8. Les Vigilants de l’Apocalypse
Pour ma première équipée solitaire depuis la grotte des Fées [2] (Hildegard était à Cologne, au milieu de ses livres, préparant un mémoire sur La Haine du crapaud), j’avais choisi la forêt d’Arbounouze, accessible en voiture et peu accidentée ; mais au milieu du périple, ma blessure me tiraillant, j’avais dû faire une pause. Je m’étais accoudé sous un sapin dont les branches basses retombant jusqu’au sol formaient une tente ombreuse et odorante et, caché dans ce cabinet de verdure, j’avais épié un moment la forêt dans l’espoir d’y surprendre l’une des vies sauvages qui reviennent peu à peu dans le Vercors, sans découvrir mieux qu’une épeire à l’affut au bord de sa toile, immobile sous sa cuirasse à tête de mort, que j’avais agacée un moment de la barbe d’une herbe sans qu’elle parût y prendre garde, m’évadant peu à peu de la scène jusqu’à m’endormir tout à fait. Des claquements de bec m’avaient tiré d’un rêve mélancolique auquel Livia avait part, j’ai oublié comment. Peu après que la pie eut disparu, je perçus un bruissement sourd, comme de pas nombreux. Au lieu d’une horde de chevreuils, c’est un visage humain qui parut entre les arbres, flottant à cinq pieds du sol, porté par un tourbillon de feuilles, où je reconnus bientôt un treillis militaire, suivi à un jet de pierre par un groupe d’énergumènes qui cheminaient en battant les branches et en soufflant du nez, tous moulés dans la même cire, battle-dress, casquette à l’envers et sac boudin sur l’épaule, comme ces soldats de résine qui servaient naguère aux manœuvres de couloir de mes guerres allemandes, que seuls distinguaient quelques traits de peinture, sortis du même magazine de baroudeurs, hormis un couple de jeunes gens qui suivaient à distance, comme de mauvaise grâce, tout vêtus de noir et têtes nues, lui d’apparence brutale, l’avant-bras tatoué d’un dragon et le pariétal à demi-rasé orné d’une crête iroquoise, elle ingrate mais souple et fluide, le cheveu ras zébré par la tondeuse d’un motif de peau blanche, des lettres peut-être, et un anneau dans les narines, néopunk avatar de Jeanne au bûcher. Leur guide s’arrêta dans une petite clairière, à une dizaine de pas de ma cachette, où ils semblèrent s’installer pour camper. Un ethnologue embusqué sous les branches se fût réjoui de les tenir ainsi sous sa lunette, commodément installés devant lui, s’abandonnant sans méfiance aux mœurs étranges de leur tribu, que quelques signes curieux distinguaient du reste de l’humanité – ainsi du bracelet de métal qu’ils portaient au poignet (hormis la fille, qui l’avait à la cheville), semblable aux gourmettes perforées qu’on donnait jadis aux combattants envoyés au front. Quant à moi, j’en fus fâché, aussi peu désireux de surgir en diable boiteux au milieu de ces sauvages que de bivouaquer dans mon refuge.
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