Ecritures démiurgiques 2
François Rastier, sémanticien, linguiste, est directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, où il anime l’équipe Sémantique des textes. Il est l’un des principaux théoriciens de la linguistique de corpus, qui consiste pour l’essentiel à recentrer la linguistique sur de réelles productions langagières (orales et écrites) et non pas sur de seules constructions théoriques.
Sa revue, Texto, en ligne depuis 1996, est une référence pour qui s’intéresse au sens des textes littéraires, entre autres à la portée et aux limites des ontologies.
Cet article a été publié dans Visio, en 2002, v. 6, n°4. Il est édité ici en quatre parties, soit une partie par semaine. A déjà paru Les textes combinatoires. Cette semaine, deuxième partie, la créature peut-elle créer ?.
2. La créature peut-elle créer ?
Tous démiurges ? — Accusant la finitude humaine, saint Augustin s’écriait : “Creatura non potest creare !” Mais depuis la Renaissance, l’affirmation prométhéenne de l’art a revendiqué une capacité démiurgique. Michel-Ange, le premier, fut appelé divino, et les divas témoignent encore de ce lustre métaphysique devenu mondain et suranné.
Mieux, au cours du XVIIe siècle, on a fait le lien entre l’inventio rhétorique, la générativité mathématique, et même la théorie des formes de la nature. Le mathématicien Jacques Bernouilli, dans son Ars conjectandi (posthume, 1713), affirme ainsi : “Il est manifeste que l’infinie variété, qui brille tant dans les œuvres de la nature que dans les actions des hommes et qui constitue la principale beauté de cet univers, n’a pas d’autre origine que la diversité des compositions, des mélanges et des transpositions.” [1]
On croit encore de nos jours pouvoir créer énormément par des combinaisons et la puissance démiurgique attribuée aux écritures numériques dérive pour une part de cette conception féconde et sans doute scientifiquement fondée des morphologies naturelles.
Les théories sémiotiques doivent évidemment être élaborées pour rendre compte des performances complexes. Elles doivent aussi être démystifiées, sinon la réflexion sur les écritures numériques cédera la place aux élucubrations new Age communes aujourd’hui dans les milieux de la création multimédia. Des mythes techno-scientifiques omniprésents revivifient en effet des rêveries anciennes [2]. On invente ainsi une sorte de démiurge avec prothèse numérique, cyborg appareillé, qui puise dans sa soumission à l’instrument sa puissance créatrice : un traitement de texte, et vous serez bientôt écrivain ; une boîte à rythmes, un graveur de cédéroms, vous voilà musicien. Les industriels encouragent discrètement cette banalisation rentable que le slogan Go create ! résume à merveille.
Les mythes techno-scientifiques se combinent à présent avec les mythes de la création propre au romantisme tardif où nous sommes encore : celui de l’œuvre totale, bien que toujours fragmentaire ; celui du créateur-démiurge qui devient lui-même son œuvre ; enfin, ceux de la générativité instantanée et de l’interactivité fusionnelle, sorte d’Einfühlung superlative.
L’immédiateté de l’acte créateur reste évidemment une des images techniques de la puissance divine. Elle transparaît aussi dans le concept même de temps réel, généralement associé à l’interactivité. On estimait jadis que le langage des anges se propageait instantanément, nous dirions à présent plus vite que la lumière ; le regard des anges traversait les objets : s’ils vous regardaient de dos, ils pouvaient voir à travers l’occiput votre visage. On retrouve ainsi aujourd’hui, secrètement, les thèmes archangéliques de l’instantanéité [3].
Ne faudrait-il pas se défier du fantasme de toute-puissance qui ferait de nous des démiurges ? Ces gens-là se croient au-dessus de toute loi. Bien qu’immédiat [4], et souverain dans cette mesure, un click n’est pas un fiat. Cependant, les discussions sur les écritures numériques semblent privilégier une conception démiurgique de l’artiste : l’auteur maîtriserait tout, même quand il laisse faire le hasard selon des règles qu’il a édictées, il déploierait devant vous une surabondance cosmique, etc.
Ne pourrait-on laisser une place à une autre conception de la création ? Elle résulterait plus d’une recherche, voire d’une errance, que de l’effectuation d’un programme prédéfini [5]. Les règles esthétiques servent peut-être précisément à générer des brouillons, des ébauches : le bon auteur n’est pas celui qui écrira le bon brouillon, mais celui qui fera les bons choix entre ses brouillons. La création consiste à tirer partie, sans relâche, de ces multiples accidents qui surgissent dans l’esquisse et dans l’ébauche, pour les conduire vers leur logique imaginaire et leur conférer cette légalité interne qui légitime l’achèvement de l’œuvre ou du moins son suspens dans un état stable.
Autographie et allographie. — Revoici donc la question de l’auteur. Surtout dans des mondes Web où l’on ne trouve aucune autorité ni aucun garant, il faut parvenir à l’authentification de l’œuvre : le sceau de l’auteur n’est pas ou pas seulement une signature ou un waterprint, c’est son originalité, qui s’impose désormais comme nécessaire. Cette garantie de l’incomparable se confond-elle avec la fonction même de l’auteur ? Ici encore, les artistes auront la réponse, ou du moins sauront renouveler nos questions.
Dieu ne signait pas ses œuvres. Mais depuis quelques siècles, avec la naissance de l’individu et notamment du génie, la création devient un acte absolument singulier et son unicité fascine. En témoignent aujourd’hui la singularisation de masse par les tatouages, infibulations et piercing, mais aussi la fascination pour les empreintes singulières, digitales, vocales ou iridoscopiques, qui dépasse largement les préoccupations policières et bancaires. “Nous sommes tous exceptionnels”, clame mezza voce un constructeur automobile transalpin pour lancer une série spéciale.
D’un point de vue anthropologique, seul l’objet unique est doté d’une aura : comme chargé d’une mission, il émane bienveillance ou terreur, témoigne d’une puissance. Comment cependant cette figure souveraine pourrait-elle se multiplier ? Elle donne alors naissance à la foule de ses clones : l’idole unique se divise alors en multiples fétiches [6].
L’image de la création est devenue tributaire de cette fascination pour l’unique. La mode qui entoure les manuscrits littéraires, les livres d’artiste à un seul exemplaire, les chiffres faramineux qu’ils atteignent dans les ventes publiques témoignent de l’aura qui nimbe ces écrits uniques [7]. Dans le tracé, le ductus graphique, l’œuvre et l’artiste semblent ne faire plus qu’un.
De la foule des variantes et des brouillons littéraires sort un texte unique : un monde aboutit à un individu. Mais à l’opposé, le programme unique de l’œuvre combinatoire engendre des textes, des images, des musiques indéfiniment multipliés : une formule singulière donne naissance à un monde. Nous voici donc devant deux conceptions bien différentes de la création. Affadissant la réflexion de Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Nelson Goodman oppose dans Languages of art les arts autographiques, qui créent des œuvres uniques, et dont le modèle est la peinture, aux arts allographiques qui supposent une exécution ou interprétation (musique, danse, voire architecture, etc.). Cette distinction illustre mais sommaire — les meilleures interprétations sont autographiques — a le mérite de mettre en débat l’opposition entre unicité et multiplicité. Plutôt que d’y voir une opposition entre immanence et transcendance, comme Genette dans L’Œuvre de l’art, concepts trop massifs ici, convenons qu’elle correspond à deux notions de l’objet : la conception physicaliste en fait un produit, qui peut être celui d’un artisan, et la conception herméneutique en fait une œuvre, celle d’un artiste. Ces deux conceptions correspondent nous le verrons à deux conceptions, artisanale ou poétique, de la puissance.
De fait, avec les écritures numériques, l’autographie semble disparaître ; du moins, seul le dispositif combinatoire ou le logiciel est autographe [8]. La multiplication des versions et des variantes, tant internes qu’externes, paraît ruiner l’identité de l’auteur [9]. En outre, sur la Toile, tout semble allographique et plus rien ne fait autorité, puisque l’autographie suppose l’inscription dans une matière et qu’à tort le numérique reste réputé immatériel.
L’exhibition. — Avec l’essor de l’allographie, l’aura de la présence s’estompe. Critiquer le désir de présence immédiate doit conduire à distinguer plus précisément encore l’œuvre, le spectacle et l’exhibition. Nous ne sommes même plus dans la société du spectacle, mais dans celle de l’exhibition, qui précisément affirme cette présence de l’auteur, totale, charnelle comme si la monstration du corps — chez des artistes comme Gina Pane ou Orlan, qui depuis des décennies filme les opérations esthétiques qu’elle se fait infliger — même médiatisée, même ironique, avait tout simplement remplacé l’auto-contemplation de l’Esprit [10]. Le body-art de la “culture cyberpunk” combine certes aux scarifications tribales les implants métalliques qui artificialisent le corps, rebaptisé kor, par primitivisme technologique (Lucas Zpira).
Ces altérations créatrices font du corps de l’artiste son œuvre : dans un geste de rupture avec son enveloppe humaine, il littéralise et radicalise l’individualisme du self made man, en pratiquant l’autogénération, activité démiurgique par excellence. C’est l’aboutissement parfois frankensteinien du grand programme romantique de la Bildung, auto-formation de l’artiste par une culture supérieure.
Se confondant avec l’artiste, l’œuvre ne peut s’exposer que par son exhibition. Cependant, si l’Esprit absolu romantique a cédé sa place au Corps absolutisé, sa chair reste tout aussi philosophique et abstraite que l’était l’Esprit pur. Elle n’est pas plus ragoûtante pour autant, quand le narcissisme exhibé des créateurs caricature et chatouille l’individualisme de masse des consommateurs.
De la présence. — Les difficultés que rencontrent les œuvres numériques à entrer sur le marché de l’art, toujours fasciné par les unica, tiennent sans doute à la multiplication toujours possible de l’œuvre, mais plus encore peut-être au retrait dans lequel se tient l’auteur, comme indiscernable dans l’abondance multimédiale. Jamais le programme de l’œuvre numérique ne sera nimbé par l’aura d’un manuscrit.
Dans notre tradition moderne, le magistère de l’artiste engage deux garanties principales qui font le prix de l’œuvre. (i) Celle de l’autorité : le texte fait foi, mais comment l’auteur d’une combinatoire pourrait-il avoir autorité sur ses avatars aléatoirement générés ? (ii) Celle de la présence : l’aura se transpose de l’auteur à l’œuvre, comme un nimbe qui l’auréole. D’où le prix de l’autographe, qui témoigne au plus près de sa présence [11].
La littérature semble avoir résolu le problème de la présence en s’engageant dans la confidence. Si l’émergence de l’auteur, puis sa distinction progressive du narrateur ont permis une sécession qui permet tout à la fois la sécularisation de la littérature et la divinisation de l’auteur, il reste tenu de maintenir une présence, et tous les commentaires journalistiques insistent sur son “ton inimitable”, sa “petite musique”, etc. Le ton autobiographique maintient cette présence. Des Epitres de saint Paul, tout entières organisées autour d’un témoignage de présence, aux Confessions de saint Augustin, aux écrits autobiographiques de Pétrarque, l’intimité s’affermit ; puis Rousseau, de tradition augustinienne lui aussi, osera publier l’intime sans visée ouvertement édifiante, anticipant le déluge diariste du siècle suivant et toute la séquelle des diverses autofictions d’aujourd’hui.
Le narcissisme exhibé garde quelque chose de la publicité du rite, qui suppose toujours le frisson d’une présence allusive du transcendant, ou du moins de l’unique.
Cependant, aucun rituel ne peut se déléguer, et l’on répugne à valider les sacrements télématiques. La condamnation platonicienne de l’art comme copie de copie stigmatisait déjà un double éloignement de la présence. De fait, un art sans présence ne peut durablement garder sa fonction rituelle, mais conserve une fonction ludique, comme les marionnettes remplacent les acteurs et transforment en divertissements les tragédies et les épopées.
Bref, à l’inverse du body art qui exhibe les stigmates tragiques d’une Passion, et scelle l’œuvre par le sang de l’auteur, l’art numérique, par son retrait instrumental, incline au ludique, comme en témoigne son souci de l’interactivité, et l’humour constant de ses auteurs [12]. Mais un jeu vidéo ne porte pas de signature.
Le lecteur interactif. — Si l’auteur semble s’éloigner de la scène, il faudra bien que le spectateur y monte. L’interactivité, nouvelle forme de relation entre le créateur et son destinataire, rappelle beaucoup les théories romantiques tardives de l’Einfühlung, sorte de communication par sympathie communiante entre l’auteur et le lecteur. En quoi peut-elle faire du lecteur ou spectateur un créateur de diversité ? Trop souvent, malgré les discours enthousiastes qui font du spectateur un nouveau démiurge, l’interactivité se limite à lui présenter des alternatives prédéfinies, voire tout simplement à le faire appuyer sur la touche OK de la télécommande.
La possibilité pour le destinataire de l’œuvre d’intervenir, à différents degrés dans le processus de création peut devenir un facteur de diversité [13]. Mais rien de tel dans l’utilisation des produits les plus courants. Les inlassables échanges de horions qui ont fini par discréditer les romans de chevalerie, et dont Cervantès se gaussait, nous les retrouvons dans les jeux vidéo, les shoot them up, qui reprennent d’ailleurs la topique de l’heroic fantasy, issue de ce que l’on appelait la matière de Bretagne, celle de l’épopée anglo-saxonne. Ces récits faits d’évènements répétitifs, ces ressassements compulsifs ne tiennent souvent guère compte des possibilités bien réelles qu’offre le multimédia.
L’œuvre semble d’autant plus riche de sens qu’elle laisse une possibilité d’errance. Les bons narrateurs ménagent dans leurs récits des moments cruciaux, des carrefours où le récit s’ouvre sur ses possibles. Dans le meilleur des cas, le récit interactif formalise ces “points de branchement”, et transforme ces possibles en variantes [14].
L’interactivité développe ce que la tradition rhétorique nommait l’accommodatio, anticipation de la réception pour s’adapter au public et prévenir ses attentes. Elle est liée au mythe de la fraternité coopérative par un irénisme qui remonte au moins à Raymond Lulle puisqu’au XIIIe siècle déjà, il concevait sa combinatoire comme une machine conceptuelle et argumentative destinée à convertir pacifiquement les musulmans, voire les juifs. Leibniz lui aussi voulait que son art combinatoire et sa langue parfaite participent à la paix universelle [15].
De nos jours, ressuscitant l’optimisme de Pangloss, l’idéologie Internet se réclame aussi de la paix universelle : dans les publicités, tout le monde s’accueille et se retrouve, Internet relie les hommes, etc [16] . Mais ce langage lénifiant n’est qu’un leurre. Dès que vous entrez dans un jeu vidéo en réseau sur le Web, vous rencontrez les avatars de centaines d’inconnus, de tous les coins du monde, ils n’ont qu’un but, tirer dans le tas et sniper (c’est le terme des hard-gamers) tout ce qui bouge avec divers bazookas laser ; avec le retour d’effort, ils sentent même le recul, par leur joystick. Bref, à l’étage noble, on vous fait des sourires vendeurs, mais au sous-sol tout le monde s’étripe [17]. Cette duplicité montre bien qu’en l’occurrence ce virtuel se réduit hélas à une stylisation à peine caricaturale de l’actuel.
En utilisant des degrés croissants de l’interactivité, le “spectacteur” de certaines œuvres peut modifier le décor, s’emparer d’objets fétiches, prendre le contrôle de personnages qui deviennent ses avatars, régir enfin l’intrigue pour la plier à ses désirs [18]. Mais à chacune de ces étapes et à mesure qu’il exerce sa puissance croissante, le spectateur-démiurge va perdre successivement l’admiration, la fascination, la surprise, le sentiment d’un destin. Confondant en lui-même le spectateur, le chœur, le chorège, les protagonistes et le dramaturge, il met fin, avec la séparation des rôles, au principe de réalité dans la fiction, la ravalant, par simple application du principe de plaisir, à une rêverie éveillée. N’obéissant plus qu’à celui qui la regarde, la fiction ne ménage alors plus d’autre surprise que le visage indéfini de Narcisse, en vertu d’un principe de plaisir où le sujet se résorbe, en s’y voyant agir, dans sa toute-puissance hallucinatoire. Mais la toute-puissance, régression au premier état infantile, conduit caractéristiquement à la psychose, par la perte du principe de réalité — comme on l’a hélas vérifié chez certains otaku japonais ou nerds américains. La perte du sentiment de l’altérité que susciterait un monde obéissant à nos désirs le viderait de sens : comme le sens s’établit sur des différences perçues comme irréductibles, cette perte conduirait inéluctablement à une noyade dans l’insignifiance.
L’interactivité pose ici des problèmes éthologiques délicats. En effet, la phylogenèse de l’art semble bien avoir enté un trait fondamental archaïque, la sensibilité aux leurres, et un trait fondamental plus récent, propre aux mammifères, la pratique du jeu. Le leurre est un comme si passif, un stimulus prégnant sans substrat propre, le jeu un comme si actif, qui instaure un régime modal particulier modifiant le couplage avec l’environnement [19]. Mais pour le destinataire, il faut trouver un équilibre entre le conscient du jeu et l’inconscient du leurre, entre la pulsion détournée par le leurre et le plaisir stylisé par le jeu. Il peut parvenir à une fascination maîtrisée ; mais quand le leurre prédomine, on crée de la dépendance ; quand le jeu prédomine, si l’on crée de la maîtrise, ou du moins de la liberté réglée, on perd en fascination.
Prenons l’exemple du mythe. Paradoxalement, le mythe crée de la certitude par son invraisemblance même qui en fait une vérité supérieure. Il rencontre l’adhésion parce qu’il ne varie pas, que ses énigmes demeurent. C’est pourquoi il peut jouer un rôle fédérateur pour une collectivité. Mais son invariance ne devient pas nécessairement un dogme : elle ouvre une dimension traditionale du sens, car ses reprises, variations et contestations deviennent signifiantes au sein du corpus auquel il a donné naissance. Un texte modifié à sa guise par tout un chacun perdrait tout pouvoir fédérateur, comme une loi perdrait toute vigueur.
En transformant les personnages en instruments, l’interactivité limite paradoxalement l’identification ludique, car on ne peut s’identifier à un instrument alors même que l’on cherche dans le jeu à affirmer sa liberté en trouvant les limites déontologiques de son pouvoir.
En outre, le caractère destinal du mythe a partie liée avec son irréversibilité, qui met ses protagonistes devant des choix cruciaux : en cela, il affirme la nécessité des valeurs. En revanche, dès que l’interactivité rend les événements réversibles, elle rend superflues les valeurs qui s’y attachent, comme en témoignent ces déclarations d’écoliers : “La mort du héros, je n’en ai rien à faire. J’appuie sur le bouton …˜sauvegarde’ et je recommence” (Arthur, 13 ans) ; “Le héros, c’est juste un personnage, un instrument que l’on manie, ça ne représente rien de plus” (Thierry, 13 ans). Les valeurs “héroïques” ou simplement positives sont ainsi abandonnées : “C’est plus marrant de tuer les gentils que de tuer les méchants et de sauver la princesse” (Yann, 11 ans) [20].
Immersion, atmosphères et univers. — La captatio rhétorique visait jadis à rendre l’auditeur favorable. Comme Dame Rhétorique, sur son lit de mort, a légué ses dernières hardes à ses deux filles ingrates, Propagande et Réclame, le citoyen aujourd’hui doit être assujetti mais rallié. Le client doit être fidélisé : çà et là dans le monde, s’il entre dans l’univers Disney ou McDo, il doit y retrouver chaque fois la même atmosphère.
Aussi publicitaires et créatifs cherchent-ils à créer des ambiances. On manque certes d’une sémiotique de l’ambiance ; mais pouvoir des mondes imaginaires de qualités sensibles, voilà une capacité du multimédia, non spécifique, mais prometteuse [21].
Cependant, plus le nombre des modalités perceptives et des systèmes de signes augmente, plus les tâches de traitement du signal et d’interprétation sont multipliées. Or l’expérience banale montre que les capacités de traitement simultané sont limitées, pour de simples raisons d’apport en oxygène, dont l’activité cérébrale est grande consommatrice. L’immersion multimédiale peut ainsi conduire à diffuser l’attention. Des travaux récents [22] semblent confirmer que la multiplication des canaux diminue la capacité d’analyse de chacun. Dès lors, l’effet d’immersion peut conduire à la submersion : c’est d’ailleurs ce que visait entre autres le programme romantique de l’œuvre totale.
Cependant, les techniques “frustes” unimédiales, comme la gravure, ont développé des techniques de suppléance : ainsi la perspective, la représentation du relief, des textures, des luminosités par les traits de burin, etc. En sculpture, la fin de la polychromie antique, romane, voire gothique a conduit les sculpteurs de l’âge moderne à donner des indications plastiques de couleur. Par exemple, dans son buste de Richelieu, Le Bernin parvint à figurer la clarté du regard : autour de la pupille, en relief et non en creux, l’iris est creusé peu profond et fait apparaître, malgré l’absence de couleur, des yeux bleus.
Quant à la littérature, malgré les réussites des typographes et des illustrateurs, elle a toujours conservé une vertueuse indigence médiatique ; mais, comme tous les arts du langage, elle a développé des techniques de créations d’ambiances émotionnelles, de perceptions imaginaires jadis réfléchies par les théories rhétoriques de l’energeia et de l’hypotypose. Ces ambiances, tons et atmosphères varient au long du texte avec les moments narratifs et s’ordonnent dans la tension globale du sens [23].
En revanche, les ambiances immersives des produits, rendues invasives par le multimédia, laissent d’autant moins à l’activité imaginaire que l’interactivité participe de l’immersion, puisqu’elle permet, voire oblige de se prendre au jeu. Dès lors, elle affaiblit leur fonction ludique — que serait un jeu dont on pourrait changer les règles selon son caprice ? En supprimant l’ambiguïté fondamentale du comme si, on crée de la dépendance [24].
En art, la volonté démiurgique se traduit par la volonté de faire une œuvre qui soit en elle-même un monde. Dès lors, par la simulation en trois dimensions, le retour d’effort, les sons multisources, ce rêve romantique prend corps. L’œuvre immersive fait de la lecture une errance dans un paysage, une action dans un récit, une de ces randonnées extatiques jadis réservées aux chamanes. Elle se prête aux espaces métaphysiques, comme en témoigne par exemple, de Maurice Benayoun, Dieu est-il plat ?, Le Diable est-il courbe ? [25]
À l’œuvre close comme monade, finie et close, se substitue une œuvre comme hénade, qui inclut le grand Tout. Mais dans cette œuvre-monde, le créateur n’a qu’une présence diffuse, partout et nulle part.
La semaine prochaine, 3. De la distance.
[1] Si Bernouilli innove par son insistance sur les combinaisons, la comparaison entre les œuvres de la nature et celle des hommes n’est pas nouvelle. Dans ses Saturnales, Macrobe compare l’univers à l’œuvre de Virgile : “Si tu examines attentivement l’univers lui-même, tu découvriras une grande similitude entre cette œuvre-ci qui est divine et cette œuvre-là qui est celle d’un poète.”(V,1, 19-20.) Politien reprend cette comparaison dans Manto : “Et qui, io !, jeunes gens, parcourant les merveilles d’une si grande éloquence, ne croira contempler les vastes étendues de la terre et de la mer ?” (v. 351-367, trad. P. Galland). Le thème sera repris par Vida, Ronsard, le Tasse, etc. Landino, dans son commentaire sur Dante, souligne que la poésie comme la création partagent “les mêmes règles de nombre, de mesure, et de poids” (Sagesse, XI, 20). Puis, chez Scaliger ou Sidney, la poésie pourra l’emporter, en créant une autre nature plus parfaite (cf. Fernand Hallyn, Le Sens des formes, Droz, Genève, 1994, III, 1). Cela adviendra, nous le verrons, quand la littérature combinatoire va s’associer au paradigme de la vie artificielle.
[2] Par exemple, un article récent affirmait que l’ordinateur n’est pas une machine inerte, mais au contraire un outil de création actif : “Le principal matériau sur lequel opère la littérature, à savoir ce qu’on continue à appeler un "texte", se transforme. Il se transmue non seulement sur un plan matériel et technique en changeant en quelque sorte de "statut", d’état, dans la mesure où les mots, les signes linguistiques ou langagiers, et ce qui en constitue les signifiants et les significations contradictoires, deviennent ainsi indéfiniment sécables et malléables. Ils se sont mués en réalité en des symboles d’une nature poétique nouvelle, "matérique", à la fois matérielle, intellectuelle et spirituelle.” Sans épiloguer sur ce troisième état de la matière, voyons ce qu’il advient quand un esprit caustique remplace le mot ordinateur par papier et crayon : “Un papier et un crayon ne sont pas des machines inertes. Ce sont au contraire des outils de création actifs [...] Ils exécutent des traitements, ils modifient les textes, ils transforment les œuvres. Ils prolongent l’activité créatrice [...] ”.
[3] Par exemple, la carte de visite virtuelle, échange de données transmises instantanément dans la poignée de main, communication réciproque entre businessmen, rappelle fort la télépathie angélique.
[4] Cf. “Ici, tout, tout de suite !” (publicité pour le Wap).
[5] Empruntons à Flaubert un exemple de cette conception pérégrine : le premier brouillon du début d’Hérodias est un simple plan ; mais les brouillons suivants vont tantôt vers le roman historique, tantôt vers un roman allégorique à portée religieuse ; enfin, petit à petit, cheminant jusqu’au quatorzième brouillon, Flaubert sort de ses hésitations et finit par choisir une orientation.
[6] L’œuvre reproduite doit demeurer un objet mobilier. On a noté que le consommateur, dans sa sagesse, préfère acheter le document source que d’en télécharger une copie : le marketing a prouvé le caractère rassurant des cédérom et des cassettes de jeu. Posséder un objet virtuel, c’est encore disposer de son support propre. En revanche, le contenu d’un cédérom transcrit sur un disque dur devient une copie de copie : on en dispose, mais on ne le possède pas.
[7] En 1994, Bill Gates a solennellement acheté pour le prix hiératique de 162 MF le Codex Hammer, manuscrit de Léonard : il a uni ainsi la puissance de l’allographie mondialisée par Microsoft au prestige de l’autographie absolue symbolisée par Vinci. Sur un mode plus bouffon, Philippe Sollers vient de proposer ses manuscrits à Jean-Marie Messier (Vivendi-Universal) pour 12 MF.
[8] Gallimard a cependant gagné un procès contre un éditeur qui avait publié une des versions de Cent mille milliards de poèmes.
[9] L’auteur cependant étend juridiquement sa propriété sur toutes — et le génie répand une uniforme grâce sur tous ses écrits, comme en témoignent les recueils dévotionnels d’œuvres complètes.
[10] Chez les écrivains, on peut rappeler, pour illustrer Renaud Camus, autobiographe à scandale, sa représentation idéale vêtue seulement d’une casquette de cuir, avec à ses genoux un bardache en active adoration incarnant sans doute une nouvelle allégorie du lecteur (Écritures, 10, 1998, cahier photographique, p. 81) ; Guillaume Dustan, diffusant pour le service de presse de son dernier livre au titre démiurgique, Génie divin, une photo où il porte en évidence un anneau pénien, le corps entier oint d’un spray doré qui fait de lui une idole auréolée.
[11] Dans la tradition d’une religion révélée, la catégorie de la présence est tout à fait fondamentale. Saint Paul questionne en affirmant : “Quelle est en effet notre espérance, notre joie, la couronne dont nous serons fiers, si ce n’est vous, en présence de notre Seigneur Jésus lors de sa Présence ?” (1Th 2, 19). La Parousie adapte théologiquement la Présence, mais avant l’Apocalypse, la présence du divin ne peut encore se dévoiler.
Dans les pensées de l’Incarnation, les auteurs revendiquent pour eux non seulement l’authorship de l’œuvre, mais également son autorité. Comme saint Paul, ils portent des stigmates, inscriptions corporelles : “ 11 Regardez quelles grosses lettres j’écris avec ma propre main. 15 Il n’y a ni circoncision, ni incirconcision, mais une création nouvelle. […]17 Pour le reste, que l’on ne me trouble pas : je porte les stigmates de Jésus en mon corps.” (Ga 6, 11-18). Les marques épistolaires valident ici le discours, et les stigmates corporels valident cette validation (je suis ici de près Régis Burnet, La Pratique épistolaire chrétienne au Ier et IIe siècle : de Paul de Tarse à Polycarpe de Smyrne, thèse de l’EPHE, 2001).
Parce que Paul se déclare stigmatisé, il peut parler et signer, mais cette autorité est aussi une marque publique d’infamie : “9 Il me semble en effet que Dieu nous a exhibés, nous les apôtres, en dernier, comme des condamnés à mort, de sorte que nous sommes devenus un spectacle pour le monde, les anges et les hommes. 13 […] nous sommes devenus comme les ordures du monde, jusqu’à présent l’universel rebut.” (1Co 4, 9-13).
Dès lors que les artistes se substituent à des apôtres, on comprend que le body art devienne une épître muette : les stigmatisations que s’inflige l’auteur valident sa mission de témoigner de sa propre Présence, qui depuis la Croix ne pourrait être que souffrance ravivée par le dolorisme romantique.
[12] Indice de distance critique, l’humour est aussi un trait heureusement récurrent chez les auteurs de la littérature combinatoire, Queneau, Perec, Roubaud ; s’il est de tradition dans les classes préparatoires en mathématiques, par lesquelles beaucoup sont passés, il n’en recèle pas moins une critique implicite de la conception superstitieuse de l’art léguée par le romantisme tardif.
[13] Un exemple, celui des programmes iconographiques en peinture : avant la fin du XVe, on en restait pour l’essentiel à des programmes iconographiques standard, celui des franciscains, celui des dominicains, etc. ; au tournant de la Renaissance, des particuliers ont commencé à commander des tableaux, ce qui a ouvert la grande variation des thèmes iconographiques qu’entraînaient les souhaits personnels et les vœux privés.
[14] Le roman “à choix” est une création baroque, qui culmine dans l’indépassable Tristram Shandy. La littérature combinatoire à choix est déjà une forme d’interactivité : du moins l’auteur s’y dessaisit apparemment de son autorité au profit du lecteur, qui n’en a cure mais est ironiquement sommé de s’en emparer.
[15] Un lien secret unit l’irénisme et la combinatoire, non pas seulement parce que Lulle l’a créée pour convertir pacifiquement les musulmans, mais parce que la combinatoire généralisée met toutes les unités à égalité, et toutes au contact de toutes les autres, ce qui est déjà, transposé du monde des signes à celui des hommes, une image de la paix universelle.
[16] Avec plus de conviction et de naïveté, la “World philosophie” (cf. Pierre Lévy, Paris, Odile Jacob, 2001) voit dans le cyberespace un monde sans conflit, fait de partage, de coopération et conduisant à une fusion des esprits : il “incarne une méditation collective de l’esprit humain, une conscience de l’espèce enfin réunie” (Lévy). Cette vision irénique, qui rappelle la noosphère de Teilhard de Chardin, est partagée par divers auteurs bien médiatisés : Joël de Rosnay, Kevin Kelly, Tim Berners-Lee, Marc Pesce.
[17] La console de jeux de Microsoft, la X-box, est ornée d’un insert de plastique fluo vert. Le directeur marketing explique doctement qu’il symbolise “le sang des extraterrestres”. En iconologie, ce vert était l’apanage des démons, comme on le voit par exemple la fresque de Signorelli dans la chapelle Saint-Brice de la cathédrale d’Orvieto. Les aliens n’ont fait que leur succéder, acteurs verdâtres d’une sempiternelle lutte entre le Bien et le Mal.
[18] “The idea is to have an immersive environment with artificial actors in which a human player (the "spect ACTOR ") can take part at his convenience to influence the plot. He does not have to be involved full time, though (unlike a computer game). While he is away from the set, the plot still unfolds, propagating the consequences of his previous (causal) actions, and the user can watch it from outside the set.” (J. Murray, Hamlet on the Holodeck, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1999.) Pour une discussion, cf. Sémiotique et interactivité (en collaboration avec Marc Cavazza), in Pascal Lardellier, éd. Anthropologie et communication, 2001, MEI, 15, pp. 169-180.
[19] Alors que l’illusion reste consciente, perçue comme un artéfact sinon une œuvre, le leurre est perçu comme un stimulus naturel saillant et reçoit une réponse compulsive, car il crée un effet de réel total. Il suscite une émotion, non des sentiments. Plus l’effet de réel est intense, et l’immersion multimédia y participe, plus l’œuvre se confond avec un leurre.
La gamme des illusions est beaucoup plus grande que celle des leurres. De même, les émotions de base seraient, selon les éthologistes, une demi-douzaine, alors que le nombre des sentiments varie selon les cultures.
[20] Le Monde, 1er mars 2000, supplément, p. III.
[21] Toni Dove, auteur d’installations numériques interactives affirmait : “Je voudrais qu’on puisse nager dans mon œuvre” (Nov’Art, février 1997, p. 32).
Si le support numérique est récent, le multimédia ne date certes pas d’hier, car tout rite, toute performance sémiotique complexe fait appel à lui. Par exemple, une messe met à contribution l’odorat (encens), l’ouïe (musique), des sensations motrices (agenouillement) voire tactiles (serrement de mains) et gustatives (hostie).
[22] Marcel Just (Université Carnegie Mellon, Pittsburgh), en étudiant l’incidence du téléphone sur les performances des automobilistes, a comparé l’activité de groupements de neurones, les voxels, impliqués dans deux tâches, une temporale (compréhension de discours) et une pariétale (jeu d’orientation d’objets géométriques sur écran) : si chaque tâche séparément mobilise 37 voxels, seulement 42 sont activés quand on les couple, alors que théoriquement, sans inhibition réciproque des tâches, on en attendrait 72 (cf. la revue NeuroImage, printemps 2001).
[23] Dans le domaine littéraire, il faut citer en exemple le cédérom que Jean-Louis Boissier et ses collaborateurs ont consacré aux écrits autobiographiques de Rousseau, en recréant notamment l’ambiance présente des lieux privilégiés, de Wootton à l’île Saint-Pierre.
[24] Par ses réclamations et ses exigences, le jouet interactif éveille le drame de la dépendance. Combien d’enfants ont connu le deuil et la culpabilité des survivants parce que leur tamagochi était mort ! (cf. sur ce point les travaux de la pédopsychiatre Myriam Sjezer).
[25] Cf. Nov’Art, février 1997, pp. 46-47.