter avec l’un ou l’autre de ses geôliers, quoi qu’ils lui aient infligé auparavant. Sade tient d’une main ferme les deux extrémités du fil de leurs échanges.


15. Les amplitudes du récit
La Nouvelle Justine est construit selon deux mouvements :
— expansion du volume narratif d’une courte nouvelle à un long roman que va prolonger l’Histoire de Juliette, comme si le romancier n’en avait jamais fini de détailler, expliquer, épuiser toutes les possibilités du corps aussi bien que de la pensée, comme s’il ne se lassait jamais de dérouler les conséquences du moindre geste comme du moindre argument ;
— chassé-croisé entre des sensations physiques (plaisir, douleur) et l’activité de la pensée, entre des actes sexuels et des discours « philosophiques » (épris de liberté, au sens du XVIIIe siècle), registres qui semblent, à vue courte, opérer sur deux plans parallèles – c’est sur leur croisement à l’infini que Sade nous interroge.


 

Et maintenant lecteur,
lectrice,
toi qui as su aimer Justine,
sauras-tu aimer Juliette ?

27 juillet 2013
T T+

[1Dans le rôle de l’amoureux éconduit mais constant Cœur-de-fer serait une piste intéressante, même s’il ne se déclare que par de pressantes sollicitations sexuelles.

[2Peu auparavant, Dubreuil avait proposé à Justine de l’épouser mais elle avait refusé par délicatesse, sa demande ressemblant trop à de la pitié.

[3Publié en 1795 comme un « ouvrage posthume de l’auteur de Justine ».

[4« Au reste, je ne me suis permis cette interprétation des premiers versets de la Genèse, que dans la vue d’opérer un grand bien : ce serait de concilier à jamais la science de la nature avec celle de la théologie : elles ne peuvent, selon moi, être en contradiction qu’en apparence, et mon explication semble le démontrer. Mais si cette explication, quoique simple et très claire, paraît insuffisante et même hors de propos à quelques esprits attachés à la lettre, je les prie de me juger par l’intention, et de considérer que mon système sur les époques de la nature étant purement hypothétique, il ne peut nuire aux vérités révélées, qui sont autant d’axiomes immuables, indépendants de toute hypothèse, et auxquels j’ai soumis et je soumets mes pensées », Buffon, Des époques de la nature, « Premier discours », p. 32-33, ouvrage cité. On se souvient que Sade avait lu Buffon en prison.