[29] « le passé m’encourage, le présent m’électrise, je crains peu l’avenir » 1
Bibliographie :
Histoire de Juliette ou Les prospérités du vice, avec une préface de Gilbert Lely extraite de sa biographie de Sade, 10|18 nos 1086, 1087 et 1088, Union générale d’éditions, 1976. Ces années-là, un taux de TVA spécifique de 33, 3% s’appliquait aux livres interdits à la vente aux mineurs et à l’exposition (comme aux films classés X et aux produits de luxe), c’était le cas de Justine et de Juliette. On trouve alors, dans la collection 10|18, une Histoire de Sainville et de Léonore, détaché d’Aline et Valcour.
Sade a fait deux séjours en Italie, territoire étranger le plus proche du Vaucluse et du château de La Coste : de juillet à septembre 1772 en la compagnie sentimentale de sa belle-sœur Anne-Prospère de Launay afin d’échapper à une prise de corps pour dettes ; de juillet 1775 à juin 1776 avec son valet Carteron dit La Jeunesse afin d’échapper à un mandat d’arrêt lancé contre eux par le parlement d’Aix pour faits de libertinage.
Voyage en Italie, récit écrit en 1775-1776, a été publié pour la première fois en 1967 par Gilbert Lely et Georges Daumas aux éditions Tchou. Des extraits ont paru dans : Florence ou la dépravation des mœurs (éditions Nous, collection Via, 2011) ; Voyage à Naples (Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2008) ; Italies, anthologie des voyageurs français aux XVIIIe et XIXe siècles réunie par Yves Hersant (Robert Laffont, collection Bouquins, 1988). Le séjour de Juliette, ses observations politiques et sociales, ses descriptions de paysages, palais, églises et musées, s’inspire largement de ce récit.
Lecture en parallèle des romans de Diderot La Religieuse, Jacques le fataliste et son maître, Le Neveu de Rameau, où sont abordés des thèmes, sous forme de binômes, communs à la littérature de cette époque : la vertu et le vice, le beau et le vrai, la société et l’individu, l’amour et la jouissance, le libre-arbitre et le destin.
À propos du personnage de Brisa-Testa, Politique et crime de Hans Magnus Enzensberger, traduit de l’allemand par Lily Jumel (Gallimard, collection Les Essais, 1964). Lire en particulier « Contribution à la théorie de la trahison ».
Dans le recueil d’essais On n’enchaîne pas les volcans d’Annie Le Brun (Gallimard, 2006), lire « Pourquoi Juliette est-elle une femme ? », question fondatrice où l’écrivain étudie « la fabrication du personnage de Juliette » à partir du personnage de sa sœur Justine.
Dans sa préface de 1945 aux Infortunes de la vertu Jean Paulhan écrit :
Il existe un curieux livre de Crébillon, les Lettres de la marquise de M., où la tendresse et la jalousie, le besoin d’amour et les regrets, le désir et la coquetterie sont peints avec une grande finesse sans que le lecteur, à aucun instant, sache à coup sûr si la marquise et le comte ont couché ensemble. Mais Les Infortunes de la vertu c’est tout le contraire. Et les coucheries – très diverses, très involontaires – de Justine nous sont montrées dans le plus grand détail sans que jamais, au grand jamais, nous soupçonnions – désir, amour, horreur, indifférence – ce que peut bien éprouver notre héroïne. De vrai, c’est difficile à dire. Et Sade le sait trop. Il le sait trop parce que Justine c’est lui [1]. […]
Sur le registre cette fois de la fiction, le personnage de Renée marquise de Sade imaginé par Mishima réitère cette identification à Justine [2] :
« Vous rappelez-vous, ma mère, la phrase que j’ai prononcée lorsque nous nous sommes querellées si honteusement dans ce salon, il y a dix ans ? J’ai dit, en imitant Mme de Saint-Fond : Donatien, c’est moi ! […] C’était une erreur. Je m’étais bien trompée. J’aurais été plus proche de la vérité si j’avais dit : Justine, c’est moi [3]. »
Justine ce serait donc lui, l’auteur, ce serait donc elle, le personnage, mais qui est Juliette ?
Si Mme de Sade, ouvrant l’Histoire de Juliette, avait lu : « Remerciez-nous, mesdames, et imitez nos héroïnes [Juliette et Mme de Clairwil], c’est tout ce que nous vous demandons ; car votre instruction, vos sensations et votre bonheur sont en vérité le seul but de nos fatigants travaux ; et si vous nous avez maudits dans Justine, nous espérons que vous nous bénirez dans Juliette [4] », se serait-elle écriée : « C’était une erreur. Je m’étais bien trompée. J’aurais été plus proche de la vérité si j’avais dit : Juliette c’est moi » ?
2. Juliette ne s’est pas faite en un jour.
En 1787, encore emprisonné à la Bastille, Sade avait noté l’argument de son projet dans un Cahier préparatoire :
Deux sœurs, l’une très libertine, vit dans le bonheur, dans l’abondance et la prospérité, l’autre extrêmement sage tombe dans mille panneaux qui finissent enfin par entraîner sa perte.
Leur fortune délabrée les oblige à prendre des métiers, l’aînée se fait catin, la cadette travaille ; l’aînée prospère, la cadette devient de plus en plus malheureuse.
La construction est classique : deux histoires parallèles incluses dans une narration unique. Ce n’est encore qu’un conte, à la manière de Voltaire ou de Diderot, un peu démonstratif, qui plus est. Sade écrit d’abord deux versions de Justine à la première personne : Les Infortunes de la Vertu, une nouvelle, Justine ou les Malheurs de la vertu, un roman. Mais par qui faire raconter ensuite l’histoire de Juliette : par une autre première personne ? L’opposition entre les deux histoires en serait affaiblie. Sade récrit une troisième fois l’histoire de Justine, cette fois à la troisième personne, ce sera La Nouvelle Justine. Son choix de réserver la première personne à Juliette lui permet de maintenir le parallélisme et de conserver le contraste. S’appuyant sur les longues années de travail qui l’ont mené à la troisième version de Justine en 1797, il définit de suite la forme et le rythme de l’Histoire de Juliette dont il n’écrit qu’une seule version [5].
À la toute fin de La Nouvelle Justine, Justine, fraîchement évadée de la prison de Lyon, a décidé de regagner Paris « dans l’espoir d’y rejoindre sa sœur » Juliette qu’elle n’a pas revue depuis une dizaine d’années et à qui elle n’a guère pensé pendant tout ce temps. Or justement, dans les environs soudain ô combien romanesques de l’Essonne… Juliette avance à sa rencontre ! Les deux sœurs se reconnaissent. Juliette conduit Justine dans son château où celle-ci lui raconte ses infortunes - c’est le roman de la vertu que nous avons lu. Le roman de Juliette est maintenant à l’approche :
On passe dans un salon délicieux. La compagnie [les amis de Juliette] se place sur des canapés ; Justine ne prend qu’une chaise ; et Juliette, au fond d’une ottomane, commence ses récits de la manière dont nos lecteurs le verront dans les volumes qui suivent. [FIN]
Et dans le volume qui suit, reprenant au même point de départ que Justine, Juliette commence : « Ce fut au couvent de Panthemont que Justine et moi fûmes élevées… » L’Histoire de Juliette reste cependant incluse dans La Nouvelle Justine, avec quoi elle forme un seul roman, puisque les dernières pages renouent avec une narration à la troisième personne :
« Le passé m’encourage, le présent m’électrise, je crains peu l’avenir […] ce n’est que par des forfaits que la nature se maintient, et reconquiert les droits que lui enlève la vertu. Nous lui obéissons donc en nous livrant au mal ; notre résistance est le seul crime qu’elle ne doive jamais nous pardonner. Oh ! mes amis, convainquons-nous de ces principes : dans leur exercice se trouvent toutes les sources du bonheur de l’homme. » [Fin du récit de Juliette à la première personne ; reprise de la narration à la troisième personne de La Nouvelle Justine.]
C’est ainsi que Mme de Lorsange [nom d’épouse de Juliette] termina le récit de ses aventures, dont les scandaleux détails avaient arraché plus d’une fois des larmes bien amères à l’intéressante [6] Justine.
Le roman finira avec la mort de Justine foudroyée par l’orage (comme dans les versions précédentes) et le triomphe allegro parfaitement immoral des libertins :
« Allons, mes amis [dit Noirceuil], réjouissons-nous, je ne vois dans tout cela que la vertu de malheureuse : nous n’oserions peut-être pas le dire, si c’était un roman que nous écrivissions.
— Pourquoi donc craindre de le publier, dit Juliette, quand la vérité même arrache les secrets de la nature, à quelque point qu’en frémissent les hommes ? La philosophie doit tout dire. »
L’Histoire de Juliette est divisé en six parties de 250 pages chacune dans l’édition 10|18. Ni chapitres ni lignes de blanc, les événements s’enchaînent sans respiration. Une simple phrase de la troisième partie suffit à transporter Juliette hors de France : « Accompagnée de ces deux honnêtes sujets [son laquais Zéphyr et sa femme de chambre Augustine], d’une autre femme sans conséquence, et le coffre-fort bien garni, je pris la poste sans m’arrêter, jusqu’à Turin, et je ne fis que là mon premier séjour. » Juliette restera en Italie six années durant lesquelles son personnage va déployer toutes ses potentialités.
3. Comment devient-on Juliette ?
Juliette reçoit sa première leçon de la société à la mort de son père. La pension n’étant plus payée au couvent où elle est élevée avec Justine, elle en est chassée malgré l’amitié amoureuse que semblait lui porter Mme Delbène l’abbesse. Elle s’interroge : « Juliette pauvre ou Juliette riche formait-elle deux créatures différentes ? » C’est alors qu’elle décide de devenir « Juliette riche » et choisit la voie du libertinage, moyen plutôt que fin en soi, même si elle en découvre vite et en apprécie les plaisirs, d’où aussi les dispositions parfois appuyées au « vice » qu’elle se prête dans son propre récit pour les besoins de la cause défendue : vertu et malheurs d’un côté, vice et prospérités de l’autre.
Du côté de Justine, on se souviendra qu’elle ne fait pas prosélytisme de sa vertu : elle ne part pas prêcher sur les routes de France, elle n’entre pas dans un couvent qui accueillerait les filles sans ressources, elle ne se dévoue ni dans une école ni dans un hôpital ; ses actes de vertu sont des faits de résistance. Tout au long des deux histoires, la tension persiste entre une disposition à la vertu ou au vice qui serait « naturelle » - et que les circonstances permettent ou pas de développer - et la possibilité de choisir l’une ou l’autre voie ; d’un point de vue romanesque, le projet évolue ainsi de l’argument initial de la nouvelle basée sur deux lignes parallèles à l’autonomisation progressive de Juliette.
Chassées du couvent, Justine et Juliette se séparent. Justine cherche à se placer comme servante, Juliette entre dans la maison de prostitution de la Duvergier. Son ascension commence : elle fait la connaissance de Noirceuil qui lui fait rencontrer le ministre Saint-Fond. Celui-ci repère ses ambitions et son absence de scrupules. Si elle le sert, il fera sa fortune. Il l’installe dans un hôtel particulier et lui verse une forte rente afin qu’elle organise, pour lui et ses amis, des soupers libertins qui devront, chaque fois, les surprendre par leur déroulement et la qualité des victimes offertes à leurs « crimes de débauche » (à quoi sa situation sociale accorde l’impunité). Juliette mène une vie de courtisane brillante, mondaine, mais toujours sous la coupe de Saint-Fond : « Continue d’aimer mes mystères et de me bien servir [lui dit-il] : je t’élèverai si haut que tu n’auras plus de peine à te persuader de ta supériorité sur les autres êtres ; tu ne saurais croire les délices que j’éprouve à te mettre au pinacle, sous la seule clause d’une profonde humiliation, d’une obéissance sans borne envers moi. Je veux que tu sois à la fois mon esclave et l’idole des autres… »
C’est à un sursaut vertueux devant la nouvelle infamie de Saint-Fond - faire mourir de faim les deux tiers de la France « par d’affreux accaparements » - qu’elle va devoir son indépendance (et le roman, son expansion) : « Je l’avoue, toute corrompue que j’étais, l’idée me fit frémir. Funeste mouvement, que vous me coûtâtes cher ! Pourquoi ne puis-je vous vaincre ? Saint-Fond, qui le surprit, se retira sans dire un mot. » Dès lors, une seule conduite possible pour échapper à ce silence menaçant : fuir. Fuir Paris, le ministre et ses agents. D’abord à Angers où elle se fait épouser par M. de Lorsange dont elle a une fille, Marianne, puis, l’étau policier se resserrant autour d’elle, en Italie. Là-bas, non seulement elle échappe au pouvoir de Saint-Fond mais, à fréquenter rois et princes, son pouvoir à elle dépasse le sien : s’ils avaient vécu dans le même pays, elle aurait pu provoquer sa perte, obtenir sa déchéance. Un autre sursaut vertueux la fera revenir en France six ans plus tard (Saint-Fond est mort entre-temps) : la réticence de la Durand, avec qui elle voyage, à collaborer au projet des inquisiteurs de Venise : « anéantir » par le poison une large faction hostile au gouvernement.
4. Des amitiés féminines.
À l’exception de Juliette, les personnages de l’Histoire de Juliette sont peu diserts sur leur passé. À peine apprend-on de Mme Delbène que ses parents l’ont mise au couvent à l’âge de douze ans afin de favoriser un frère aîné, de Mme de Clairwil qu’elle est veuve. Si Justine s’est déplacée d’un lieu clos à un autre, du nord au sud de la France, dans la plus complète solitude, Juliette s’élève dans la haute société parisienne puis italienne, du nord au sud de l’Italie, entourée d’un grand nombre d’amitiés qu’il faut distinguer de ses relations « professionnelles ». On ne peut qualifier d’amis ni le ministre Saint-Fond ni les têtes couronnées qu’elle fréquente en Italie, à qui la lie seulement un libertinage partagé durant un temps donné. Ses amitiés masculines, d’égal à égal, sont celles de Noirceuil et de l’abbé Chabert, que l’on retrouve tous deux dans la scène finale du roman.
Ses amitiés les plus fortes et les plus constantes sont féminines, quand bien même elle trahit ou assassine la plupart d’entre elles, la contradiction apparente n’étant qu’affaire de circonstances narratives - comment résister, par exemple, à l’attrait d’un volcan qui ouvre grand son cratère ! Selon l’ordre chronologique ce sont : Mme Delbène l’abbesse de Panthemont (qui la chasse du couvent), la Duvergier patronne du premier établissement où elle se prostitue (qu’elle quitte), Mme de Clairwil (qu’elle empoisonne), la Durand un peu sorcière et empoisonneuse résolue (unique rescapée), auxquelles il faut ajouter, en Italie, la princesse Olympe Borghèse (qu’elle précipite dans le Vésuve) et Mme de Donis (qu’elle assassine).
Ces amitiés féminines se fondent d’une part sur le commun exercice du libertinage avec leurs homologues hommes ou femmes, d’autre part sur des relations amoureuses entre elles. (Dans les romans de Sade, la plupart des libertins ont des pratiques bisexuelles, les personnages aux pratiques exclusivement homosexuelles sont moins fréquents.) Si le libertinage mixte leur fait tenir les mêmes discours que les hommes sur la non-existence de Dieu, de l’âme, etc., leurs relations spécifiques sont à l’origine de discours plus proprement sexués contre les hommes et contre une société qu’on peut qualifier de patriarcale même si elles n’emploient pas ce terme. Autre différence : jamais elles ne critiquent les femmes en tant que telles, seulement les valeurs de chasteté, de fidélité, de dévotion que revendiquent certaines.
Mme de Clairwil. Le libertinage s’apprend et se transmet. À la suite de l’abbesse Delbène, première initiatrice, et de la Duvergier, Mme de Clairwil - « la taille de Minerve sous les agréments de Vénus » - prend le relais dans le perfectionnement de Juliette : elle l’introduit dans la Société des Amis du crime, elle lui fait rencontrer la Durand. Contrairement à Saint-Fond qui ne cherche jamais qu’à mieux utiliser les autres dans ses propres plaisirs, Mme de Clairwil aura à cœur de lui faire comprendre ce qu’il en est de son plaisir à elle, Juliette.
Variation de Mme de Saint-Ange dans La Philosophie dans le boudoir, Mme de Clairwil suit deux principes du libertinage développés dans l’Histoire de Juliette : le « tout ou rien » affirmé dès le début par Mme Delbène dans la formule adressée à Juliette : « tu ne connaîtras rien si tu n’as pas tout connu » et, corrélé au « tout ou rien », l’« extension », c’est-à-dire l’exploration de toutes les ramifications conséquentes possibles (y compris imaginaires) d’un acte :
« Je voudrais, dit Clairwil, trouver un crime dont l’effet perpétuel agît, même quand je n’agirais plus, en sorte qu’il n’y eût pas un seul instant de ma vie, ou même en dormant, où je ne fusse cause d’un désordre quelconque, et que ce désordre pût s’étendre au point qu’il entraînât une corruption générale, ou un dérangement si formel qu’au-delà même de ma vie l’effet s’en prolongeât encore (Deuxième partie). »
Elle s’écrie dans les ruines de Baïes (Baïa, près de Naples) :
« Ah ! si je pouvais embraser l’univers, je maudirais encore la nature de ce qu’elle n’aurait offert qu’un monde à mes fougueux désirs ! »
La pratique - une passion, pour certains - du libertinage repose en grande partie sur la distinction que les libertins établissent entre les sensations faibles et les sensations fortes, la vertu ne procurant, on l’aura deviné, que des sensations faibles à celui qui s’y adonne (mais fortes pour celui qui la persécute). Saint-Fond évoque « l’ombre et le silence » dont il aime s’envelopper : « les voiles de la nuit sont les aiguillons du crime », dit-il [7]. Le désir sans cesse réaffirmé par Mme de Clairwil d’éprouver des sensations fortes jusqu’à la démesure la rapproche, à maints égards, de Saint-Fond et du duc de Blangis. Elle s’en distingue pourtant radicalement par la théorie de l’apathie qui lui fait rechercher, au cœur de la perte de conscience et de l’oubli de soi dans la jouissance, le point de calme absolu d’où elle peut contempler, comme à distance, les excès auxquels elle se livre. Il lui revient de faire expérimenter à Juliette l’importance du calme physique et de l’apathie mentale dans le plaisir, qu’il soit érotique ou criminel. L’opposant à la « sensibilité » qui conduit à l’affadissement des sensations, Mme de Clairwil voit dans « cette tranquillité », « ce repos des passions », « ce stoïcisme », la façon d’aiguiser sans fin l’imagination.
Mon âme est impassible, disait-elle ; je défie aucun sentiment de l’atteindre, excepté celui du plaisir. Je suis maîtresse des affections de cette âme, de ses désirs, de ses mouvements ; chez moi tout est aux ordres de ma tête ; et c’est ce qu’il y a de pis, continuait-elle, car cette tête est bien détestable. Mais je ne m’en plains pas : j’aime mes vices, j’abhorre la vertu ; je suis l’ennemie jurée de toutes les religions, de tous les dieux ; je ne crains ni les maux de la vie, ni les suites de la mort ; et quand on me ressemble, on est heureux (Deuxième partie).
Mme de Donis. Juliette rencontre la comtesse de Donis à Florence. Elle va lui enseigner non pas le pourquoi des crimes libertins mais le comment :
« Combinez d’abord votre projet plusieurs jours à l’avance, réfléchissez sur toutes ses suites, examinez avec attention ce qui pourra vous servir… ce qui serait susceptible de vous trahir, et pesez ces choses avec le même sang-froid que s’il était sûr que vous dussiez être découverte. S’il s’agit d’un meurtre, souvenez-vous qu’il y a pas un seul être au monde assez parfaitement isolé pour que ses attenances ne puissent nuire ; quelles qu’elles soient, elles le réclameront tôt ou tard. Considérez donc, avant que de vous livrer, et la manière de leur répondre, et celle de leur imposer silence. Une fois déterminée, agissez seule autant qu’il vous sera possible ; si vous êtes obligée d’employer un complice, intéressez-le tellement à votre crime, liez-le si fortement à l’action, qu’il lui devienne impossible de vous perdre. […] Ou ne commencez pas, ou plongez-vous entièrement dans l’abîme, dès que vous avez mis le pied sur le bord » (Quatrième partie).
Puis Juliette lui livre son « secret » - sa version personnelle de la théorie de l’apathie -, sans doute le secret de son personnage, qui offre au lecteur quelques-unes des pages les plus belles et les plus intimes de son récit :
« Soyez quinze jours entiers sans vous occuper de luxures, distrayez-vous, amusez-vous d’autres choses ; mais jusqu’au quinzième ne laissez pas même d’accès aux idées libertines. Cette époque venue, couchez-vous seule, dans le calme, dans le silence et dans l’obscurité la plus profonde ; rappelez-vous là tout ce que vous avez banni depuis cet intervalle, et livrez-vous mollement et avec nonchalance à cette pollution légère par laquelle personne ne sait s’irriter ou irriter les autres comme vous. Donnez ensuite à votre imagination la liberté de vous présenter, par gradation, différentes sortes d’égarements ; parcourez-les toutes en détail ; passez-les successivement en revue ; persuadez-vous bien que toute la terre est à vous… […] Sans vous en apercevoir, des tableaux variés que vous aurez fait passer devant vous, un viendra vous fixer plus énergiquement que les autres, et avec une telle force, que vous ne pourrez plus l’écarter ni le remplacer. […] Dès que cela sera fait, rallumez vos bougies, et transcrivez sur vos tablettes l’espèce d’égarement qui vient de vous enflammer, sans oublier aucune des circonstances qui peuvent en avoir aggravé les détails ; endormez-vous sur cela, relisez vos notes le lendemain […] Formez maintenant un corps de cette idée, et, en la mettant au net, ajoutez-y de nouveau tous les épisodes que vous conseillera votre tête. Commettez ensuite, et vous éprouverez que tel est l’écart qui vous convient le mieux, et que vous exécuterez avec le plus de délices. Mon secret, je le sens, est un peu scélérat, mais il est sûr, et je ne vous le conseillerais pas si je n’en avais éprouvé le succès » (Quatrième partie).
« Vous m’avez fait former des fantômes », avait écrit Sade dans une lettre de prison à propos de ceux qui le persécutaient. N’est-ce pas, remontant jusqu’à la source du désir, ce qu’explique Juliette à Mme de Donis : comment se forment les scènes et les figures qui traversent ses romans ?
Alors Juliette - ce serait lui ?
La Durand. C’est dans la troisième partie que Mme de Clairwil propose à Juliette de se rendre au bout du faubourg Saint-Jacques où la Durand habite « une petite maison isolée et située entre cour et jardin ». Présentée comme « aventurière », elle va révéler ses talents de fabricante de poisons et de sorcière capable de convoquer les esprits et de prédire l’avenir. Avec elle, nous entrons dans le domaine du fantastique.
Ce cabinet [celui où la Durand reçoit les deux femmes], peint en noir, avait à peu près vingt pieds carrés : toute la partie droite était remplie d’alambics, de fourneaux et autres instruments de chimie ; à gauche, se voyaient des tablettes contenant une grande quantité de bocaux et des livres ; quelques tables étaient au-dessous ; en face, un rideau noir cachait une pièce dont je parlerai tout à l’heure, et le milieu était orné d’une colonne de bois, garnie de velours noir […].
Après avoir soumis Juliette et Mme de Clairwil à quelques épreuves sexuelles destinées à évaluer leur tempérament et leur détermination, la Durand accepte de leur prédire l’avenir. À Mme de Clairwil, qu’il ne lui reste que cinq années à vivre : « Le jour que l’Ours passera dans la Balance vous regretterez les fleurs du printemps » – prophétie qui s’avérera en Italie. À Juliette, qu’un ange apparu en songe lui dévoilera des vérités incompréhensibles : « où le vice cessera, le malheur arrivera » - elle annonce le sursaut vertueux de Juliette face à Saint-Fond. Puis un nuage à l’odeur d’ambre et de soufre envahit la pièce et la Durand tombe en transe. Revenue à elle, elle leur détaille et vante ses poisons qu’elles peuvent tester sur divers sujets mis à leur disposition. Un « sylphe » l’assiste, Almazor, qu’elle fait apparaître et disparaître à volonté. Puis les trois femmes descendent au jardin « extrêmement sombre, [qui] ressemblait beaucoup à un cimetière ». « Toute la nature est à mes ordres [dit la Durand], et elle sera toujours aux volontés de ceux qui l’étudieront : avec la chimie [8] et la physique on parvient à tout. Archimède ne demandait qu’un point d’appui pour soulever la terre et moi, je n’ai plus besoin que d’une plante pour la détruire en six minutes. » Mme de Clairwil ne s’en effraie nullement : « Délicieuse créature », dit-elle en la serrant dans ses bras… La démonstration se poursuit : la Durand répand une certaine poudre de sa composition sur le sol qui se hérisse alors de cadavres, d’où s’ensuit une sorte de danse macabre bien terrifiante. Mais quand Mme de Clairwil retournera deux jours plus tard chez la Durand, la maison sera fermée et la femme aura disparu.
La Durand est un personnage récurrent de l’Histoire de Juliette. Elle réapparaît à Ancône puis, après que Juliette l’a crue suppliciée par les inquisiteurs de Venise, dans la scène finale du roman où sa berline entre dans la cour du château de façon très théâtrale. Mais chaque retour l’humanise davantage et jamais on ne retrouve l’atmosphère mystérieuse de la petite maison du faubourg Saint-Jacques, comme si Sade y avait concentré toutes les ressources littéraires de la magie noire.
[1] C’est moi qui souligne.
[2] Yukio Mishima, Madame de Sade, acte III, version française d’André Pieyre de Mandiargues, Gallimard, 1976.
[3] C’est moi qui souligne à nouveau.
[4] Troisième partie, note 8.
[5] C’est la réédition de ce roman en 1801 qui vaudra à Sade d’être arrêté et enfermé jusqu’à la fin de ses jours en 1814.
[6] Au sens de : émouvante.
[7] Le thème de l’isolement, naturel pour les lieux ou volontaire pour les personnes, est présent dès Les Cent Vingt Journées de Sodome. Relire, entre autres, la journée 28 du mois de février : « Cela fait, il passe dans son salon, et reste un instant seul, sans qu’on sache à quoi il emploie ce moment de solitude. »
[8] La Durand est une version développée du chimiste Almani que croise le frère Jérôme dans La Nouvelle Justine.