C’est nous les Modernes

"Voici ceux qui comptent pour moi", Franck Venaille.


Franck Venaille est non seulement le poète que l’on sait, l’une des figures majeures de la poésie contemporaine, auteur d’une quarantaine de livres (dont l’un des plus importants, La Descente de l’Escaut vient d’être publié en "Poésie / Gallimard"), c’est également, depuis plus de cinquante ans, un homme tout entier voué à la création littéraire. Pour mener à bien sa tache, pour répondre à ce besoin impérieux qui est d’écrire, de tracer, de poursuivre la route, il n’a jamais cessé de se nourrir des textes des autres. Il les a lus, relus, y a trouvé des points d’accroche ou d’ancrage, les a parfois publiés dans les revues où il a joué un rôle essentiel (Action poétique, Chorus, Monsieur Bloom) et les a mis en lumière (souvent tard, la nuit) dans les émissions qui leur furent, un temps, confiées sur France Culture.

« Je suis de l’écriture. Dans l’écriture. C’est mon seul bien. Écrire m’a fait. Écrire m’accompagnera jusqu’à la fin. Écrire coordonne ma vie. »

C’est nous les Modernes est pour lui l’occasion de revenir en arrière tout en se situant clairement dans le présent. Il y dit ce qui compte à ses yeux, les écrivains qui l’accompagnent depuis longtemps, les livres dont il ne peut se séparer, les villes qu’il porte et qu’il sillonne sans être obligé de s’y rendre fréquemment, les atmosphères (vent, dunes, fleuves gris ou abords d’un terrain de foot de banlieue en période de trêve hivernale) qui le saisissent au corps et filtrent les mots qui sortent alors à l’air libre.

L’angoisse, cette guerre intérieure qui n’a jamais lâché prise, est forcément présente dès le début du livre. Celle qui bloque la respiration, dérègle les nerfs, chamboule physique et mental est aussi celle qui incite à se défendre et à trouver, en soi, des armes appropriées pour la combattre. Il faut tenir en respect ce qu’il nomme Ça.

« Malade de Ça. J’ai commencé ma vie accompagné par ce qui allait devenir une sorte de podestat transformé parfois en tyran. Et cette guerre de l’angoisse (comme on parle de la guerre de cent ans) dure depuis toujours. Pour ne pas la perdre je lui ai opposé ce que je savais être ma meilleure arme : l’écriture, sur toute la gamme, avec un brin d’esthétisme, un peu de baroque, une dose d’objectivisme, du lyrisme enfin. »

Ce lyrisme, parfois tant décrié et relégué au rayon vieillerie par quelques expéditifs, Franck Venaille l’a trouvé presque naturellement dans le pays où il a décidé de naître. « J’ai décidé d’être né à Ostende, de l’union du sable et de la mer ». C’est là-bas aussi qu’il décida un jour, et cela seule l’écriture pouvait le lui permettre, de devenir « cheval flamand ». Là-bas, dans les monts ou les dunes mais aussi sur les pavés, dans les villes vivent quelques uns des poètes qu’il affectionne et dont il livre ici des portraits clairs, toujours réalisés en créant un bel équilibre entre la personnalité de l’être en question et la teneur de son œuvre. Ces lyriques résolument modernes se nomment Francis Dannemark, William Cliff, Jean-Pierre Verheggen et Pierre Della Faille. Ils viennent de plus loin qu’il n’y paraît et l’ombre de Maeterlink rôde souvent dans les parages. Venaille la repère, la note, glisse à côté, s’en va voir plus loin dans « ce nord mental » où sont encore Hugo Claus, Jan Fabre ou Ludovic Degroote. « C’est d’un poète de cette envergure que l’on est en droit d’attendre la mise en mots de ce que je vais nommer la poésie du Nord ».

Parmi les nombreuses entrées, qui sont autant de portraits, de ce livre, apparaissent, à côté de ceux (Verlaine, Laforgue, Jouve, Aragon, Morhange, Guillevic, Fondane, Dupin, Bonnefoy) qui ont toujours compté pour lui, d’autres poètes, plus jeunes, découverts au fil de ses lectures et qui peu à peu lui sont devenus familiers. Il les cite, leur consacre un chapitre et explique avec simplicité ce qu’il détecte dans cette exploration du texte qu’ils font bouger avec lenteur et patience, de façon durable. Ceux-là se nomment Emmanuel Laugier, Pascal Commère, Antoine Emaz, Jean-Louis Giovannoni, Fabienne Courtade, Patrick Beurard-Valdoye, Laurence Vielle, Gwénaëlle Stubbe, Valérie Rouzeau... Des noms parmi tant d’autres où figurent également, en bonne place, les poètes qui, comme lui, connurent à vingt ans la guerre d’Algérie.

Les fenêtres du lecteur Venaille sont grandes ouvertes. Les auteurs qui y sont accueillis viennent de différents horizons. Pas de clan, pas de chapelle mais de fortes affinités et une générosité sans faille, un don de soi, à l’image de l’œuvre toute entière, avec en arrière plan la volonté (le « nous » du titre le précise bien) de « jouer collectif », non pas pour s’inventer une cour mais bien pour donner, pour transmettre, pour témoigner, pour poursuivre, pour explorer en allant, jusqu’au bout, ensemble.

Jamais Venaille ne se ménage. Lui qui reste persuadé que l’écriture l’a rendu malade mais que sans elle il ne serait déjà plus là, reste d’une redoutable exigence vis à vis des autres et de lui-même. Il l’exprime sans hausser la voix, sans polémique (le titre qui pourrait l’attiser s’affirme au final très explicite) et sans attaques gratuites. Sa façon de poser un à un les jalons qui lui semblent essentiels dans un parcours où l’homme, l’écrivain et le lecteur ne forment qu’un est tendue et efficace.

« Je n’écris ni pour le plaisir ni pour passer le temps. J’attends de l’écriture qu’elle m’aide à être en paix. Mais je suis mon plus farouche, mon plus intransigeant lecteur. Je ne m’accorde jamais une circonstance atténuante. Je sais que l’on est jugé à la fois sur ses livres mais également sur la manière dont on dirige sa vie. »


Franck Venaille : C’est nous les Modernes, éditions Flammarion.


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8 janvier 2011
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