Sanza Lettere, de Marie Cosnay
Dès la couverture on sait qu’il s’agira d’un trajet en voiture, de la narratrice qui prend le large et court après sa sœur, se précipite hors de la famille pour mieux la percuter en retour.
p 12
entre l’honneur proclamé de ceux à qui on est dû et le dégoût des mêmes, teinté de honte, il y avait une contradiction somme toute banale : tenir à ce qu’on fut et de tout cœur quand les ancêtres ont disparu, détester ce qu’on fut et ceux à qui on est dû de toute sa vigueur mais bon sang pourquoi fallait-il que personne ne bouge, pourquoi le moindre mouvement faisait-il grincer les rouages d’une mère, d’une machinerie de famille
Le montage cut en (souvent) courts paragraphes hallucinés, c’est la vitesse du déplacement, la lecture court tout le temps. À la limite, ça fait aller les yeux trop vite, façon page turner, mais attention, comme dans tout polar, il y a des leurres, et il ne faut pas suivre la pente feel good book de l’été, non, attention : il faut enquêter. Façon détective donc, on lira : bloc-notes et crayon en main. Non seulement pour se repérer dans l’intrigue présente et ses transports dans la Grèce antique et la mythologie, mais aussi pour faire naître en nous les directions inattendues, les pensées, images, sensations, touffues et contenues massivement dans ces courts paragraphes d’une densité littéraire rare. Car il est difficile de rendre compte d’un tel monument de style et de dramaturgie, la lecture n’en ai pas aisée [1] et lire est un travail, et c’est bien sûr ce qui fait la force de l’écriture de Marie Cosnay, et qui rend sa voix si importante aujourd’hui.
p 14
par une opération hallucinante et hallucinatoire de clivage intérieur, les sabots et les ignorances étaient détestés aux pieds et aux têtes des filles de famille, bénis adorés quand ils étaient aux hommes des pins (au parler rude nègre) et ascendants
Alors, qu’est-ce que mon lecteur-détective a noté dans son carnet ? Voici :
ceux qui disent Et si tu faisais un peu de sport
ceux qui bâtissent un empire sans avoir bougé le petit doigt
et l’empire qui inévitablement s’écroulera
la débandade
la politique
ceux qui ne veulent pas crever
la transformation, la métamorphose, c’est aussi tout quitter en Peugeot 106 rouge
la bague bleue, l’A3
immigrés, hommes et femmes sans lettres, sanza lettere, les pères sans lettres, en sabots
et puis, comme une paire de claque, partir chercher sa sœur
questions de filiation, d’appartenance, de transmission, d’héritage
de sur-place et de déplacements, de siècles sans doute aussi
histoire conflictuelle de femmes d’un côté d’hommes d’un autre
sabots et ignorances
de politique actuelle ("l’hystérie d’une fin d’un quinquennat")
au milieu d’Ovide (traduction en cours des Métamorphoses, évidemment)
"un crime de sang"
et puis il faut bloquer sa respiration parce que
les virgules, leur absence, procure l’essoufflement nécessaire à ce road movie
les fragments-paragraphes comme autant d’éclairs de conscience dans un processus plus long et plus souterrain — pas souterrain, mais fourmillant sur la terre meuble d’un sentier
mais on n’en saura rien, on n’a que ces éclairages, comme des fragments d’un rêve
le rêve de quelle sœur
(David Lynch en embuscade)
un road-movie policier sans policier, soutenu par le chœur antique dirigé par Ovide, Eurypide
un infanticide (ou quelque chose comme ça)
Gertrude Stein : "seule les histoires policières vont rester"
littérature du crime à tout jamais
« quand donc les flics viendront-ils me chercher »
nous avions voté (c’est 2012, ici, mais comment ne pas y voir aussi 2017 ? 2022 ?)
c’est en Grèce qu’arrivent ceux et celles qui fuient les guerres
c’est en Grèce que vivent ceux et celles qui ont un parti néo nazi et un contrôle financier despotique
la tyrannie est le chant (fredonné ?) de notre époque
c’est en Grèce que vivaient les personnages dont les histoires résonnent encore aujourd’hui
Phaéthon, Œdipe, Thésée, Zeus, Énée, Aphrodite,...
c’est en Grèce qu’on vote et revote alors qu’ici on a simplement voté
(bien du premier coup alors on ne nous redemande pas de voter, ça c’est moi qui rajoute)
qui est mort ?
p 50
je me contente de sympathiser avec le commun des mortels, où qu’ils vivent, dans des maisons ou sous des tentes, dans les rues sous le brouillard ou dans les forêts derrière la ligne sombre des lugubres manguiers qui bordent la vaste solitude de la mer
qui a tué ?
quel est le rêve, le rêve qui est une des métamorphoses (je suppose et parle sous contrôle de l’autrice)
ici, et là, on lit le journal de Jean-Patrick Manchette, on écoute Patismis et Nina Simone
le road-movie est bien réel mais le meurtre reste sans preuve
tout est écrit en cut, cette respiration cauchemardesque dont je parlais plus haut
tous les cadavres sont-ils jumeaux ? Faux jumeaux mais ressemblant comme sont des sœurs jumelles.
(d’un roman à l’autre, passe Ziad — ou bien j’ai rêvé ?)
« Sa mère envoie Phaéthon dans les espaces »
Phaéthon sans doute fait le tour du ciel pour qu’au lendemain même heure les étoiles soient à leur place
autant dire : une révolution
une révolution ce serait ça : faire tenir les étoiles du ciel en place, éviter la débandade, éviter l’écroulement du monde et les morts de ceux qui ne peuvent suivre que les étoiles
Et puis
ce nœud du livre au moment du retour
(d’ailleurs j’ai bloqué, là, repris trois ou quatre fois, ça repart du plus profond de la Grèce et d’un squat à Besançon)
c’est un road movie et retour, rare forme du genre, comme un circuit automobile
tout en étant drame et donc unités de lieux, il faudrait ajouter le passages aux actes
il y a aussi : un chat dédoublé ; un chat seul ou chat mème, un chat miroir sans miroir, comme de Schröndinger, chat et non-chat, sœur et non-sœur, meurtre et pas de meurtre, arme du crime ou pas, les pistes sont quantiques mais la Peugeot est rouge et le livre extraordinaire de concis et de force, de rythme, toute la poésie le berce et trace sa route, avec ces drames antiques qui sont nos nouveaux polars, et l’urgence de tout ça dans cette forme qui prend à la gorge comme autant de plans frénétiques d’un David Lynch sous acide
p 88
la mer est tout près, des lauriers de toute sorte, 15 septembre il fait chaud des bêtes ailées nous houspillent, quitter la dépression c’est avoir les pieds ailés — et si ma gorge est sèche c’est qu’elle est passée par quelques-unes des grandes frousses, c’est qu’elle est encore dans la frousse qu’a suivie l’indifférence qu’a suivie l’étouffement qu’a suivi la mort, dis-je
Sanza Lettere, Marie Cosnay. Éditions de l’Attente. avril 2015.
ISBN : 978-2-36242-056-6, 112 pages.
Photo : JS
[1] comme je le signalais déjà ici à propos de Cordelia la guerre.