Cette histoire de confiance
(Cécile Portier était en résidence en 2010-2011 au lycée Henri-Wallon d’Aubervilliers),
dans le cadre du dossier transversal "ateliers d’écriture en résidence"..
Pendant ma résidence, mon projet d’intervention était directement lié à mon projet d’écriture. J’avais commencé une sorte de fiction statistique, que j’avais nommée Simple Appareil : il s’agissait de mettre statistiquement à nu la vie d’une personne fictive de la même manière que les données nous mettent à nu, nous, êtres de chair. Cette modeste expérience de subversion, une fois entamée, appelait d’elle-même sa démultiplication : pourquoi ne pas tester cette fiction à une autre échelle, collective : faire peuple. C’est ce projet qui m’a donné envie de faire écrire d’autres personnes que moi-même.
Avant de commencer cette résidence, je n’avais jamais suivi d’atelier d’écriture ni été "formée" d’une manière ou d’une autre à cette pratique. J’avais lu Tous les mots sont adultes, de Francois Bon. C’est tout, c’est beaucoup. Lors du premier atelier, je ne me souviens pas spécialement avoir eu de l’appréhension. Je crois que j’y allais un peu avec la naïveté et la chance de celui qui joue à un jeu pour la première fois. Il ne sait pas la difficulté, les coups fourrés, les règles subtiles, mais il a quand même pour lui la grâce, le brelan d’as. Je ne me suis rendue compte que bien plus tard à quel point ces élèves n’étaient pas du tout acquis, voire hostiles au début, à cette idée de participer à un atelier d’écriture au long cours. En effet, j’intervenais dans une classe sur des heures dites "projets". Ces heures de présence scolaire obligatoire sont allouées "en plus" dans les lycées dit d’excellence, catégorie qui désigne, selon un vocabulaire volontariste, peut-être légèrement cynique, certains lycées où l’on considère que les élèves, en difficulté, gagneraient à passer du temps en plus au lycée, non pas pour l’apprentissage ou le soutien à telle ou telle discipline du programme, mais pour construire des projets où ils réactiveraient autrement des connaissances et expérimenteraient aussi le travail en autonomie. Ce ne sont pas des heures forcément destinées à la pratique artistique, la preuve en est que dans ce cas elles étaient pilotées par un professeur de comptabilité, dans une classe de terminale STG.
Quelle importance, ce contexte ? Seulement celle-ci, que c’est ce contexte que j’ai choisi : intervenir dans un lycée catégorisé dans l’opinion comme "difficile", par l’administration comme "d’excellence", ce qui revient au même. Et que c’est parce que j’ai choisi ce contexte, pour des raisons qui ne sont pas littéraires, que je n’ai pas eu d’appréhension. Car j’y allais précisément pour cela, pour avoir confiance. Quand on fait sociologiquement partie de la catégorie des belles âmes on entend souvent ce reproche (on l’entend même intérieurement) : "tu trouves le discours dominant sur les banlieues peureux et suspicieux, mais qu’as tu as en dire, toi dont la vie est éloignée, feutrée, privilégiée". Donc, j’avais décidé cela, de quitter un peu la vie feutrée, d’aller m’y frotter et de continuer d’avoir confiance. Donc j’ai eu confiance, et ça a suffi pour affronter un début où rien n’était évident pour personne, ni pour moi devant ces élèves qui n’avaient pas envie, ni pour eux devant moi qui ne savais rien de ce qu’ils étaient, de ce qu’ils voulaient.
Le premier atelier, et d’ailleurs tous les autres aussi, a donc servi à cela, faire connaissance, au delà des catégories sociologiques, eux jeunes de banlieue, moi belle-âme parisienne, et le truchement imaginé n’était là que pour respecter nos pudeurs. Le truchement, ce fut d’abord nos sacs, sacs à dos pour les cours, sacs à main, que nous avons vidé et décrit, eux et moi, eux invités ensuite à faire un texte sur ce qu’ils pensaient que j’étais, moi, vue depuis les choses qu’avec moi je promenais. En est sorti un très beau mot valise : "c’est une femme un peu farfeluche", a écrit l’un d’eux. Sans doute involontaire, je tiens pourtant cette invention comme ma plus belle carte de visite, et comme une entrée réussie en écriture, car la mienne aussi se nourrit de mes imprécisions, de mes lapsus.
Quant à se nourrir de l’écriture des autres, j’ai essayé.
J’ai lu des textes en atelier, des textes classiques, de la littérature contemporaine : un extrait du conte des prince de Serendip, Edgar Poe (La lettre volée), Perec, (Tentative d’épuisement d’un lieu parisien), les fenêtres de Raymond Bozier, d’autres, peu, comme points de départ d’explication aux consignes. J’ai échoué sans doute, dans le sens où je ne suis pas rentrée bien loin en littérature, vite arrêtée par un banc de sable, celui de ma propre ignorance pour convoquer des textes qui auraient été féconds pour notre démarche. Il y avait sans doute beaucoup plus, beaucoup mieux à faire. Mais : c’était dans ces moments où je lisais que je sentais que je les perdais - je ne suis pas très bonne lectrice. Dans le "faire", en revanche, dans l’exercice de leur propre liberté d’écriture, ils étaient partants, de plus en plus, au fil des ateliers.
En tout cas, j’en ai fait trop peu pour me sentir passeur d’un savoir. J’espère juste avoir suscité un désir. Et je sais qu’à certains j’ai donné confiance et fierté, parce que je les ai lu devant les autres, je leur ai montré à eux-mêmes ce qu’il y avait, dans leur texte, de neuf, d’inventif ou de fort, qu’eux-mêmes ne percevaient pas vraiment. Et de cette reconnaissance, toute neuve pour eux sur ces champs de l’écriture, du français souvent bête noire, est née une envie de continuer, le plaisir de continuer. En reste une forêt de textes, aucun ne tenant sans doute pour lui-même, mais pour le chemin parcouru entre l’indifférence, la méfiance du départ, et la fierté de la fin. Et aussi pour le lien créé entre eux tous, par eux tous, et aussi par moi, bien sûr. Par moi sans doute un peu trop.
A posteriori, et à force d’avoir théorisé sur le produit fini, je me dis cela, que j’ai fait système. J’ai tellement canalisé et mis en scène leurs écritures pour arriver à faire un objet qui ait force démonstrative, que je ne leur ai pas donné, transmis grand chose, et mon projet a pris toute la place. Que belle-âme je reste, un peu manipulatrice qui plus est. Bref, que le réel je l’ai soigneusement évité. Puis je me souviens cette fois où plusieurs d’entre eux m’ont dit ceci dit en forme de bilan : au début, ils ne savaient pas où je voulais en venir. Puis ils ont compris que moi non plus, je ne le savais pas. Bref, heureusement qu’ils avaient été là pour raconter des histoires, sans quoi j’aurais calé.
Ce n’était peut-être pas qu’une position de principe, cette histoire de confiance.