Une lecture érudite et vagabonde de Robert Walser
Le promeneur ironique de Philippe Lacadée vient de paraître aux éditions Cécile Defaut), Patricia Cottron-Daubigné nous invite à le lire.
De Patricia Cottron-Daubigné, remue.net a publié Croquis-machines ainsi qu’une note de lecture sur L’Éveil et l’Exil de Philippe Lacadée, paru également aux éditions Cécile Dufaut.
À propos de Robert Walser, on lira le récit d’une promenade
« Robert Walser suivi d’un texte de Robert Walser, pièce en chambre, traduit par Marion Graf, sur le site de François Bon
« Robert Walser ou la détresse du lion » par Laurent Margantin, dans la revue des ressources
une page de l’anthologie permanente, sur poezibao.
Parce qu’il nous parle de Robert Walser, cet écrivain que la critique française a négligé si longtemps, dont il met en lumière la personnalité très attachante et l’originalité de la langue, parce qu’il est une leçon d’écriture biographique, parce qu’il interroge la littérature, ce livre, Le promeneur ironique de Philippe Lacadée, est au nombre de ceux qu’il est important de lire.
Il existe des biographies factuelles où sont présentés minutieusement les événements d’une vie. Nécessairement, Philippe Lacadée relate les repères recensés de celle de l’écrivain : né en Suisse en 1878, Walser s’installe à Berlin où il publie ses deux premiers romans Les enfants Tanner et L’institut Benjamenta à vingt-six et vingt-neuf ans. Musil, Kafka l’admirent. Mais le monde littéraire ne l’accepte guère, ne lui convient guère. Il rentre en Suisse où il vit de petits métiers, secrétaire (« commis aux écritures »), domestique tout en maintenant une activité créatrice intense (La promenade, La rose, Cendrillon). Il est interné en 1929 jusqu’à la fin de sa vie et continue son travail d’écrivain sous la forme des microgrammes. Philippe Lacadée présente tout cela rapidement puisque, pour lui, ce qui fera sens n’est pas là. « Tu seras d’autant plus apte à te laisser raboter et lisser par cette vie qui a plaisir à raboter les hommes », fait dire Walser à l’un de ces personnages. La vraie vie est donc ailleurs que dans les copeaux qu’on en pourrait ramasser dans la présentation successive des événements d’une vie !
Il existe des biographies fictionnelles où l’auteur brode, imagine, coud les pans qu’il suppose manquants à une vie. Philippe Lacadée ne travaille pas dans cette direction non plus : il n’imaginera rien, n’ajoutera rien des pensées supposées, des rêves, des désirs de l’écrivain. Et pourtant il nous mène dans une connaissance profonde, intime, de Robert Walser, et nous aide à entrer dans cette œuvre souvent déconcertante, où se montre tantôt un classicisme limpide, tantôt un goût pour le banal, l’insignifiant, tantôt des créations insolites et inattendues.
Ni faits bruts ni fictions mais l’étude minutieuse des récits, des poèmes, des dramolets, mais des croisements tissés, des miroirs placés entre les textes de Walser et sa vie, afin de faire apparaître ce qui fait un homme et ici, un écrivain. On pourrait risquer l’application de la formule de Léonard de Vinci à ce livre, la biographie est una cosa mentale, comme il le dit de la peinture, des choix perspectifs, des jeux d’ombre et de lumière dont la richesse et les variations donnent la présence. Ainsi , le rôle de l’écriture pour Walser est-il analysé, à un moment, à partir de la fiction, Lettre d’un père à son fils : « Ce formidable texte est aussi une façon de se servir de l’écriture pour se situer dans le discours, face à cette dégringolade de la fonction du père qui l’avait laissé là en plan, eu égard à la folie de la mère » ; puis ce sera en miroir de L’étang et ainsi de suite.
Philippe Lacadée, avec une souplesse remarquable, comme l’air de rien, déambule parmi les écrits de Walser, parmi ceux des grands contemporains, Kafka, Musil, ou encore parmi ceux de Barthes, de Freud et de Lacan. Il faut noter que ce livre nous offre, de surcroît, une lecture belle et limpide de certains textes fondamentaux de la psychanalyse tout en nous rappelant que, pour Lacan, « le poète précède le psychanalyste, et que le dramaturge réussit à exprimer par sa création ce qui ne peut-être dit autrement ». Ainsi peut-on lire toute une analyse du style sous ces éclairages : « Robert Walser nous enseigne ici ce que Lacan dira plus tard : le style de vie désigne des modes de jouissance organisés en collectivités sous un trait identificatoire […] Quand Walser dit que le style est une attitude, il souligne ce nouage entre style et mode de jouissance, c’est-à-dire la façon dont ils se sont noués dans l’écriture, elle-même nouée à la marche, son corps vivant et la langue. En affirmant « le style est une attitude », Walser indique comment son style ironique, son rapport au langage, lui ont imposé de faire de la beauté du son, de l’esthétique verbale, une fonction. C’est par là que sa part de vivant, celle qui était nouée à l’objet voix, façonne son écriture et lui permet de s’inscrire de façon extime dans l’Autre. »
Le promeneur ironique est une biographie textuelle parce qu’une vie se tisse de mots qui prennent l’écrivain, l’exigent, parce que sa vie se plie aux mots. Ainsi Walser mourra-t-il comme l’un des personnages d’un récit qu’il a écrit cinquante ans plus tôt, Les enfants Tanner au cours d’une promenade ; un poète meurt dans la neige : « Comme il a noblement choisi sa tombe. Là, sous ces magnifiques sapins verts et la neige qui les recouvre. »
De sa volonté d’être un « zéro tout rond », Walser a choisi de raboter sa vie, sa langue, ses écrits, pour ne pas rencontrer les assignations de l’Autre. On comprend alors l’ironie qu’il utilise, détournant ainsi l’image de l’écrivain et trouvant dans cet écart, dans ces inversions, la plus grande liberté, donnant au zéro esthétique et éthique : « sa position ironique lui permet d’affirmer la suprématie de la jouissance positive du zéro sur l’acte d’être "Un quelqu’un" ». On comprend aussi, de cette analyse, la création de la langue de Walser, simple, sans effets mais trouée cependant de rencontres langagières inattendues, de mouvements syntaxiques insolites de la même manière que, dans ses promenades, il se livrait à des sensations et des sonorités inouïes qui lui donnaient plaisir. « Car Walser ne s’oriente pas vers la finalité d’un sens, mais plutôt de la "j’ouis-sens" de la sonorité du mot dans laquelle il est pris, ce qui laisse son lecteur perdu. » On découvre aussi ce qui, après cette lecture, n’est plus une étrangeté et qui occupa Walser, avant un silence définitif, les écritures microgrammatiques, dernier lieu où disparaître tout en existant. « Il s’agit d’une écriture dénouée de la voix et de la parole porteuse de sens […] elle n’est plus de l’ordre de la précipitation du signifiant et s’autonomise du symbolique. » Et encore : « Walser n’écrit rien d’autre que sa puissance justement de ne pas écrire comme acte pur. Son écriture miniaturisée atteint une forme de non-écriture, qu’il semble ensuite incarner lui-même, avec ses promenades dans la neige qui forment une trace écrite jusqu’au jour où la chute de son corps dessine un point final. »
Mais il faut ajouter, et ce n’est pas la moindre qualité de ce livre, qu’il est une mise en légèreté comme invite à le penser la photo doucement joyeuse et émouvante placée en couverture : mise en légèreté de Walser dont la médecine, ses classements des maladies mentales et la chape sociale du début du XXe siècle ont tellement alourdi la vie : « je ris, cependant/dans le rire gît pour moi/menaçant, un sérieux qui à son tour/me donne finalement merveilleusement à rire », dit Cendrillon dans le dramolet du même nom. Mise en légèreté aussi du lecteur qui doit suivre l’allure vagabonde de son guide érudit. Chose rare, l’intelligence invite à batifoler et à gaminer . « La promenade occupe une place essentielle dans les romans et les textes brefs de Walser […] Le texte à écrire a lui-même son parcours, son allure, ses haltes, ses détours, ses aléas. »
Comme les grands travaux de grands lecteurs que sont les vrais essayistes, je pense ici à ceux de Starobinski et à son étude des Rêveries du promeneur solitaire [1], étude qui est un philtre magique pour entrer dans la lecture de Rousseau, de même le travail de Philippe Lacadée, dans sa promenade, ouvre l’espace walsérien, montre un corps en allé dans une langue et rend insistant pour chacun, de la lecture et de l’écriture, le désir. « Walser cherche à cerner son corps parasité par le langage, son existence de vivant par l’écriture. Il se promène dans le labyrinthe de la vie, ce qui implique pour lui de marcher, s’arrêter, écouter pour mieux entendre, écrire le sens-jouis de ce que lui seul entend au cours de ses rencontres et le lire à voix haute. Tel est le sens de sa promenade. »
Tous les passages en italique sont des citations de l’ouvrage.
[1] Rousseau, la transparence et l’obstacle.