[32] « le passé m’encourage, le présent m’électrise, je crains peu l’avenir » 4
1. La victime est d’importance : on a un seul père. Si on décide de l’assassiner il ne faut pas rater son coup (pas plus que si on choisissait de le chérir), on n’aura pas l’occasion de recommencer. Le père de la princesse Olympe Borghèse est un père aimant, il comble sa fille de cadeaux et de douceurs. D’autant plus ! La princesse demande à Juliette de la convaincre que le parricide est bien le crime le plus abominable qui soit, celui qui bafoue au plus haut degré les lois divines et les lois humaines. Juliette s’y emploie :
« S’il est un crime effrayant au monde, lui dis-je [dit Juliette à Olympe], c’est assurément de vouloir trancher les jours de l’être qui nous fait jouir des nôtres. Unique objet de sa tendresse et de ses sollicitudes, que de reconnaissance ne lui devons-nous pas ? Peut-il être un devoir plus sacré pour nous, que celui de prolonger sa vie ? Toute idée contraire à cela ne peut être qu’un crime dont l’être qui le conçoit doit être à l’instant puni du dernier supplice, et il n’en saurait exister d’assez grand pour une pareille horreur. Nos aïeux furent des siècles, avant même que de la pouvoir comprendre, et ce ne fut guère que dans des temps modernes qu’ils promulguèrent des lois pour réprimer le scélérat qui assassine son père. Le monstre qui peut oublier à ce point tous les sentiments de la nature mérite qu’on invente des tourments pour lui, et tout ce qu’il est possible d’imaginer de plus cruel me semble encore trop doux pour cette atrocité. Saurait-on trop effrayer celui qui porte la barbarie, l’ingratitude, l’abandon de tout devoir et de tout principe, au point d’attenter aux jours de l’être qui nous donna la vie ? Furies du Tartare, sortez à l’instant de votre repaire, venez vous-mêmes apprêter des tortures dignes d’une aussi révoltante exécration, et quelque affreuses que soient celles que vous inventerez, elles seront toujours au-dessous de l’offense. »
Le discours convainc la princesse : son crime sera vraiment le plus abominable qu’elle commettra jamais. Elle le met à exécution. Son plaisir est décuplé par la réprobation humaine et divine qu’elle encourt, elle en est reconnaissante à Juliette.
L’exercice intellectuel qui consiste à adopter le contre-pied de ce qu’on pense a beaucoup intéressé Juliette. Un sourire de bien-être lui est monté aux lèvres. Elle a senti son esprit s’assouplir, prendre de l’extension, mieux : dans la contre-argumentation elle a mis au jour de nouveaux éléments qui fortifient son libertinage, par exemple la relation entre le patriarcat et le natalisme. Dommage qu’elle n’y ait pas réfléchi quand elle assassina son propre père ! À l’idée qu’elle provoquait, sans le savoir, les Furies du Tartare, de la fierté lui vient. Elle décide de réitérer l’exercice. Un jour, elle demande au prince de Francaville s’il ne croit pas que tant de crimes et d’infamies ne le conduiront pas droit en enfer. Le prince et le roi Ferdinand près de lui la regardent, déconcertés. Elle éclate de rire. Il y a du panache dans ce personnage féminin d’une vingtaine d’années. Tu nous as fait peur, chère amie, soupirent-ils. Tu étais très convaincante !
2. La vie d’une héroïne de Sade n’est pas que rose, eût-elle choisi le libertinage. En plusieurs occasions Juliette est prise au piège dans un lieu clos, qu’elle s’y trouve volontairement ou pas. Elle a réussi à s’échapper du château de l’ogre Minski en le droguant, le château de Brisa-Testa s’est révélé, grâce à Mme de Clairwil, un havre quasi familial mais sortira-t-elle vivante de ce caveau où elle est enfermée dans la crypte de la cathédrale d’Ancône (sans doute Saint-Cyriaque) ? Elle a exigé mille sequins pour exécuter cette « fantaisie » du libertin Cordelli, il a accepté de les payer. Elle mourra, elle ressuscitera, il la possédera. Certes, la Durand veille à l’extérieur, elle le sait, je le sais (je l’ai lu), mais la Durand ne va-t-elle pas s’entendre avec Cordelli et empocher les sequins ?
Je l’avoue, un froid mortel me saisit [raconte Juliette], quand j’entendis la pierre se refermer sur moi… Me voilà donc, me dis-je à la disposition de deux scélérats… Étrange aveuglement du libertinage, où vas-tu peut-être me conduire !… Mais cette épreuve était nécessaire. Je vous laisse à penser combien mon trouble s’accrut quand j’entendis ouvrir la chapelle, la refermer, et le plus effrayant silence succéder à ces deux mouvements… Oh ! ciel, me dis-je, me voilà perdue ! perfide Durand, tu m’as trahie ! Et je sentis une sueur froide s’exhaler de mes pores, depuis l’extrémité de mes cheveux jusqu’à la cheville de mes pieds. Puis, reprenant courage : allons, me disais-je, ne nous désespérons point, ce n’est point un acte de vertu que je viens de faire : je frémirais si c’en était un ; mais il n’est question que de vice, je n’ai donc rien à craindre.
Et alors ?
La sensation de panique est joliment décrite – « la cheville de mes pieds » est charmante – mais… Non, bientôt la pierre se soulève et la voilà de nouveau à l’air libre. La Durand lui tend les bras, elle a eu tort de douter de son amitié.
Quand même, elle a le goût du risque !
3. Jeune louve désireuse d’exercer ses crocs à l’écart de la meute libertine, parfois elle joue en solo. Évitant les patrouilles, les vendeurs ambulants d’almanachs et de rubans, les carrosses, les porteurs d’eau, les bandes de garnements et les pickpockets, elle se faufile dans les rues de Paris en longeant les murs.
Voulant éprouver à la fois mon courage et ma férocité, je m’habille en homme, et je vais seule, deux pistolets dans mes poches, attendre, dans une rue détournée, le premier passant qui tombera sous ma main, dans la seule vue de le voler et de l’égorger pour mon plaisir. Appuyée contre un mur, j’étais dans cette espèce de trouble causé par les grandes passions, et dont le choc sur nos esprits animaux est nécessairement le principe de la première volupté du crime. J’écoutais… Chaque bruit nourrissait mon espoir. J’imaginais, au plus petit mouvement, apercevoir enfin ma victime, lorsque des lamentations se font entendre… Je vole au bruit ; je distingue des plaintes ; j’approche : une pauvre femme, couchée en travers d’une porte, poussait les gémissements qui venaient de frapper mon oreille. […]
Une autre fois, ses cheveux serrés en chignon sous un large chapeau qui couvre son visage, elle parcourt les rues, les promenades publiques, les maisons de prostitution. Telle une fée ses bienfaits, elle distribue « indifféremment » - âge, sexe, statut social - des dragées empoisonnées. Derrière elle des corps s’effondrent, râlent, convulsent. On se retourne, elle a déjà disparu sous un porche. Des crimes de rue gratuits, exécutés de sang-froid, de façon anonyme, jamais revendiqués. On a cru la voir au port Saint-Paul, elle réapparaît rue Saint-Antoine. Sensation d’impunité, de toute-puissance. Absence de remords. Le lecteur admire sa témérité, sa cruauté l’effraie.
14. Une, des bibliothèques
Les bibliothèques ne manquent pas dans les romans de Sade, que ce soit dans la narration ou dans les notes. L’éducation intellectuelle fait partie de l’apprentissage libertin dont elle forme la base. Dans l’Histoire de Juliette on lit des ouvrages de philosophie : La Mettrie, Helvétius, Montesquieu, Aristote, D’Holbach, Machiavel, Spinoza, Vanini ; de littérature : Lucien, Brantôme, Voltaire, La Fontaine, d’Alembert ; d’histoire et de voyage : Cook, Dapper, Hérodote, Tacite. Leurs œuvres, que les libertins reprennent souvent mot pour mot, nourrissent leurs discours. Au début du roman, Mme Delbène avait conseillé à la toute jeune Juliette :
« Nourris-toi sans cesse des grands principes de Spinoza, de Vanini [1]], de l’auteur du Système de la Nature [2] ; nous les étudierons, nous les analyserons ensemble ; je t’ai promis de profondes discussions sur ce sujet, je te tiendrai parole ; nous nous remplirons toutes deux de l’esprit de ces sages principes. S’il te survient encore des doutes, tu me les communiqueras, je te tranquilliserai : aussi ferme que moi, tu m’imiteras bientôt, et comme moi, tu ne prononceras plus le nom de cet infâme Dieu que pour le blasphémer et le haïr. L’idée d’une telle chimère est, je l’avoue, le seul tort que je ne puisse pardonner à l’homme ; je l’excuse dans tous ses écarts, je le plains de toutes ses faiblesses, mais je ne puis lui pardonner l’érection d’un tel monstre […] »
Juliette s’en souviendra quand, ayant quitté le couvent, elle sera entretenue par le ministre Saint-Fond : une « lectrice » fera partie du train de sa maison sans qu’on apprenne quels auteurs elle lui demande de lire. Elle fréquentera la bibliothèque d’ouvrages contre les (bonnes) mœurs et la religion de la Société des Amis du crime. Dans la bibliothèque Vaticane elle admirera un manuscrit de Térence et les lettres originales d’Henri VIII à Anne de Boleyn, puis remarquant qu’il y a « peu de livres » dans « beaucoup d’armoires » elle reprochera âprement au pape cette simulation livresque.
Mais les romans libertins sont rares. Sur les rayonnages, l’équilibre narratif qui prévaut entre les discours philosophiques et les mises en pratique est rompu. S’il existe une histoire de la pensée ponctuée d’avancées et de reculades, de périodes de doute, de découvertes fulgurantes, d’interminables discussions qu’on peut suivre d’ouvrage en ouvrage, dans le domaine du libertinage tous les récits semblent déjà là, identiques ou presque depuis l’Antiquité. Aucun progrès en perversité n’est-il envisageable ? Dans un éloge fougueux de la bestialité à travers les âges, Noirceuil affirme qu’autrefois, il l’a lu, « les Égyptiennes se prostituaient à des crocodiles », les siècles suivants ont-ils proposé plus surprenant ?
Dans La Nouvelle Justine, un abbé lisait La Philosophie dans le boudoir. Ce roman est absent de la bibliothèque du père Claude que Juliette et Mme de Clairwil inventorient d’un œil connaisseur :
— Le Portier des Chartreux [3] qu’elles jugent une « production plus polissonne que libertine » ;
— L’Académie des Dames [4], « ouvrage dont le plan est bon, mais l’exécution mauvaise » ;
— L’Éducation de Laure, « autre production manquée net, par de fausses considérations » ;
— Thérèse philosophe [5], « ouvrage charmant du marquis d’Argens, le seul qui ait montré le but, sans néanmoins l’atteindre tout à fait ».
Le reste était de ces misérables petites brochures, faites dans des cafés ou dans des bordels, et qui prouvent à la fois deux vides dans leurs mesquins auteurs : celui de l’esprit et celui de l’estomac. La luxure, fille de l’opulence et de la supériorité, ne peut être traitée que par des gens d’une certaine trempe… que par des individus, enfin, qui, caressés d’abord par la nature, le soient assez bien ensuite par la fortune pour avoir eux-mêmes essayé ce que nous trace leur pinceau luxurieux ; or, cela devient parfaitement impossible aux polissons qui nous inondent des méprisables brochures dont je parle, parmi lesquelles je n’excepte pas même celle de Mirabeau, qui voulut être libertin pour être quelque chose, et qui n’est et ne sera pourtant rien toute sa vie [6].
Aucun écrit libertin, roman ou brochure, ne trouve grâce à leurs yeux, et elles savent de quoi elles parlent ! Quant à Restif de La Bretonne, auteur d’une Anti-Justine [7], elles ne prononcent même pas son nom. Mieux vaut lire et relire, suggèrent-elles, Hérodote, La Fontaine…
15. Envers et revers, l’endroit
Si un dieu de la miséricorde existait, si au moins la société était juste, Justine serait sauvée et Juliette condamnée. Il n’en est rien. L’histoire de Justine et de Juliette raconte à deux reprises qu’un tel dieu n’existe pas (il ne secourt pas Justine ; il ne poursuit pas Juliette de son courroux), que la société n’est pas juste (elle condamne Justine à la prison ; Juliette s’y enrichit). Ce constat ne modifie en rien la croyance de Justine dans l’existence d’un dieu bienveillant et dans la nécessité du bien social ; de son côté, Juliette y voit la preuve de la non-existence de Dieu et de la société comme obstacle au bonheur individuel. Chacune campe sur sa position, accommode le constat selon ses vues. Dans le roman de Sade il n’y a pas de revirement des personnages, les deux sœurs n’évoluent que dans leur propre construction.
Malgré le parallélisme des titres – malheurs et vertu versus vice et prospérités -, l’histoire de Juliette n’est pas la face obscure, l’envers romanesque de l’histoire de Justine.
La vertu de Justine, et les malheurs qui s’ensuivent, restent dans le cadre de la description d’une société sans issues. Choisir le libertinage comme mode de survie et moyen de s’y faire une place, comme Juliette, n’équivaut pas à se détourner de la vertu (il y a de la vertu dans son « apathie » sensuelle et dans ses amitiés féminines), pas davantage à vouloir l’éradiquer (ce n’est pas la vertu qu’elle cherche à supprimer dans ses victimes, ce sont les victimes elles-mêmes). Elle ne mène pas une croisade contre la vertu, la vertu n’est pas une donnée de base de son histoire. La seule donnée de base, commune à Juliette et à Justine, est la pauvreté et le déclassement social où les abandonne la mort de leurs parents. Le choix de Juliette n’est pas un renoncement moral, c’est une affirmation vitale de soi.
Justine sait enthousiasmer le lecteur par son obstination à défendre le principe de la vertu, quel qu’en soit le prix qu’elle paiera. Les aventures de Juliette, version lumineuse de Justine, exaltent l’imagination, quel que soit le prix qu’en paieront les victimes. Elle donne ses lettres de bravoure et d’intelligence au libertinage comme mise en mouvement de la pensée quand elle vise à se libérer des carcans qui la gauchissent, la compriment, l’écrasent. Se démarquant de ses homologues masculins elle a la conscience de son corps, à la fois arme et allié. Sa raison d’être c’est le droit absolu au plaisir. Au nom de ce plaisir elle outrepasse toutes les conventions, celles du monde vertueux selon Justine, mais aussi celles en cours dans les milieux libertins et elle n’hésite pas à voler, trahir, assassiner ses compagnes et compagnons.
Juliette n’entre pas en rivalité de pouvoir avec les puissants. Elle ne cherche pas à devenir reine à la place du roi Ferdinand, princesse à la place du prince de Francaville, papesse à la place du pape Pie VI. Ce que ces personnages découvrent en faisant la connaissance de Juliette c’est un désir plus impérieux, plus profond qu’organiser un coup d’État ou d’Église qui les chasserait de leur trône afin qu’elle s’y asseoie. Est-ce la raison pour laquelle seule une héroïne féminine pouvait mener cette aventure romanesque ? Un roi, un prince, un pape se seraient méfiés d’un homme, ils y auraient perçu la menace d’une concurrence. Mais une femme ! Ils ont raison : le seul pouvoir que Juliette reconnaisse est celui de l’argent. Ils ont tort : tous figurent sur la liste (secrète) des obstacles à détruire.
La littérature libertine que rassemble la bibliothèque du père Claude reste tributaire du cadre de vie aristocratique et bourgeois de l’époque où vit Sade. Il y est question de maris et d’épouses, d’amants et de maîtresses, de petites maisons et de maisons de prostitution, de sentiments acceptablement pervertis par des pratiques épicées avec soin… rien qui remette en question l’ordre existant, rien qui se compare aux déchaînements sadiens. Juliette veut davantage : provoquer des courts-circuits entre le haut et le bas, le corps et la pensée, le ventre et le cœur, le plaisir et la douleur, l’enfer et le paradis. Concevoir un renversement de l’état des choses et des mentalités qui ne serait pas la simple substitution d’anciennes normes par de nouvelles – c’est ce que propose Sade avec le personnage de Juliette : s’arracher de la société telle qu’elle est, extirper de soi les liens et les codes sociaux. C’est pourquoi elle porte ses revendications jusque sur l’autel de Saint-Pierre-de-Rome – symbole du pouvoir religieux et psychique -, jusqu’à la cour des rois – représentants du pouvoir politique, juridique et militaire -, jusque dans l’asile d’aliénés de Vespoli – haut lieu du renfermement des déviances. Pendant des siècles la religion a mobilisé de vastes espaces de la pensée, il s’agit de se les réapproprier, de récupérer leurs figures de saints, de fous et de martyrs, leurs violences, leurs miracles, l’ensemble de leurs images et de leurs moyens littéraires y compris leurs marges « fantastiques » afin de les rediriger vers un au-delà du réel qui garderait les pieds sur terre. Juliette s’émancipe de toutes les prisonnières des romans libertins et des romans noirs, elle s’acharne à anéantir le plus grand nombre de victimes, épargnant ainsi, par anticipation, des générations d’héroïnes romanesques.
Les années ont passé, la rhétorique a changé, quelques-unes ont glissé les pas de leur indifférence dans sa foulée, elles ont pour noms Olympia dans le tableau d’Édouard Manet, Lulu dans l’opéra d’Alban Berg, Alissa Thor dans le roman de Marguerite Duras Détruire dit-elle.
16. Parade finale
Justine est morte foudroyée par un éclair, Juliette disparaît de la scène du monde une dizaine d’années plus tard
comme s’évanouit ordinairement tout ce qui brille sur la terre : et cette femme, unique en son genre, morte sans avoir écrit les derniers événements de sa vie, enlève absolument à tout écrivain la possibilité de la montrer au public. Ceux qui voudraient l’entreprendre ne le feraient qu’en nous offrant leurs rêveries pour des réalités, ce qui serait d’une étonnante différence aux yeux des gens de goût, et particulièrement de ceux qui ont pris quelque intérêt à la lecture de cet ouvrage.
Le rideau vient de tomber sur un des grands projets romanesques de la littérature. Le livre refermé, nous demeurons abasourdis dans notre fauteuil, l’esprit rincé. Et maintenant que faire et quoi écrire, nous l’ignorons. Mais que se passe-t-il ? Quels sont ces bruits de pupitres, de partitions, de cordes ? Les musiciens de l’orchestre ont repris leurs instruments… le plateau s’illumine à nouveau… Justine se relève de l’allée du château où la foudre l’avait renversée, elle prend la main de Juliette, toutes deux s’avancent sur le devant de la scène et saluent le public des lecteurs qui se redressent, s’ébrouent et applaudissent ravis de prolonger de quelques instants leurs rêveries, et voilà qu’entrent à leur tour en scène Saint-Fond, Noirceuil, l’abbé Chabert, Ferdinand, Pie VI et Francaville, Mme de Clairwil et Olympe Borghèse suivie de son cortège habituel, « un eunuque, un hermaphrodite, un nain, une femme de quatre-vingts ans, un dindon, un singe, un très gros dogue, une chèvre et un petit garçon de quatre ans », les ingénues Fontange et Marianne bras dessus bras dessous, et Mme de Grillo légère entre Minski et Brisa-Testa, toutes les belles jeunes filles du roman, les jeunes garçons et les enfants délicieux, et voilà les bourreaux terrifiants jusqu’à la drôlerie, les applaudissements s’intensifient, et ceux qu’on avait presque oubliés : les infâmes moines de Sainte-Marie-des-Bois tout charme et sourire, les Gernande et les d’Esterval, la Dubois et la Durand qui envoient des baisers vers le parterre, Vespoli et ses fous qui font des facéties acrobatiques, le rideau se ferme, les applaudissements redoublent, le machiniste le rouvre et cette fois standing ovation… des fleurs coupées pleuvent sur la scène, des figurants les ramassent et les offrent à Justine et à Juliette qui forment incontestablement un duo de choc, elles sont les vedettes, les stars, les étoiles de la soirée, et revoilà Noirceuil et Saint-Fond… les bons et les méchants se tiennent côte à côte, ceux qui ont pratiqué la vertu serrent dans leurs bras les scélérats… tous les personnages avancent main dans la main en longues rangées qui saluent et tirent leur révérence, quelle grande œuvre, entend-on dans le public, quels formidables interprètes et quelle vigueur dans la mise en représentation… et maintenant la salle scande le nom de l’auteur : où est-il ? où est Monsieur de Sade ? on envoie quelqu’un le chercher dans les coulisses, il attend ce triomphe depuis si longtemps…
Plus tard, sur les marches du théâtre :
Parlez plus fort… que dites-vous ?
Il paraît qu’il est à nouveau emprisonné…
Il revenait de chez son imprimeur.
Ils l’ont arrêté avant qu’il arrive au théâtre…
Quel scandale !
Les premiers sms crépitent dans la nuit…
et ce lit-ci une civière ?
Hans Magnus Enzensberger [8].
[2] Le Système de la Nature, ouvrage du baron D’Holbach, fut condamné par le Parlement et brûlé en 1770.
[3] Le roman de Jean-Charles Gervaise de Latouche (1716-1782), paru en 1741, sera poursuivi par la censure.
[4] Roman de Nicolas Chorier (1612-1692) composé de dialogues, paru en 1680.
[5] Roman paru vers 1748, sans nom d’auteur. Attribué à Jean-Baptiste de Boyer, marquis d’Argens (1703-1771).
[6] Changeant de registre, Sade ajoute en note à propos de Mirabeau : « Pas même législateur, assurément : une des meilleures preuves du délire et de la déraison qui caractérisèrent, en France, l’année 1789, est l’enthousiasme ridicule qu’inspire ce vil espion de la monarchie. Quelle idée reste-t-il aujourd’hui de cet homme immoral et de fort peu d’esprit ? Celle d’un fourbe, d’un traître et d’un ignorant. »
[7] Le roman L’Anti-Justine ou les délices de l’amour, paru en 1798, sera saisi par la police en 1802.
[8] « Doute », Écriture braille, 1964.