8/12. Son déficit atteignait 732 dollars

J’habitais chez lui depuis deux mois quand mon père, ce gros malin qui aurait misé sur des courses de cafards si un guichet de paris clandestins avait été ouvert à cet effet, lors d’une de ces beuveries du vendredi soir, s’est mis à perdre gros. Son déficit atteignait 732 dollars… Il voulait à tout prix se refaire et n’avait plus rien à mettre au clou. Sa voiture étant restée bloquée en gage faute de paiement depuis des mois chez son pote garagiste, il a décidé de me mettre aux enchères. Vieux Putois. Il avait déjà perdu sa tondeuse à gazon, sa boîte à outils, le sofa du salon, et même son nécessaire de rasage. Brusquement, les paris se sont envolés.

A cette époque, Lydia Lunch a tout juste quatorze ans. Musicienne, figure emblématique du mouvement No wave, actrice, auteur, elle est née en 1959 aux Etats-Unis, elle s’est retrouvée à la rue un peu plus tard, à l’âge de seize ans. Depuis, elle a enregistré une trentaine d’albums (a chanté avec Nick Cave ou Sonic Youth), a écrit six livres dont deux seulement sont traduits en France (je recommande l’excellent Paradoxia, journal d’une prédatrice). [1]

Il y a quelque chose d’agaçant dans le livre pourtant très recommandable que publie Lydia Lunch aux éditions du Diable Vauvert. Nommé Déséquilibres synthétiques dans la version française, le titre original est plus précis et plus percutant : Will work for drugs (Travaillera pour de la drogue).
Commençons par l’agacement : il vient sans doute du côté drog’n’roll qui agit comme une marque de fabrique de la contre-culture américaine. On sent l’ombre des ainés, à commencer par les beats. Lunch d’ailleurs ne manque pas d’aplomb : le livre se clôt par des entretiens avec Nick Tosches ou Hubert Selby Jr qu’elle aborde d’écrivain à écrivain. C’est le second agacement du livre : son aspect un peu foutraque, fait de brics et de brocs, de nouvelles inégales et d’entretiens dont on se demande un peu ce qu’ils font là.
Passées ces remarques, allons-y maintenant, et ne boudons pas notre plaisir, parce que Déséquilibres synthétiques contient des merveilles.

Je me sentais comme une simple spectatrice de la catastrophe familiale dont les racines remontent sur de nombreuses générations et imprègnent la matière même de cette maladie chronique et terminale qu’on appelle « famille », au sein de laquelle, en tant que fille unique d’une fille unique, j’ai dû subir tous les abus, la tyrannie et les traumas qui se répartissent d’habitude sur l’ensemble de la couvée.

Lunch a l’art de la sentence et de l’image haute en couleur :

Un vrai philosophe de cambrouse, posé dans son fauteuil de salon, entouré de son fan-club de gros tas écervelés.

Voire de l’aphorisme ; concis et grave :

Personne ne gagne une guerre. Sauf l’industrie militaire.

D’Artaud à Orwell, de Selby Jr aux évangiles (amérique oblige), Lunch raconte quelques histoires, esquisse quelques personnages dont on ne sait trop s’ils sont réels ou fantasmés. On s’étonne du peu de place que tient la musique dans ce livre, les nouvelles saisissent surtout des instants de vie, des individus, des émotions.

Tu ne peux pas sauver quelqu’un de lui-même. Tu perdras tout en voulant jouer au rédempteur. Tu ne guériras jamais le blessé. Tu ne peux pas réparer les dommages infligés par les parents égoïstes, les maltraiteurs d’enfants, les tyrans, la pauvreté, la dépression ou le déséquilibre chimique.
Tu ne peux pas annuler les cicatrices psychiques, soigner les vieilles plaies, chasser d’un baiser les anciens maux. Tu ne peux pas faire fuir la douleur. Tu ne peux pas faire taire les voix dans la tête des autres.

Les personnages sont déglingués, rongés par la drogue, des indiens ivres conduisent des voitures la nuit, poursuivis par des trans portoricains, Johnny aime jusqu’à la destruction, l’amant se mutile pour atteindre l’orgasme, le père est abject, la mère ne vaut pas mieux, et l’on est presque surpris lorsque la douceur traverse le texte (les textes sur les policiers et les enfants des autres où l’humour prédomine).

Comme dit plus haut, le livre est bricolé, mais il suffit de lire quelques textes (Canasta sur le père, Johnny derrière le démon, sur un amour destructeur) pour se dire que Lunch est un écrivain à suivre.

En conclusion, cette belle définition de la littérature :

Les écrivains immatures font du plagiat. Les écrivains chevronnés volent, Nick Tosches cité par Lydia Lunch.

26 avril 2010
T T+

[1publié en 1998 aux éditions de la Musardine