De Philippe Lacadée, Vie éprise de parole, par Patricia Cottron-Daubigné
Vie éprise de parole de Philippe Lacadée a paru aux éditions Michèle en octobre 2012.
D’autres lectures de Philippe Lacadée par Patricia Cottron-Daubigné.
Quel étrange objet nous avons entre les mains avec ce dernier ouvrage de Philippe Lacadée, Vie éprise de parole ! La facilité des classements si confortables est inopérante, ses espaces de réflexion sont tels qu’on craint, à vouloir en faire partager la lecture, de rester à mi-hauteur et de manquer quelque fil d’Ariane.
Or il faut oser, dire par exemple qu’il s’agit du roman psychanalytique de l’humaine condition : s’y déploient en effet le récit des mutations d’une civilisation, une autobiographie de l’auteur en ses personnages, un hymne farouche à la langue et à la littérature.
La psychanalyse d’orientation lacanienne ne cesse d’affronter ses fondamentaux aux temps de son présent et Philippe Lacadée est un des psychanalystes qui s’y emploient fermement et efficacement.
Ainsi la partie intitulée « Fragments de vie au XXIe siècle » livre-t-elle l’historique de la chambre d’un enfant « qui a été envahie par les objets du capitalisme pulsionnel » (p. 111), emplie de gadgets, d’objets-rallonge auxquels il est addicte, « la fenêtre qui faisait rêver Rimbaud de fantômes, de futurs luxes nocturnes est devenue virtuelle, l’enfant est de plus en plus branché sur un monde immédiat dépourvu de la médiation de l’Autre » (p. 115). Philippe Lacadée dépeint et explique dans ces pages des situations que nous connaissons tous, avec ces adolescents, héros modernes emplis de solitude et de souffrance, en carence de l’Autre, et auxquels « on demande trop tôt d’être un homme sans père » (p. 149).
C’est bien le récit de notre société, du temps présent. Y apparaît un narrateur avec une focale ni interne ni omnisciente mais nouvelle, au plus près de ces personnages auxquels il donne le petit coup de pouce, le kaïros psychanalytique grâce auquel les perturbations initiales trouvent chance de bouger : « le sujet de plus en plus seul, sans le recours d’un discours qui s’établirait au plus près de son désordre pulsionnel, s’adonne à l’usage solipsiste de son objet, dans le refus de la langue de l’autre » (p. 135). Le psychanalyste, Parque d’une nouvelle mythologie, donne la possibilité d’un destin par la sonorité des mots. Ainsi auprès de Laurent au comportement « fasciste » qui « basculait dans le pire en se reniant lui-même […], résonne alors autrement ce …˜…˜tuer le bougnoul’’, il y entend …˜…˜tu es le bougnoul’’ » (p. 168). Au passage, et ce n’est pas accessoire, la montée de la haine de l’étranger originée dans la haine de l’étrangeté en soi se révèle comme l’horizon terrible du siècle en cours.
Le narrateur, psychanalyste donc et écrivain, épris de littérature, se donne à entendre lui aussi dans ce livre. Pour avoir lu d’autres ouvrages de Philippe Lacadée, on se disait bien que ces passions pour Rimbaud, pour Walser et leur liberté respective révélaient quelque chose de son auteur, mais c’est à une rencontre plus touchante encore qu’il nous invite : « Le cadavre put sortir du placard de la langue où il avait eu du mal à s’articuler et se mettre à parler de façon vivante » (p. 261). On découvre Faïza, Laurent, Karim, Alice et d’autres qui, souvent déchets pour eux-mêmes et les autres, ont eu « à se débrouiller avec des débris de langage avec lesquels ils ont rencontré un réel » (p. 70). Puis c’est lui-même qu’il expose, un parmi les uns, déchet ironique comme eux, en souffrance comme eux, à qui la psychanalyse a permis un parcours de vie. Belle leçon de modestie de clore ainsi ce livre et bel hommage au travail des psychanalystes qui ont su donner langue à celui qui, sans cela, aurait laissé une part de son talent dans le silence de la neige : « Le chemin n’était plus celui de l’exil, de la solitude de l’errance rimbaldienne, ni celui d’un bof ironique pour maintenir l’Autre à distance, ni encore celui de la trace sur la neige silencieuse, non, Lacan m’indiquait la voie de la parole via la rencontre d’un psychanalyste » (p. 258). On remarquera, comme emblème du travail de l’écrivain, à quel point et combien de fois, dans cette phrase, les « voi » - celle de l’e et celle de l’x - sont intriquées.
Fort heureusement donc, pour notre plaisir, De alio in oratione tua res agitur, l’aversion latine s’est traduite en plaisir de la langue grâce à cette formule de Lacan, l’a-version du goût des cimes en celle des pages que « la blancheur défend » (Brise marine, Mallarmé) aussi.
Et c’est cet amour de la page écrite, mais aussi lue, cette présence de l’Autre et de soi dans la parole qui innerve tous les livres de Philippe Lacadée. Vie éprise de parole, comme le titre le profère si bien, est un ouvrage où la constitution de l’être dans sa chair se fait par les mots.
De très belles pages, de très fines analyses nous sont données de nombreux livres. Ainsi de celui de Bernard Diu, La Constellation de la vierge, grand scientifique, polytraumatisé après une tentative de suicide : « Ce qui singularise le corps que l’on reçoit, c’est que toujours il y a des événements, souvent langagiers ayant valeur de lalangue, qui ont laissé des traces, ces traces dérangent le corps car elles y font symptômes » (p. 64), ou encore celui d’Hélène Grimaud, Variations sauvages, dans lequel elle raconte l’étonnant parcours qui la mène à la musique : « trouver un lieu, tel pourrait être ce qui orienta très tôt sa vie, déboussolée par les mots de l’Autre […] où elle puisse être enfin chez elle grâce à la vie des mots » (p. 74). Le passage le plus beau est sans doute celui consacré à Sartre qui, dans Les Mots, raconte les événements de son enfance à partir desquels il devint un écrivain. On voudrait citer le chapitre 2 en entier, tant il se lit comme un extrait de roman où la laideur que vivait Sartre, le rapport à sa mère et à la langue par sa mère s’animent et s’éclairent avec une extrême facilité. Philippe Lacadée est un grand lecteur qui met en écho la littérature et la psychanalyse, non pas pour réduire l’une à des cas cliniques dont l’autre se nourrirait mais, au contraire, pour enrichir notre lecture, accroître le plaisir du texte, de la saisie profonde qu’il effectue en faisant résonner les mots et donner, par l’une et l’autre, chance de vie.
Et c’est sans aucun doute la poésie que Philippe Lacadée, à l’instar de Lacan, dans sa pratique de lecteur et de psychanalyste, considère comme le sommet à partir duquel vivre peut s’élancer.
Contre la raréfaction de vie « on était pauvres jusque dans les mots » (p. 177), face à l’insulte qui fige la langue et les individus, face aux impasses qui détruisent, il reste à faire jouer la langue, pour ouvrir l’horizon, « lorsque le verbe se pétrifie dans l’insulte, il est nécessaire d’en rétablir le malentendu comme issue possible par la voie de la poésie, montrer comment notre pratique affine au travail du poète » (p. 189).
Ouvrir les possibles comme le très beau vers de Victor Hugo, offert par Philippe Lacadée :
Or il faut oser, dire par exemple qu’il s’agit du roman psychanalytique de l’humaine condition : s’y déploient en effet le récit des mutations d’une civilisation, une autobiographie de l’auteur en ses personnages, un hymne farouche à la langue et à la littérature.
La psychanalyse d’orientation lacanienne ne cesse d’affronter ses fondamentaux aux temps de son présent et Philippe Lacadée est un des psychanalystes qui s’y emploient fermement et efficacement.
Ainsi la partie intitulée « Fragments de vie au XXIe siècle » livre-t-elle l’historique de la chambre d’un enfant « qui a été envahie par les objets du capitalisme pulsionnel » (p. 111), emplie de gadgets, d’objets-rallonge auxquels il est addicte, « la fenêtre qui faisait rêver Rimbaud de fantômes, de futurs luxes nocturnes est devenue virtuelle, l’enfant est de plus en plus branché sur un monde immédiat dépourvu de la médiation de l’Autre » (p. 115). Philippe Lacadée dépeint et explique dans ces pages des situations que nous connaissons tous, avec ces adolescents, héros modernes emplis de solitude et de souffrance, en carence de l’Autre, et auxquels « on demande trop tôt d’être un homme sans père » (p. 149).
C’est bien le récit de notre société, du temps présent. Y apparaît un narrateur avec une focale ni interne ni omnisciente mais nouvelle, au plus près de ces personnages auxquels il donne le petit coup de pouce, le kaïros psychanalytique grâce auquel les perturbations initiales trouvent chance de bouger : « le sujet de plus en plus seul, sans le recours d’un discours qui s’établirait au plus près de son désordre pulsionnel, s’adonne à l’usage solipsiste de son objet, dans le refus de la langue de l’autre » (p. 135). Le psychanalyste, Parque d’une nouvelle mythologie, donne la possibilité d’un destin par la sonorité des mots. Ainsi auprès de Laurent au comportement « fasciste » qui « basculait dans le pire en se reniant lui-même […], résonne alors autrement ce …˜…˜tuer le bougnoul’’, il y entend …˜…˜tu es le bougnoul’’ » (p. 168). Au passage, et ce n’est pas accessoire, la montée de la haine de l’étranger originée dans la haine de l’étrangeté en soi se révèle comme l’horizon terrible du siècle en cours.
Le narrateur, psychanalyste donc et écrivain, épris de littérature, se donne à entendre lui aussi dans ce livre. Pour avoir lu d’autres ouvrages de Philippe Lacadée, on se disait bien que ces passions pour Rimbaud, pour Walser et leur liberté respective révélaient quelque chose de son auteur, mais c’est à une rencontre plus touchante encore qu’il nous invite : « Le cadavre put sortir du placard de la langue où il avait eu du mal à s’articuler et se mettre à parler de façon vivante » (p. 261). On découvre Faïza, Laurent, Karim, Alice et d’autres qui, souvent déchets pour eux-mêmes et les autres, ont eu « à se débrouiller avec des débris de langage avec lesquels ils ont rencontré un réel » (p. 70). Puis c’est lui-même qu’il expose, un parmi les uns, déchet ironique comme eux, en souffrance comme eux, à qui la psychanalyse a permis un parcours de vie. Belle leçon de modestie de clore ainsi ce livre et bel hommage au travail des psychanalystes qui ont su donner langue à celui qui, sans cela, aurait laissé une part de son talent dans le silence de la neige : « Le chemin n’était plus celui de l’exil, de la solitude de l’errance rimbaldienne, ni celui d’un bof ironique pour maintenir l’Autre à distance, ni encore celui de la trace sur la neige silencieuse, non, Lacan m’indiquait la voie de la parole via la rencontre d’un psychanalyste » (p. 258). On remarquera, comme emblème du travail de l’écrivain, à quel point et combien de fois, dans cette phrase, les « voi » - celle de l’e et celle de l’x - sont intriquées.
Fort heureusement donc, pour notre plaisir, De alio in oratione tua res agitur, l’aversion latine s’est traduite en plaisir de la langue grâce à cette formule de Lacan, l’a-version du goût des cimes en celle des pages que « la blancheur défend » (Brise marine, Mallarmé) aussi.
Et c’est cet amour de la page écrite, mais aussi lue, cette présence de l’Autre et de soi dans la parole qui innerve tous les livres de Philippe Lacadée. Vie éprise de parole, comme le titre le profère si bien, est un ouvrage où la constitution de l’être dans sa chair se fait par les mots.
De très belles pages, de très fines analyses nous sont données de nombreux livres. Ainsi de celui de Bernard Diu, La Constellation de la vierge, grand scientifique, polytraumatisé après une tentative de suicide : « Ce qui singularise le corps que l’on reçoit, c’est que toujours il y a des événements, souvent langagiers ayant valeur de lalangue, qui ont laissé des traces, ces traces dérangent le corps car elles y font symptômes » (p. 64), ou encore celui d’Hélène Grimaud, Variations sauvages, dans lequel elle raconte l’étonnant parcours qui la mène à la musique : « trouver un lieu, tel pourrait être ce qui orienta très tôt sa vie, déboussolée par les mots de l’Autre […] où elle puisse être enfin chez elle grâce à la vie des mots » (p. 74). Le passage le plus beau est sans doute celui consacré à Sartre qui, dans Les Mots, raconte les événements de son enfance à partir desquels il devint un écrivain. On voudrait citer le chapitre 2 en entier, tant il se lit comme un extrait de roman où la laideur que vivait Sartre, le rapport à sa mère et à la langue par sa mère s’animent et s’éclairent avec une extrême facilité. Philippe Lacadée est un grand lecteur qui met en écho la littérature et la psychanalyse, non pas pour réduire l’une à des cas cliniques dont l’autre se nourrirait mais, au contraire, pour enrichir notre lecture, accroître le plaisir du texte, de la saisie profonde qu’il effectue en faisant résonner les mots et donner, par l’une et l’autre, chance de vie.
Et c’est sans aucun doute la poésie que Philippe Lacadée, à l’instar de Lacan, dans sa pratique de lecteur et de psychanalyste, considère comme le sommet à partir duquel vivre peut s’élancer.
Contre la raréfaction de vie « on était pauvres jusque dans les mots » (p. 177), face à l’insulte qui fige la langue et les individus, face aux impasses qui détruisent, il reste à faire jouer la langue, pour ouvrir l’horizon, « lorsque le verbe se pétrifie dans l’insulte, il est nécessaire d’en rétablir le malentendu comme issue possible par la voie de la poésie, montrer comment notre pratique affine au travail du poète » (p. 189).
Ouvrir les possibles comme le très beau vers de Victor Hugo, offert par Philippe Lacadée :
« l’écume de la mer insultant le rocher »
Patricia Cottron-Daubigné,
31 décembre 2012.
31 décembre 2012.
22 février 2013