7/12. La violence des rives
« On dit d’un fleuve emportant tout sur son passage qu’il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent.
Bertolt Brecht »
Cahier de Violence, de Yael Weiss, éditions &What
Un jour j’ai senti la violence lever en moi
Dans les veines la poussée d’un sang pompé avec une puissance inhabituelle mes nerfs alertés attentifs aux pulsations du sang chaud
Le sang poussant par rafales tout irrigant
Ma main entière en fut gantée de l’intérieur : une fourrure chaude et violente sous la peau
Un état de corps presque à rompre
Cahier de violence a été écrit en français par la poète mexicaine Yael Weiss. Il est composé de cinq chants : Pas toucher casser, surveillances assurances, enfance moderne, gaspillages, un élan de poumon. Cinq paliers dans l’ascension et la compréhension de cette violence qu’il s’agit de décrire et de comprendre : violence dont le corps est le médium et le monde la cause.
Le monde m’encerclait de près très près multiple impossibilité de multiplicité dense étonnant de densité exaspérant plus que mon corps ne pouvait mais je n’ai pas pleuré
D’une envie de casser aux insultes proférées par un conducteur de scooter, la violence sous-tend les rapports comme elle hante le texte. La violence niche dans les frictions du quotidien, elle sommeille dans le passant qui s’arrête pour assister - en spectateur - à l’agression d’une jeune femme. La violence a également fait son nid dans les divers dispositifs sensés nous protéger :
Je me dis que je peux être observée lorsque je mange dans les couloirs des supermarchés avant de passer à la caisse quand je vole quelques cerises des pruneaux des raisins piquer des raisins poches pleines de pépins on m’observe peut-être les grappes de raisons édentées éclopées Je ne peux résister mon larcin devant les caméras parce qu’ils ont des caméras parce que je me dis qu’ils auraient honte qu’ils en auraient de e déranger pour si peu Je rirais trop fort
Violence d’une société qui assure, qui rassure, qui déploie des stratégies visant à protéger l’individu de tout, y compris de lui-même, ainsi la natation souvent revenue dans le texte subit elle aussi les contraintes :
Le maître nageur m’interdit de plonger dans le petit bassin je sais très bien plonger en eaux basses je le lui dis je veux prendre le risque nul m’exercer à plonger en eau basse jouir de savoir plonger en eau basse mon corps Impossible les responsables de ma vie c’est eux de l’intégrité de mon corps c’est interdit c’est eux c’est l’aire de la piscine c’est le maître nageur qui décide L’assurance comme une sournoise méduse au fond de l’eau
Une fois suis sortie visage plein de sang c’est mon risque inaliénable c’est mon corps
Il y a, dans Cahier de violence, une force brute, une saine colère (qui s’emporte parfois [1] ) quelque chose de très proche de la libération d’énergie, de la révolte, une envie de déchirer pour voir la réalité du corps nu la réalité adorée, parce que la violence peut devenir une force de vie, nécessaire (et l’on pense – de loin – au Michaux de Mes propriétés, professant la violence comme façon de pouvoir supporter autrui).
Yael Weiss a choisi d’écrire en français, « quand j’écris, dit-elle, je m’adresse d’abord à mon voisin. Or mon voisin était alors Français. C’est dans sa langue, cette vile, son histoire et sa violence spécifique que j’ai été accueillie et que j’ai expérimenté ». Sa langue est simple, mordante et directe, portée par une énergie que je qualifierai volontiers de musicale, peut-être est-ce parce que j’ai lu ce livre en écoutant du rock. Très fort, le volume sonore.
[1] ainsi un passage me heurte : lorsque la violence s’en prend aux poètes. La généralisation me gêne. Pas plus que les écrivains ou les plasticiens, les poètes ne sont un groupe social clairement défini, aux positions homogènes. Généraliser, en ce sens, revient à caricaturer. L’acte artistique, en règle générale, m’apparaît justement comme le lieu de la résistance : faire avec ce qui résiste.