« écrire quelque chose dont les gens se souviennent quand ils sont seuls », Virginia Woolf
C’est un ensemble de textes, choisis par Cécile Wajsbrot, qui ont paru dans des journaux et revues entre le 21 décembre 1904 — « Haworth, novembre 1904 » (The Guardian) — et octobre 1940 — « La tour penchée » (Folios of New Writing), soit trente-cinq années durant lesquelles Virginia Woolf a écrit des romans et des essais, a tenu son journal, a correspondu.
La plupart ont trait à la littérature, en particulier à la fiction, soit que la romancière réfléchisse à l’histoire du roman et à ses spécificités, soit qu’elle analyse le roman russe, le Dit du Genji ou les œuvres complètes de Lewis Carroll. La place des femmes dans la société, un des thèmes constants de son œuvre, est abordée dans un texte remarquable intitulé « Souvenirs de la Guilde des femmes ouvrières » où elle ne craint pas d’interroger sa propre appartenance à la classe aisée et le biais que cela donne aux discours qu’elle tient. Il est aussi question de la musique, du cinéma, des squares londoniens, d’un nouvel aquarium, de l’artiste et de la politique. Quel que soit le sujet, elle parle d’une voix ferme, singulière, jamais indifférente.
Deux textes sont posthumes : « Vol au-dessus de Londres », écrit en 1928, et « Un soir dans le Sussex : réflexions dans une automobile », écrit en 1930 – les récits d’un baptême de l’air inaccompli et d’une promenade en voiture où s’expriment son art du paysage, son talent à décrire des formes en mouvement — contours, ombres, nuages — et les variations de la lumière.
Virginia Woolf a enregistré « Savoir-faire », le dernier texte du recueil, pour la BBC le 29 avril 1937, on peut l’écouter lire ici.
« écrire quelque chose dont les gens se souviennent quand ils sont seuls » : cette phrase est extraite de « La tour penchée », une conférence que Virginia Woolf donna à Brighton le samedi 27 avril 1940 et qui parut au mois d’octobre dans Folios of New Writing. Elle travaillait alors à son roman Entre les actes, commencé deux ans auparavant, « dans lequel le survol des avions ponctue les conversations des habitants d’un petit village d’Angleterre, figurant la menace d’une entrée en guerre proche » (Cécile Wajsbrot).
Une tour où écrire, autrefois isolée par les revenus et la bonne éducation de celui qui y travaille, et que les circonstances historiques – enseignement pour tous, transmission instantanée des informations, bibliothèques publiques, révolutions, guerres… — ont fait peu à peu pencher, est l’image que choisit Virginia Woolf pour s’interroger avec espoir sur le devenir de la littérature anglaise une fois que les écrivains en seront descendus pour se mêler aux « lecteurs du commun » :
Pour parler de façon prosaïque et pratique, nous pouvons commencer par emprunter des livres dans les bibliothèques publiques ; par lire comme des omnivores, simultanément des poèmes, des pièces, des romans, des livres d’histoire, des biographies, l’ancien et le nouveau. Nous devons goûter avant de choisir. Il n’est pas bon d’être un consommateur discret ; chacun de nous a une forme d’appétit et doit trouver sa nourriture propre. N’évitons pas les rois parce que nous sommes des gens du commun. C’est un crime funeste aux yeux d’Eschyle, de Shakespeare, de Virgile et de Dante, qui, s’ils pouvaient parler — et après tout ils le peuvent — diraient : « Ne me laissez pas à ces gens en perruque et en robe. Lisez-moi, lisez-moi pour vous-mêmes. » Peu leur importe que nous mettions l’accent au mauvais endroit ou que nous soyons forcés de lire devant un berceau. Bien sûr — ne sommes-nous pas des gens du commun, des outsiders ? — nous piétinerons de nombreuses fleurs et abîmerons bien des pelouses anciennes. Mais gardons à l’esprit le conseil qu’un éminent Victorien [Leslie Stephen, le père de Virginia Woolf], qui était aussi un éminent marcheur, donnait aux promeneurs : « Quand vous voyez un panneau avec …˜…˜les intrus seront poursuivis’’, faites tout de suite intrusion. »
Faisons tout de suite intrusion. La littérature n’est pas une propriété privée ; la littérature est une terre commune. Elle n’est pas divisée en nations ; ici il n’y a pas de guerre. Faisons intrusion librement et sans peur, trouvons notre chemin. C’est ainsi que la littérature anglaise survivra à cette guerre et comblera l’abîme — à condition que les gens du commun et les outsiders comme nous fassent de ce pays le leur, que nous apprenions à lire et à écrire, à préserver et à créer.
Ce combat n’est jamais gagné mais, comme l’espoir, il n’est jamais perdu.