8. Les Vigilants de l’Apocalypse

(Arbounouze, 17 août 2019)

Une pie oscille au sommet d’un sapin, la queue agitée de saccades mécaniques, répétant cinq ou six fois le même hochement jusqu’à ce que le long balancier l’amène à l’équilibre, et aussitôt son assise assurée elle craille en direction du ciel, invectivant on ne sait qui, un congénère batailleur ou le promeneur qui l’a fait fuir, ou l’orage seulement, qui menace sur les hauteurs, l’enveloppant de son fluide électrique, puis elle reste là à méditer, figée dans son demi-deuil, aussi inerte qu’un portrait votif sur un gâteau funéraire. Puis elle s’envole, brusquement emportée par ce vol jurassique qui étonne et divertit, réglé par l’instable gyroscope caché sous son jabot, et elle disparaît en festonnant entre les arbres, sa longue gouverne tendue derrière elle. Je me suis pris à songer à ce prodige de plumes et de tendons, d’os poreux et de muscles fuselés agités de spasmes, que le grand Léonard a tenté d’imiter en cousant des pans de draps sur des vergues de frênes, façonnant deux vastes ailes nervurées qu’un nouvel Icare, suspendu dans un berceau de sangles, pourrait agiter au moyen de ficelles. Cet engin de rêve plus que de sustentation, un jaloux l’ayant surpris dans son atelier le lui vola. Et la nuit suivante, croyant en tirer gloire, son lourd harnachement attaché aux épaules, il gagna à dos de mulet le sommet du Pizzo della Croce d’où, au petit matin, il se jeta dans le vide face au soleil levant, ahanant et battant furieusement des bras, à la stupéfaction d’un groupe de pèlerins processionnant vers Rome, qui voyant voleter cet ange éperdu, pétrifiés sur leurs bourdons, crurent que le ciel répondait par ce signe menaçant à leur vœu de purgation, et de quelques paysans à leurs labours, qui abandonnèrent l’araire à leur bœuf pour tomber à genoux dans le sillon et prier en se signant. Le lourd volatile traversa la moitié du ciel dans un long cri désespéré jusqu’à venir s’écraser dans un pré, assez vivant encore pour jouir de sa gloire, mais si brisé qu’on ne le sauva que tors et disgracié, plus que le malheureux Scarron et que mon oncle Esprit [1]. Car il est une loi élémentaire, magnifique dans sa simplicité, qu’ignorait Léonard : on ne peut dilater une machine (celle de la pie, celle de la mouche aussi bien), en conservant ses propriétés mécaniques, car son poids est porté au cube quand ses forces motrices ne le sont qu’au carré ; ainsi, en changeant d’échelle, le moucheron devenant l’aile volante, ce qui s’élevait au ciel sans effort se précipite au gouffre irrémédiablement.

Pour ma première équipée solitaire depuis la grotte des Fées [2] (Hildegard était à Cologne, au milieu de ses livres, préparant un mémoire sur La Haine du crapaud), j’avais choisi la forêt d’Arbounouze, accessible en voiture et peu accidentée ; mais au milieu du périple, ma blessure me tiraillant, j’avais dû faire une pause. Je m’étais accoudé sous un sapin dont les branches basses retombant jusqu’au sol formaient une tente ombreuse et odorante et, caché dans ce cabinet de verdure, j’avais épié un moment la forêt dans l’espoir d’y surprendre l’une des vies sauvages qui reviennent peu à peu dans le Vercors, sans découvrir mieux qu’une épeire à l’affut au bord de sa toile, immobile sous sa cuirasse à tête de mort, que j’avais agacée un moment de la barbe d’une herbe sans qu’elle parût y prendre garde, m’évadant peu à peu de la scène jusqu’à m’endormir tout à fait. Des claquements de bec m’avaient tiré d’un rêve mélancolique auquel Livia avait part, j’ai oublié comment. Peu après que la pie eut disparu, je perçus un bruissement sourd, comme de pas nombreux. Au lieu d’une horde de chevreuils, c’est un visage humain qui parut entre les arbres, flottant à cinq pieds du sol, porté par un tourbillon de feuilles, où je reconnus bientôt un treillis militaire, suivi à un jet de pierre par un groupe d’énergumènes qui cheminaient en battant les branches et en soufflant du nez, tous moulés dans la même cire, battle-dress, casquette à l’envers et sac boudin sur l’épaule, comme ces soldats de résine qui servaient naguère aux manœuvres de couloir de mes guerres allemandes, que seuls distinguaient quelques traits de peinture, sortis du même magazine de baroudeurs, hormis un couple de jeunes gens qui suivaient à distance, comme de mauvaise grâce, tout vêtus de noir et têtes nues, lui d’apparence brutale, l’avant-bras tatoué d’un dragon et le pariétal à demi-rasé orné d’une crête iroquoise, elle ingrate mais souple et fluide, le cheveu ras zébré par la tondeuse d’un motif de peau blanche, des lettres peut-être, et un anneau dans les narines, néopunk avatar de Jeanne au bûcher. Leur guide s’arrêta dans une petite clairière, à une dizaine de pas de ma cachette, où ils semblèrent s’installer pour camper. Un ethnologue embusqué sous les branches se fût réjoui de les tenir ainsi sous sa lunette, commodément installés devant lui, s’abandonnant sans méfiance aux mœurs étranges de leur tribu, que quelques signes curieux distinguaient du reste de l’humanité – ainsi du bracelet de métal qu’ils portaient au poignet (hormis la fille, qui l’avait à la cheville), semblable aux gourmettes perforées qu’on donnait jadis aux combattants envoyés au front. Quant à moi, j’en fus fâché, aussi peu désireux de surgir en diable boiteux au milieu de ces sauvages que de bivouaquer dans mon refuge.

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15 janvier 2024