Découvrir Peter Weiss (1)

Éliane Kaufholz-Messmer est la traductrice des 950 pages de L’Esthétique de la résistance paru de 1989 à 1993 aux éditions Klincksieck, dans la collection Esthétique de Marc Jimenez. De Peter Weiss elle a également traduit Du Facteur Cheval à Dante (Kimé, 1997).
En juillet 2005, elle a accepté de répondre à nos questions, de nous parler du roman de Peter Weiss et de son expérience de traductrice. Cet entretien sera mis en ligne en plusieurs fois, on trouvera à la fin du dernier la liste de ses principales traductions. Nous la remercions de son accueil ainsi que de sa présence aux lectures. LG et DD.


Découvrir Peter Weiss

Éliane Kaufholz-Messmer : Comment êtes-vous venus à Peter Weiss ?
Laurent Grisel : L’Esthétique de la résistance était sur ma liste de livres à lire, sans sentiment d’urgence. Je savais que cela existait, je connaissais un peu Peter Weiss comme dramaturge, j’en déduisais que ce livre pourrait m’apprendre des choses, mais sans idée plus précise... Un jour, Dominique Dussidour me dit : « Tu connais... tu en as entendu parler ? » Oui... « Alors il ne suffit pas d’en avoir entendu parler, il faut que tu le lises ! » Je me suis exécuté... Après en avoir lu dix ou quinze pages, je me suis dit : il faut lire ça à voix haute.
E.K.M. : Oui, l’homme de théâtre...
L.G. : Mes propres raisons de le lire, il y en a plein... Par exemple, quant aux rapports entre littérature et politique, pour employer deux termes très généraux... J’essaie de trouver tout le temps d’autres réponses, d’autres types de rapports entre ces deux termes... Une des difficultés, quand on commence à s’intéresser à ces choses-là, c’est que la machine à forger et balancer les étiquettes marche tout de suite très fort. On fait la moindre chose, on est catalogué, on est jdanoviens, on est... Parce que c’est sulfureux. Il y a tout de suite des censures, des interdits... Par le chantage aux sentiments, le chantage politique... Tous les moyens sont bons pour vous empêcher de travailler sur le sujet... Avec ce roman, ce qui est génial, c’est que, pendant 950 pages, il n’y a pas d’échappatoire possible, quand je donne rendez-vous aux gens, je suis bien obligé de... Je me remets de nouveau en tête... non pas toute l’histoire, mais une bonne partie de l’histoire de cette idée-là, une grosse part... et qu’il a vécue, qu’il a observée, théorisée... C’est tout simplement merveilleux de pouvoir partager cette problématique-là avec ceux qui le veulent, avec ceux qui viennent aux lectures, écouter... C’est pour moi une des raisons...
Et il y a les qualités intrinsèques de ce texte. Il y a un parti pris, un choix, celui de rester constamment au présent de narration, et qui est de tout ramener à ce présent, tout ce qu’il y a dans le passé, quels que soient les différents genres de passé qu’on expérimente dans l’écriture, et les différents types de futurs... tout est dans ce présent de la voix... Ça, c’est typiquement une exigence de lecture à voix haute. Le texte demande ça, dans son parti pris même d’écriture. C’est pour la voix, alors, autant le faire...
É.K.M.. : Et vous, Dominique, quelles sont vos raisons ?
D.D. : Mes raisons sont plus proprement littéraires. Ce qui est extraordinaire dans ce roman... Je vais être obligée de décomposer ce que je veux dire. Le tour de force de Weiss, c’est qu’il ne l’a pas décomposé... Il a pris comme propos romanesque un discours qui a déjà sa propre tradition, qui est déjà constitué, en même temps c’est faux de dire qu’il l’a pris comme matériau romanesque... parce que les deux choses se sont prises en même temps : et le discours romanesque, et ce discours constitué dans Weiss...
E.K.M. : Vous pensez au discours politique...
D.D. : Oui, l’histoire politique...
L.G. : ...l’histoire de l’art.
É.K.M. : C’est ce que j’évoquais quand je parlais de collages... En peinture on vous montre toutes sortes d’éléments en même temps, sur la même surface, lui il fait ça sur la surface du discours... C’est très fort... Sans travailler les transitions !
L.G. : Surtout pas ! Justement, c’est à l’image de l’irruption de ce qu’on ne veut pas voir dans notre présent ; les choses surgissent, elles viennent à l’esprit, elles s’imposent d’elles-mêmes ; c’est une sorte de mécanisme anti-censure, de laisser venir ce qui vient...
D.D. : Et c’est un formidable roman parce que ce n’est pas une mise en scène, ce n’est pas une mise en roman...
É.K.M. : ...ce n’est pas du documentaire...
D.D. : Dans une des scènes du début, avec la mère de Coppi, c’est évident qu’il ne s’est pas dit « oh, il faut que je mette ça quelque part, où, quel serait le bon endroit... » On sent tout de suite quand un auteur se dit « je suis en train d’écrire un roman, il faut qu’il se passe quelque chose »...
L.G. : La voix de la mère de Coppi est absolument nécessaire, d’un point de vue musical ; comme un écho de la voix de Coppi lui-même, son amplification, son enracinement, mais plus encore comme notre propre voix qui objecte à ce à quoi on assiste, à ce qu’on entend... La voix de la mère de Coppi porte l’une des objections possibles au discours que l’on entend - c’est comme ça que les voix sont nécessaires. C’est comme ça que l’on a cette structure en dédoublement, en général on a une voix et on a une deuxième qui la redouble, qui repose la question, qui repart de plus loin, qui ne peut pas se satisfaire des pourquoi et des comment qui ont été exposés dans un premier temps... Il y a donc aussi cette composition très musicale avec des retours et des reprises des arguments comme cela existe dans le ressassement de la pensée... et comme cela existe aussi, musicalement, par le fait que, comme on est toujours au présent de la voix, pour que cela continue d’exister, il faut le reprendre...
Dans le Journal des lectures j’ai essayé d’indiquer plusieurs fois qu’il y a une construction comme ça, de surgissement d’une partie après l’autre comme une nécessité musicale. Il y a de l’énergie qui a commencé d’être déployée, il faut qu’elle continue...
E.K.M. : Oui, il y a une composition où tout se répond implicitement...
L.G. : ...l’énergie continue d’errer... Pour moi cet envol du narrateur par la fenêtre, c’est toute cette énergie en trop qui le propulse dans les airs ! C’est quasi autoréférent au déplacement des énergies dans le texte.
É.K.M. : C’est en effet un roman avec plusieurs voix qui sont suivies tout au long, avec des interruptions, des raccords.
L.G. : Oui, et il va y avoir de nouvelles voix, Hodann, on a ces personnages qui vont revenir... Et chaque voix, au moment où elle intervient, est nécessaire...
É.K.M. : Oui, ce n’est pas pour faire romanesque, c’est pour des nécessités historiques, de composition signifiante...
D.D. : Vous aviez déjà lu les trois tomes avant de les traduire ?
É.K.M. : Oui, je les ai lus tout à fait par hasard. Je les avais trouvés en bibliothèque. C’est la R.D.A. qui les a publiés d’abord. J’avais trouvé cela fantastique. À l’époque, je travaillais essentiellement sur la thématique Roman et Histoire, et par conséquent aussi sur le roman et la politique... Mais je n’imaginais pas que je le traduirais. Je l’avais lu un ou deux ans auparavant. Et c’est arrivé tout à fait par hasard, par un ami, Marc Jimenez, qui dirige cette collection « Esthétiques » chez Klincksieck, dans lequel cet ouvrage n’a d’ailleurs pas tout à fait sa place, parce que c’est le seul roman de la collection.
L.G. : C’est Marc Jimenez qui vous a demandé de le traduire ?
É.K.M. : Oui...
L.G. : Vous aviez déjà traduit Adorno avec lui ?
É.K.M. : Oui, il avait traduit l’Esthétique d’Adorno, il m’avait demandé de la relire avec lui... Ensuite on a traduit ensemble un petit volume d’Adorno, les Prolégomènes, et quand il m’a demandé de traduire Peter Weiss, je n’ai pas hésité une minute. Après, je me suis trouvé un peu folle, parce que c’est un travail énorme... Mais c’était fabuleux.
L.G. : En quoi traduire Peter Weiss, ce livre, L’Esthétique de la résistance, est-ce spécial ?
É.K.M. : Ce n’est pas forcément spécial a priori. C’est un grand livre. C’est un livre qui restera. Il n’est pas forcément accessible à tout le monde.
Pour moi ça rentrait vraiment dans mes préoccupations. J’enseignais Roman et Histoire dans un cours de littérature - et, par ailleurs, je traduisais beaucoup de livres sur l’art. Roman, art, histoire, ce livre de Weiss rejoignait toutes mes préoccupations.

Roman, esthétique, histoire et histoire de l’art

L.G. : Et quelles étaient, quelles sont vos questions sur l’art, sur l’esthétique, sur l’histoire de l’art ? Y a-t-il dans ce texte des choses qui vous heurtent, avec lesquelles vous vous sentez en accord, en désaccord ?
É.K.M. : Les œuvres évoquées, décrites, découvertes par les protagonistes prêtent toutes à réfléchir sur une réalité historique ! Le temple de Pergame, Le Radeau de la Méduse, Guernica... Ce sont des œuvres qui sont composées dans un contexte précis : historique d’abord, politique aussi. Dans le cas de Picasso, c’est clair... On ne peut pas regarder une œuvre d’art comme ça sans regarder l’histoire, l’événement, la politique...
L.G. : La question que je me pose... C’est une question pour moi, comme ça, c’est bien, on ne fait pas une interview... Est-ce qu’il est possible, de façon abstraite, générale, de créer une œuvre, quel que soit le genre, qui soit en elle-même une prise de position ? On sait qu’il y en a, donc en un sens la question ne se pose plus... Mais le fait même qu’il y en ait reste problématique, puisqu’il y a toujours ce dédoublement qui est possible : dire « mais c’est quand même une œuvre d’art ! et après tout ce n’est qu’une œuvre d’art... » - et une fois qu’on a réaffirmé cela, on oublie tout le reste. C’est pour moi l’intérêt de ce livre, c’est qu’il tient les deux. Il ne se contente pas de dire « on ne peut pas oublier les circonstances, la prise de position... » ; il montre comment c’est tenu ensemble : indémêlable.
É.K.M. : Je pense que c’est lié à l’engagement de l’artiste. Certains artistes veulent, à travers leur œuvre, exprimer leur engagement politique, ça marche ou ça ne réussit pas forcément... Il y a des artistes qui font de l’art pour l’art, qui se moquent du contexte politique, et pourtant certains le font malgré eux, à partir du moment où ils examinent la réalité autour d’eux, et je crois qu’aucun artiste ne crée sans regarder le monde autour de lui, exprimer des choses que le lecteur, spectateur, découvre... Mais c’est la liberté, la lecture de chacun. L’œuvre d’art parle à celui qui essaye de la comprendre. Il y a des gens qui sont muets devant des œuvres non figuratives... qui se demandent : « Mais qu’est-ce qu’il a voulu dire ? » Il n’a peut-être rien voulu dire, qu’un jeu de couleurs, ou de formes, ou de volume. Mais peut-être a-t-il voulu dire, dans un genre non figuratif violent, je ne sais pas, l’éclatement du monde dans lequel on vit, les menaces, je ne sais pas... ça dépend tout à fait de celui qui regarde. Je pense que l’artiste qui s’engage politiquement, comme Picasso à l’époque où il a peint Guernica, il a voulu exprimer l’horreur de ce qui se passait, une nouvelle forme de violence : le bombardement de populations civiles ! Il l’a exprimée avec une violence époustouflante... en faisant violence même à l’expression visuelle ! Sans trahir cependant sa propre esthétique. Il n’a pas cherché à faire beau et on comprend bien au premier regard. Même si des détails sont à décoder.
L.G. : C’est une nouvelle étape dans son cheminement de création, d’invention, il y en a eu d’autres après... Et elle a été rendue possible par ce qui a été fait précédemment...
É.K.M. : Je me souviens d’une vive discussion avec un de mes étudiants... qui a repris sur plusieurs cours d’affilée... on était très libres dans mes cours... c’était à propos de Kafka. Il m’a dit : « Moi, je veux comprendre ce que Kafka a voulu dire. » Je me souviens, c’était l’époque du structuralisme, on escamotait carrément la part personnelle de l’auteur. Je lui ai dit : « Je ne crois pas que ce soit tellement important de savoir ce que Kafka a vraiment voulu dire... Je dirais : ce que Kafka a pu dire, ce qu’il a réussi à dire... avec ses moyens, ses expériences, sa vie, ses drames... et puis, toi, ce que tu peux y déceler. Mais ce n’est pas forcément ce qu’il a voulu dire au départ... lui-même a souvent affirmé n’avoir voulu que raconter des histoires qui l’amusaient. » C’est bien ce qui est fascinant dans l’œuvre d’art. Après tout, elle ne parle pas de la même manière à tout le monde.
Mais je crois que ça peut être dangereux, à partir d’une idée purement politique, de se dire, moi je vais faire une œuvre politique... je ne crois pas que ça marche... Vous connaissez Beuys ?
L.G. : Oui, Joseph Beuys...
É.K.M. : J’ai traduit un de ses catalogues. J’avoue que je n’ai jamais réussi à déchiffrer... Pourtant, c’est fortement expressif... ça frappait dur... Moi, j’attends de l’œuvre d’art une forme plus élaborée. Pas seulement de vous envoyer à la figure des choses qui sont très violentes.. Mais c’est là un point de vue très subjectif.
L.G. : Je crois que Joseph Beuys, c’est très, très élaboré ! Sur le plan formel, sur le plan esthétique... Je pense que c’est très élaboré. Ce qui me gêne plutôt, c’est qu’il est constamment son propre avocat. Il y a toute une part de son œuvre qui est... d’avocature... une prolifération d’arguments qui a sa propre logique, qui n’a pas forcément de rapports avec son propre travail... Qui est en rapport avec son effort de séduction, de persuasion, qu’il est obligé de déployer pour que son œuvre existe de la façon dont il a envie qu’elle existe... Et c’est pour moi quelque chose de profondément enfantin... Parce que c’est une espèce de délire... de désir de contrôle de ce qui va arriver qui est évidemment totalement vain... Cela dit, ce sont des dispositifs sensoriels qui, quand ils sont réussis, sont très puissants, très construits, pour moi il n’y a pas de question sur le caractère artistique de l’œuvre... Ensuite, sur son niveau, son élévation ou sa médiocrité, son impact, le caractère régressif, le rapport entre le régressif et le réactionnaire... Ce sont des questions, d’ailleurs, qu’il n’a pas soulevées dans sa prolifération de commentaires mais qui se posent. Justement, ce qu’il a produit a sa propre autonomie et va continuer d’exister, au-delà de tout ce qu’il pu...
É.K.M. : Vouloir dire...
L.G. : ...et faire dire, faire croire... Pour moi la gêne vient de ce côté-là.
Une des choses intéressantes du roman de Peter Weiss, c’est qu’il nous amène à reconsidérer ce que l’on croyait savoir... Par exemple, tout le passage sur La Divine Comédie de Dante [séance du mardi 28 juin], la manière dont il ramène la question des rapports entre morts et vivants, dont il la prend au mot... Alors que, d’habitude, dans les commentaires, c’est souvent euphémisé, pas toujours, en tout cas, chez lui, ça ne l’est pas du tout.
Dans votre traduction, est-ce qu’il y a eu quelque chose qui vous a amené à développer d’autres idées dans vos cours... ou à traduire d’autres œuvres ? Qu’est-ce que cela a produit, de cet ordre-là ?
É.K.M. : Toujours dans une certaine continuité un éclairage différent : sur les événements mêmes, sur ce qui s’est passé en Espagne, j’étais toute petite, je ne l’ai pas vécu, un de mes oncles a été là-bas, j’ai découvert ça à ce moment, et c’est apparu encore plus clairement après 1989, la chute du Mur... On voit encore mieux combien ces gens ont été floués dans cette guerre... J’ai traduit cela quinze ans avant la chute du Mur... J’ai mis le roman au programme une année... En allemand, c’était difficile à traduire pour les étudiants, même pour des germanistes... Dans mon cours, j’étais très satisfaite quand j’arrivais à situer les différents événements historiques ; justement, le départ d’une certaine résistance en Allemagne, dès 1936, 37, 38 ! Pour eux, cela permettait de rendre vivante, tangible une histoire de l’Allemagne. Grâce à ces personnages, qui sont pour la plupart très jeunes, ils se sont davantage intéressés aux événements, et ils les ont mieux compris... Par exemple, je leur ai fait lire, en parallèle, L’Orchestre rouge de Gilles Perrault.
... ils se sont moins intéressés à ce livre qu’au petit groupe autour de Coppi, qui sera anéanti... Et la mort de Coppi... Et la lettre de Coppi, avant de mourir, c’est une lecture terrible. Eux, jeunes de notre époque, qui n’ont aucun combat de ce genre à mener... (ils étaient déjà loin des soixante-huitards, certains étaient pourtant politisés)... ils découvraient ce que c’était vraiment qu’agir jusqu’au bout, assumer.
Pour moi, il y a eu des tas de prolongements, c’est-à-dire des lectures, et des revisites aux œuvres d’art. Ainsi, nous sommes allés voir Le Radeau de la Méduse longuement évoqué au début de deuxième volume, et nous avons lu une bonne partie de ce passage devant le Géricault. La plupart d’entre eux n’étaient jamais venus au Louvre. Grâce à Peter Weiss ils en ont eu envie ! Cela a été une découverte encore plus complète de Weiss, mais aussi une ouverture sur l’œuvre d’art en général...
L.G. : C’est justement ce que raconte Peter Weiss ! C’est toute la question de l’autodidactisme.
É.K.M. : Oui, c’est toute la question ! Alors il vaut mieux qu’ils puissent s’appuyer sur quelqu’un... ou sur un texte ! Et qu’ils se rendent tout d’un coup compte que ce tableau exprime plein de choses. Ce n’est pas qu’une œuvre d’art !

L’histoire dans la littérature allemande

É.K.M. : J’ai fait lire beaucoup de romans contemporains, parce que je trouvais qu’on manque beaucoup de temps dans un semestre. Naturellement nous avons étudié Günter Grass, et surtout Le Tambour, et quand je voulais faire une lecture moins ardue, moins longue, je proposais Le Chat et la souris qui est aussi un très bon roman de Günter Grass. J’ai fait des lectures plus difficiles aussi, qui sont des reflets de la société éclatée dans laquelle on est, ainsi les romans de Heissenbüttel et puis il y a un roman que j’aurais tant aimé traduire, mais j’ai raté l’occasion, c’est Uwe Johnson, Jahrestage aus dem leben von Gesine Cresspahl, le grand roman en quatre volumes.
D.D. : Une année dans la vie de Gesine Cresspahl...
É.K.M. : Oui. Ce qui est extraordinaire, c’est que cela vous fait faire un voyage, un peu comme chez Peter Weiss, au travers de l’histoire de l’Allemagne, depuis le début du nazisme jusqu’à la fin.
Gesine Cresspahl est une jeune femme née dans la partie Est de l’Allemagne, en Poméranie, et qui fait partie de ces familles de réfugiés qui ont quitté l’extrême Est à la fin de la guerre, et sont venues dans le voisinage de Berlin. Elle a fait des études sérieuses, en R.D.A., donc, d’anglais et elle est devenue interprète. Elle a réussi à avoir un travail auprès des troupes américaines, à l’Ouest, à l’époque où on passe sans problème entre Est et Ouest parce qu’on n’a pas encore construit le Mur. On est avant 1961. Elle vit à l’Ouest mais elle revient régulièrement voir son vieux père, un ancien maire de la ville, un personnage étonnant...
Il y a eu un premier roman de Johnson, par lequel je l’ai abordé, c’est le roman qui est en quelque sorte ce que fut le Nouveau Roman en France : Conjectures sur Jakob. C’est l’histoire d’un cheminot qui a été l’ami de Gesine, et qui a un poste très important à la gare de triage de la ville. Et cet homme qui a tellement d’expérience avec les voies, les signaux... se fait bêtement écraser par un train. C’est curieux ! Les questions que pose le roman c’est : a-t-il été assassiné ? est-ce un accident ? Et est-ce un assassinat politique ? Le roman n’est pas très épais, mais il est très difficile à lire. Quand Johnson l’a porté à un éditeur, il habitait à l’Est, on lui a dit : « On ne peut pas publier ça, il n’y a pas de virgule, il n’y a pas d’alinéa, c’est incompréhensible ! » Vous voyez, un peu comme Peter Weiss, cette espèce de masse que constitue le texte. Alors il est parti le proposer à l’Ouest, là on l’a publié.
J’ai rencontré Johnson à Paris, à la fin des années 70, la question que tout le monde lui posait à l’époque (c’était un grand géant blond), il était d’Allemagne du Nord : « Vous avez quitté la R.D.A. pour aller à Berlin-Ouest ? » Il répondait placidement : « Oh non, j’ai simplement déménagé... » Uwe Johnson qui était très protégé par son éditeur Unseld est mort très tristement, dans une maison solitaire, à Londres, dans les années 80, il avait découvert que sa femme l’espionnait pour la Stasi. Il a très mal vécu tout ça. En fait, il s’est laissé mourir. Dans Une année dans la vie de Gesine Cresspahl, Gesine quitte l’Allemagne après la mort de son ami, elle trouve un poste à New York, aux Nations unies. Et elle a emmené sa petite fille, qui est la fille de Jakob. Et cette petite fille très intelligente lui pose des tas de questions sur la vie en Allemagne. Alors elle décide de lui raconter, progressivement, toute sa vie passée, son enfance... Et comme elle travaille beaucoup, qu’elle n’est pas beaucoup à la maison, elle lui en enregistre des parties sur magnétophone afin qu’elle puisse écouter pendant l’absence de la mère, et on voit défiler toute la vie du père Cresspahl qui était communiste, très engagé, qui se désengage, les lignes du Parti ne lui conviennent plus, mais il reste un personnage qui compte dans la ville... C’est passionnant à lire, on ne décroche pas facilement... Uwe Johnson a autant de force que Peter Weiss. Et lui a vraiment vécu la R.D.A. Peter Weiss est quand même parti en Suède et a écrit à partir de là-bas, avec beaucoup de documentation, c’est vrai. Uwe Johnson est resté dans le bain pratiquement jusqu’au bout.
D.D. : Quand on enseigne sur le thème Roman et Histoire, ça doit être différent de faire un cours à partir d’un livre qu’on a traduit ou d’un livre qu’on n’a pas traduit ?
É.K.M. : On a davantage d’intimité avec le texte, c’est évident. Mais c’est tout. J’ai fait des cours sur Thomas Mann, sur Heinrich Mann. Heinrich Mann aussi aborde l’histoire de front, plus que son frère, qui le fait de façon métaphorique parfois.
Quand on travaille un texte, qu’on l’ait traduit ou pas, on acquiert la même intimité... Et, de toute façon, dans l’enseignement, les étudiants ne savent pas encore assez l’allemand pour pouvoir tout lire uniquement en allemand. Donc, quand vous faites l’explication d’un passage, vous dites, on va commencer par traduire, pour être sûr que le texte soit vraiment compris.
Le dernier cours que j’ai fait, c’est sur Günter de Bruyn, un écrivain d’Allemagne de l’Est, qui a réussi à vivre à l’écart du politique proprement dit, mais ça ne l’empêche pas d’en parler beaucoup... et qui a écrit trois ou quatre romans étonnants. Je n’ai jamais réussi à le placer chez un éditeur. Et pourtant c’est un auteur important. Mais il est tellement complexe à lire, son discours est très riche, très élaboré. Si bien qu’avant de l’étudier, nous passions plusieurs séances parfois pour trois pages, à le traduire et commenter.
Il y a un autre romancier que j’ai défendu mordicus chez les éditeurs, Händler je crois. Le fils de l’éditeur Unseld m’a fait envoyer un livre qui s’appelle Wenn wir sterben, Quand nous mourrons. C’est gros, quand les éditeurs voient l’épaisseur, ils sont effrayés ! Ce serait le moment de le faire lire à des Français. C’est l’histoire d’une famille d’industriels, une entreprise familiale, et qui est progressivement avalée, détruite par les nouveaux venus qui s’alignent sur la Bourse, les impératifs financiers. Rien à faire, impossible à caser. Trop long, trop coûteux à traduire...

Traduire, éditer Peter Weiss en France

L.G. : Alors l’histoire éditoriale de L’Esthétique de la résistance... Il s’est écoulé combien de temps entre la parution en Allemagne et la parution en France, une dizaine d’années ?
É.K.M. : Ce n’est pas beaucoup, une dizaine d’années. Regardez Adorno, nous avons traduit Adorno dans les années 70, il avait été traduit en Italie dans les années 50 ! Chez nous, c’est toujours comme ça.
L.G. : Vu l’importance d’Adorno, c’est sidérant...
D.D. : Chez nous... vous voulez dire en France ?
É.K.M. : Oui, en France... On est toujours en retard. On attend de voir si ça marche ailleurs, et encore, même si ça marche ailleurs... Au temps où on a traduit Adorno, les sciences humaines étaient au top, on traduisait énormément. On a quand même beaucoup attendu pour Adorno.
Pour L’Esthétique de la résistance, j’ai bien craint que le troisième volume ne sorte pas. Je l’avais terminé. La maison d’édition est passée dans d’autres mains, elle a été vendue, le nouvel éditeur ne s’y intéressait pas, vraiment... J’ai eu la chance d’avoir avec lui des relations quand même sympathiques... Alors je l’ai assiégé. Mes arguments : Ce n’est pas possible d’arrêter en route, c’est un ensemble complet. Et j’ai fait intervenir l’éditeur allemand, en particulier la personne qui s’occupe des traductions en français, qui est très ancienne dans la maison. Elle a rappelé qu’il n’y aurait pas de subvention si le troisième volume n’était pas publié. Visiblement, sur le plan commercial, évidemment, ce n’était pas rentable du tout, c’est clair.
D.D. : Savez-vous si Peter Weiss a eu des difficultés pour le faire publier la première fois en allemand ?
É.K.M. : Je ne pense pas. D’ailleurs ça a été publié dans une édition très bon marché, moche, en gris... mais le retentissement a été grand aussitôt.
L.G. : Il était quand même très célèbre, même s’il l’était un peu moins qu’aujourd’hui... La traduction vous a pris combien de temps ?
É.K.M. : Trois ans et demi... En gros, un an par volume.
D.D. : Dans le titre, le mot « esthétique » a-t-il à peu près le même sens en allemand et en français ?
É.K.M. : Oui, au sens de « théorie de l’art ». L’allemand dit Die Ästhetik des Widerstands, et dans le premier volume on a oublié l’article défini, c’est L’Esthétique de la résistance, pas Esthétique.... À mon avis, le titre n’est pas très heureux parce qu’il n’est pas accrocheur.
L.G.- : Pourquoi a-t-il pensé que ce titre était nécessaire ?

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21 janvier 2006
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