Anne Luthaud | Je suis un coucou 4/4

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Je regarde Fatou, elle a 4 ans, elle marche rue de Maubeuge, Paris 18eme, la main dans celle de sa mère qui avance, la petite sœur sur le dos. Elle va droit devant, se laisse porter par le pas de sa mère, il est 9 heures le matin, trop tard pour l’école. Je regarde Fatou qui me regarde sans me quitter des yeux.

Je regarde Fatou et je ne suis plus la petite fille de 7 ans qui jouait à sauter sur le ventre de son père allongé dans la pelouse d’un jardin jusqu’à lui casser une côte.
Je regarde Fatou et je ne suis plus celle de 15 ans qui essaie trois pantalons avant d’en choisir un ou regrette s’être mise en jupe avec bottes pour rendre ses jambes moins visibles, je ne suis plus la jeune fille qui se promène attristée au bord du fleuve, cheveux longs et blonds, jolie sans le savoir, jeune fille entre deux fleuves, Rhône et Saône puisque ville de Lyon, prise entre père et mère. Elle se promène et sait qu’on la regarde, fait semblant de n’en rien voir, cherche la juste pose et la juste lumière sur son visage, voudrait effacer ses défauts physiques qu’elle liste.

Je regarde Fatou et je ne suis pas la jeune fille blonde qui tient un gros chien en laisse, en douceur et sans peur, je ne suis pas cette jeune fille qui marche attristée au bord du Rhône.

Je regarde et j’écoute la petite fille, main dans celle de son père maintenant, qui avance dans la ville la nuit, marche décidée, et demande : où es-tu demain matin ?
Je crois n’avoir jamais marché la main dans celle de mon père, dans une ville, la nuit.

Et je regarde et j’écoute Pêche, la fille mamouth adolescente d’Élie et Mannie, qui renonce à dormir pendue par la queue comme un opossum quand le jeune Ethan se moque d’elle, qui demande à son père de n’être plus son père avant de le vouloir de nouveau.
Je n’ai pas le souvenir d’être allée enfant avec mon père au cinéma.

Je regarde les acrobates et je deviens celle qui a peur, juchée debout sur les épaules du porteur - mes jambes tremblent avant le saut périlleux qui me conduit sur les épaules d’un autre. Je regarde les acrobates et je ne suis pas celle qui va d’un porteur à l’autre, détendue et légère, s’équilibre en haut d’une pyramide humaine, descend pour recommencer encore, vol plané jusqu’aux bras assurés des hommes du cirque.

Je ne suis pas une dinde découpée en escalopes servies avec une mauvaise sauce au curry et des frites molles, je regarde ce qui en reste.

Je regarde la femme à la jupe aux fleurs rouges, et je suis la femme à la jupe aux fleurs rouges. Je regarde la jupe aux fleurs rouges et je regarde celui qui regarde la jupe de la femme à la jupe aux fleurs rouges. Je suis celle et celui de Les fleurs de Christian Gailly. Je suis la regardée et je suis le regardant. La regardante.

Si j’avais regardé Farida, j’aurais vu où elle habite. J’aurais vu le quatrième étage sans ascenseur, une cage d’escalier délabrée, des cris - les cloisons sont fines et les habitants nombreux aux étages - un appartement insalubre où elle a installé des coquetteries : napperons, vase avec fleurs artificielles, tapis colorés, cadres aux murs (paysages, portraits photos de sa mère, son père, ses frères et sœurs) recouvrant en partie les fissures. J’aurais vu sa soeur sans travail, qu’elle entretient en faisant la dame de compagnie d’une riche vieille atteinte d’Alzeimher. Sa sœur installée devant la télé toujours allumée, chaine du Maghreb. Si j’avais regardé Farida, j’aurais compris que Farida ne se lève pas toujours le matin et que sa souffrance est quotidienne. Que la moindre médisance l’affecte, qu’elle la rumine et s’en effondre. Qu’elle n’a pas esquivé pour toujours les coups reçus de son mari.
Farida a une voix basse et détimbrée, elle dit comme par inadvertance son enfance au Maroc, le bruit incessant du métier à tisser de sa mère - elle montait le son de la radio pour ne pas l’entendre, elle dit le bruit qui la gênait dans sa tête et dans son corps, elle dit les pieuvres que son père frappait sur les rochers de la corniche, à Casablanca, il faisait les trois huit, elle l’attendait le soir au retour du travail, inquiète car il devait traverser pour rentrer une grande forêt où se cachaient des voleurs. Il pousse la porte, entre dans la maison, ouf il est sain et sauf, -ma petite chatte, tu es encore là ?, elle lui fait chauffer son repas, lui lave les pieds, sa mère lui dit d’aller se coucher, elle reste avec lui. Il est tard, il lui raconte sa journée. Le lendemain la mère de Farida lui demande quelles histoires le père lui a racontées, elle ne répond pas.
Je crois que lorsque mon père -qui ne faisait pas les trois huit - rentrait du travail, j’étais toujours déjà couchée.

Je regarde la toute petite fille du train, blottie contre sa grand-mère, genoux repliés, pieds sur le siège, le paysage défile dans ses yeux, ce qu’elle observe, à quoi elle pense, je ne l’invente pas. La grand-mère somnole et guette le sommeil de l’enfant, les yeux sont maintenant clos, tête relâchée, l’enfant dort, la grand-mère veille.
Je ne m’endormais pas petite fille contre ma grand-mère, pas question qu’on se touche. On s’aimait pourtant.

Je regarde les vieilles qui se retrouvent le matin à 8h30 plage des Catalans à Marseille, à l’heure où la plage ouvre, installent leur serviette sans cesser de parler, ôtent leur robe, laissent apparaitre leur maillot une pièce coloré et fleuri, peau bronzée plissée comme des tortues, entrent dans la mer en continuant leur conversation, elles restent là où elles ont pieds, se trempent. Je vois l’une d’elle qui s’échappe du groupe, nage plus loin jusqu’aux bouées blanches et revient ravie d’avoir si bien nagé, dit-elle aux autres assises sur leur serviette de plage, elles parlent entre elles et ne l’écoutent pas.
Je les regarde et je suis en Bretagne : maison devant l’océan avec baies vitrées, diner d’araignées de mer, on est plusieurs. Ou grande maison avec jardin et mouettes, à deux pas des rochers, la grande plage de sable plus loin, liberté d’aller et venir dans cette maison, ils sont nombreux, font des jeux, s’amusent, je me blottis dans un coin, j’écoute.

Je la regarde, elle est arrivée sur la plage des Catalans à 9h. Frénétique. Elle est petite, musclée, asiatique. Elle installe méticuleusement sa natte sur la plage, une serviette éponge par-dessus. S’assoit, enlève ses deux tee-shirts sans manche, les plie, les enfourne dans son sac à dos. Ôte son soutien-gorge, le range avec les tee-shirts, enfile son haut de maillot de bain. Enlève son bermuda de sport (marron, à rayures), sa culotte, les plie avec application, les range avec le reste dans son sac à dos, enfile son bas de maillot. Sort un paréo dont elle recouvre le sac à dos posé en bout de natte, fabrique ainsi un coussin, qu’elle recouvre encore d’une petite serviette éponge jaune (ne pas mouiller le paréo et le sac au retour du bain). Change le chouchou de sa toute petite queue de cheval (un chouchou pour la terre, un pour la mer), ajoute casquette et lunettes de soleil. Elle est prête pour aller nager.
Elle fait des longueurs de gauche à droite et droite à gauche, mouvement des bras, en marchant dans l’eau là où elle a pieds.
Et je suis avec eux aux îles Canaries : maison basse et longue, île volcanique, plages grises. La maison qu’ils ont louée est moche. Ils se promènent dans l’ile, on découvre des paysages insolites, j’aime ça. Le soir on va manger dans des endroits improbables disent-ils, le vin est excellent.

Tout l’été, elle est sur la plage des Catalans près de la chaise des maitres nageurs. Elle installe sa serviette en travers pour prendre le soleil de tous les côtés, tant pis si elle ne voit pas la mer, elle ne la regarde pas de toutes façons, ne va pas se baigner non plus. Elle bronze. Elle a, tatouée sur le bas du dos au dessus des fesses, une tortue. Je regarde attentivement la tortue. Je suis dans la carapace de la tortue sur le dos de la fille qui se bronze plage des Catalans. Et je suis avec eux dans cette île grecque où les plages sont abondantes et douces, pas seulement en rochers. La maison blanche qu’ils ont choisie a un étage, toit terrasse, petite dépendance avec une chambre et une douche, fraîche, des escaliers descendent à la place du village, ouzo et platane. Ils font des randonnées dans les collines malgré la chaleur, partent tôt le matin, j’aime quand on arrive dans une crique déserte, pic-nic et bain. Le soir on mange des brochettes de porc grillées arrosées de citron, en buvant du retzina.

Je les regarde, ils viennent chaque été sur la plage des Catalans où je suis. Les beaux-parents habitent à Marseille. C’est pratique pour les enfants, la mer, la plage, le soleil. Le père tient un seau en plastique rouge, le petit garçon un arrosoir en plastique bleu. Ils font un château de sable. Et je suis en Normandie avec elle, ancien moulin, bord de l’eau, rives vertes, cheminée allumée, même l’été c’est humide. Elle travaille dans son atelier à des tableaux-tapisseries, je suis dans une pièce à l’étage, à l’autre bout du moulin. On se retrouve le soir dans la grande pièce pour boire jusque tard dans la nuit.

Je le sais, ça se voit, dans la semaine elle vient seule plage des Catalans, à la première heure. Son plaisir depuis qu’elle est à la retraite. Elle a toutes sortes de crèmes odorantes qu’elle s’applique à différents endroits du corps. Plusieurs pochettes dans son gros sac. Elle se baigne toujours une fois. Elle observe les autres. Le dimanche son mari vient avec elle. Ça gâche son plaisir, il l’ennuie. Aujourd’hui ils se sont mis juste à côté de ma serviette.

Je passe à elle plus loin, changement de focale. C’est la première fois quelle vient aux Catalans. Mi-août, elle est encore toute blanche. Lunettes de vue sur le nez, iPhone à la main, elle lève de temps en temps les yeux vers la mer. Elle a posé son livre devant elle, a prévu de le finir avant ce soir. Je lui demande un stylo, elle n’en a pas, n’a pris que le "strict minimum". Je demanderai à la dame à la retraite. Je lui demande. Elle fouille dans l’une de ses pochettes : elle a un vieux bic cassé qu’elle me prête sans sourire.
Et je suis dans le château d’If, sur l’île en face. J’habite là. Je regarde passer les bateaux et les avions, je suis un personnage de roman.

Je vois les filles qui viennent entre filles aux Catalans. Vers midi. Tchatcher. Ne vont pas se baigner, elle est beaucoup trop froide. Elles ont les ongles vernis, maquillées, bronzées, grandes lunettes de soleil, couchées sur le ventre. Petits maillots colorés, fines bretelles. Elles rient fort. Et je suis au Nicaragua : comme la Beauce ou la Brie, plat, chemins de terre entre les champs, plus loin bord de mer avec cabanons, l’exotisme est dans le nom et le temps du voyage, le lieu est anodin. Mais je suis au Nicaragua et je le dis. J’ai pris place dans leur maison avec auvent et terrasse en bois. J’y suis assise, je lis, tranquille. Elles sont allées se promener sans moi.
Je quitte les Catalans.

Je suis dans les jardins du Pharo. Je regarde la mère et ses deux petites filles Elle les prend en photo, c’est l’été, il fait très chaud, la plus petite, frisée, est en culotte, la plus grande en robe à volants, boulotte. La mère joue avec la petite. La grande (4 ans) en profite pour se bourrer de gâteaux qu’elle a pris dans le sac de sa mère. Elle tourne la tête de temps à autre pour être sûre de ne pas être vue.
Plus tard la mère est allongée sur une natte qu’elle a installée sur la pelouse du parc. La petite dort contre elle, la grande, assise, lui fait la conversation.
J’ai eu, enfant, des conversations exclusives avec ma mère.

Je monte la rampe Sainte Croix, rue en pente de Corte, pavés en œufs où se tordent les pieds, je monte la rampe Sainte Croix, m’applique à avancer sans trébucher et je suis le 15 août, il y a vingt ans, dans l’île grecque de Tinos, elle monte à genoux la rue en pente du port jusqu’à l’église Notre Dame, robe relevée, genoux ensanglantés, courtes haltes, lèvres asséchées, un homme lui donne de l’eau, les femmes sont nombreuses à monter ainsi côte à côte à genoux sous le soleil plombé d’août, je ne regarde qu’elle, j’ai mal aux genoux.

Aujourd’hui je suis à Bologne, Bologne la rouge, arcades, 39 km d’arcades, et j’achète une carte de Lisbonne, son castello, son port, ses tramways.
Aujourd’hui je suis à Rome.
Aujourd’hui je suis à Naples, et je suis à Marseille. Le port, les ferrys, Notre Dame de la Garde. Les bateaux partent pour les îles, il faut vérifier les horaires, le Frioul, Procida. Ischia, Capri. Procida défaite, rose et orange, blanche, jaune et verte, murs délabrés, le Frioul neuve et béton beige.

Et je me souviens de Farida. Elle arrive habillée jolie avec ce qu’elle peut, vêtements noirs, copies de vêtements chics. Elle est maigre, moins depuis qu’elle prend des médicaments, on a cru un moment qu’elle resterait anorexique, elle me dit en cachette qu’elle ne dormait plus, ne mangeait plus, maintenant ça va, un médecin la suit. Elle s’adresse à la ronde, capte l’assemblée, fait rire, n’écoute pas, si, elle a tout écouté, répond, réagit à ce qui a été proposé, il s’agit d’un rendez-vous d’écriture, invention de personnages, elle lance des idées. On s’entend elle et moi. On s’entend bien, je ne sais pas pourquoi. Une connivence physique que je partage avec certaines femmes, venue on ne sait d’où. Une entente tacite et définitive. La parole vient éventuellement, en plus. L’entente est ailleurs, un vécu partagé inconnu. Avec Farida, l’entente a commencé depuis le début, Farida parle sans cesse, on sait elle et moi que c’est pour le plaisir, seulement pour le plaisir et pour donner le change. C’est aussi le déplacement de son accent qui me touche. Comme les accents étrangers qui déportent la langue, ma langue, me la rende singulière, autrement perceptible.

Je ne suis pas Farida.

Mais un jour encore je suis cette femme interviewée à la télévision parce qu’acquittée après avoir tué son mari qui la battait - elle et ses enfants - depuis douze ans. Je suis elle qui a vécu en prison sans ses enfants pendant un an, dans l’attente du verdict. Je suis elle qui parle de libération, et, face camera, gros plan, pleure. Je pleure.
Et là, j’arrête.

20 avril 2018
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