comme si quelque de Martin Rueff, éditions Comp’act


Le poème consiste à suivre une corde raide.
C’est une ligne, horizontale ou verticale, qu’importe au fond. Car au fil de l’écriture le poème nous apprend de la ligne qu’elle est noueuse.
Le poème est une théorie des cordes. Ses algorithmes sont la rencontre des nœuds c’est-à-dire la possibilité de tisser dans l’espace du langage des liens dans des mots.
Mais le nouage au long court du poème est aussi le pli d’une tension, l’arête d’un indisponible, d’une fragilité indispensable et menaçante, toujours redite dans l’expérience du poème.

Telle serait l’introduction brouillonne que l’on écrirait au moment de refermer le livre de Martin Rueff [1] comme si quelque. Livre de poésie. Je viens donc de terminer le livre paru aux éditions Comp’Act en juin 2006. Je regarde par la fenêtre. La nuit lyonnaise s’est levée, et sous le pont embrumé de froid, le Rhône poursuit son chemin tandis que mon esprit se prolonge dans le beau poème « Corde raide » qui termine le livre.


(…)

et quand commencée
la corde raide ?
toujours un moment où commencée
et donc toujours là déjà
en chaque segment corde raide
et non comme chaîne recourbée
étreint l’anneau suivant
en embrassades
car corde raide toujours
sans solution
raide et commencée
au bout de la corde
la corde déjà
en ses fils rameutés
tordus fins
serrés en étreinte fibreuse
et brûlée parfois
pour un début
et pour la fin
brûlée la corde
par les deux bouts
corde en chacun de ses points
en plein cœur corde raide
tombée comme un souvenir
où grimper entre deux moments de temps
disjoints ensemble
et déchirés déchirant
corde raide qui tient à tout
par toi à tout [2]

(…)

Comme le sous-titre de comme si quelque, il s’agit d’un livre de poésie. Constitué de « livres », ce volume est plus qu’un recueil. Il serait plutôt un espace d’expériences, un petit monde constitué de continents et d’océans, d’espaces de circulations qui se nourrissent de leur indépendance pour construire leurs relations, dialogues… et interdépendances.
Aux poèmes en recueil (en sympathie de langage ou de langue [3]), on peut également lire une série de séquences mêlant réflexions et aphorismes sur la langue, le poème, et la chose que c’est d’écrire. Elégamment intitulé « les pleins et les déliés », ces réflexions sont pour Martin Rueff des bancs de méduses offerts en miroir aux poèmes (y a-t-il des méduses poétiques dans le Rhône de décembre ? J’aurai presque cru, un instant…). Dans le livre, donc, un livre de choses poétiques, un livre en forme de dialogue intérieur envisagé comme le « parasitage » de la vie : écrire, réfléchir, penser l’acte poétique, c’est également impliquer le quotidien, son trouble, sa vacuité, etc. comme une autre forme de résonance. Le double enjeu de ces mots-fragments (ses méduses), c’est à la fois de déplier la question du poétique en poétique (par le poétique) et d’être le lieu (le pli) où se puisent et s’arrachent les poèmes, leur amplitude (une con-versation, donc).
Ces pleins et ces déliés de la pensée poétique en poésies seraient les renvois miroiriques des œuvres poétiques. Martin Rueff n’a pas peur d’offrir ses carnets de voyage dans la langue, les souvenirs et réflexions de fabrique dans le transit du poétique.
On ne citera dans ce fourmillement de méduses que cette seule réflexion qui semble rendre en ombre portée le profil de l’écrivain :

Déclaration d’intention – Ni coquetterie gratuite ou privée, ni pur jeu formel et néanmoins toute entière musique, si l’on suppose par là que forme et sens sont un tout condensé, la poésie ne se laissera plus isoler : elle prendra toute la place. On tente de déposer en sa faveur. Le poème, lui, ne videra pas les lieux. Il ne les enchantera pas. Mais il tentera de répondre à l’urgence poignante de leur disparition en inventant les Cantos d’après le Méridien. Faire se toucher les deux épaules…
C’est donc en étant l’homme d’hier et d’avant-hier et en même temps celui de demain et d’après-demain que le poète sera l’homme d’aujourd’hui. Il ne connaît pas l’ennui, mais le désespoir, oui. [4]


Martin Rueff explore diverses voies poétiques (espace et espacement, rythme, brièveté, ampleur…) mais un mot pourrait tous les rapprocher. On pourrait dire lyrique car bien sûr Martin Rueff explore un lyrisme contemporain. Non, le mot qui semble le plus juste pour couturer comme si quelque, on le trouve au milieu du livre. C’est le mot « délicatesse ». Martin Rueff en pose les enjeux esthétiques, politiques et idéologiques. Et, en creux, il en dit l’enjeu d’écriture en jeu dans le livre (de poésie).

La littérature française s’est construite sur la délicatesse : délicatesse des sentiments, des relations, délicatesse des situations et délicatesse des délicatesses de la langue. Qui oserait défendre la délicatesse aujourd’hui passerait pour le premier des réactionnaires ou le dernier des ringards. Et pourtant : dans le tissu des relations comme dans le tissu dans la langue, qui pourrait nier son importance ? Demandons-nous plutôt ce que la société du spectacle aura saccagé. [5]


Dans la délicatesse poétique de Martin Rueff, on rencontre des portraits d’amour en paysages romains ; des poèmes où discrètement résonnent les influences de peinture ou de statuaire italiennes – certains poèmes sont comme des fragments de peinture.
« Sombres amandes » est un de ces paysages amoureux où les pierres statuaires se confondent à la chair des cœurs humains.

I

l’orage a pleuré sur les statues barbouillées de larmes
une verrière est notre ciel
– nous y posons nos épaules au-dessus des nuages. [6]


XIV

Sur la terrasse du ciel
     – tu étais plus profonde.
Et sous les pluies acharnées
     – tu étais plus droite.
Sous les coups du sort,
et dans ses délires
Face à la tristesse des autres
     – tu étais ferme
(une cuisse de marbre)
mais tendre comme l’œil vide
des statues
– et tendre comme leurs lèvres muettes
– et tendre comme l’amande
sombre réchauffée par l’enfant. [7]



On encore de revenir sur le beau recueil « TUF (inscriptions funéraires) » comme une littérature des morts qui, dans l’inscription, fait surgir les fantômes (et ce que c’est « dire l’absence »). Quelques mots posés, quelques livres dans un livre ouvert : quelque chose de dense et de réservé, la simplicité des morts, l’absence de grandiloquence ou de théâtralité… juste quelques mots posés sur les plis d’une feuille blanche :

Pardonne-moi :
je suis venu verser sur toi
des poignées de silence. » [8]




Ou encore

Tout le reste s’est perdu. [9]



Il faudrait également évoquer tous les autres poèmes, ceux qui cherchent à circonscrire les instantanés (des regards, des visages, des bribes de paysages, ou encore un certaine lumière sur la ville…).
Il faudrait dire le beau poème autour de la traduction (« Haute fidélité », p. 170 et suivantes), ou mettre en exergue le magnifique et terrible « Mauvais sang » dont cite ici le seul début :


Que cherches-tu à repousser
– quand tu pousses la fonte ?
Quel flot de cadavre pèse sur ta poitrine
– pour rejeter si haut la barre ?
Quelle odeur de la mort combas-tu
– quand tu travailles ton corps ?
Tu te souviens des jours entiers – couchés sur le sol froid
– Et des balles dans le mur
– Et d’une révolution de carnaval
Tu te souviens la rue hurlait à la mort :

Mauvais sang ! Mauvais temps !

 [10]

(…)

Et pour finir, de retourner d’abord au premier poème, comme nous y invite Martin Rueff. Et d’y lire un mouvement spiralaire, celui des mot, des situations, des histoires, des rythmes et des espacements :

et que veux-tu savoir de moi, toi qu’abreuvent les récits tout
faits de nos vies défaites ?
et que veux-tu savoir de moi, toi qu’aveuglent les images mal faites de nos vies pipelettes
(j’invente le genre en déroute de  l’autodéfection)

le jour que j’évoquais le destin des aïeux
(je devais avoir bu)
j’éprouvais tant de honte qu’on y vit
quelque effort pour un surcroît d’identité regorgée en nous que…



alors va, sois gentil, ni autographe ni récit
(à moins que tout se passe comme si quelque)


quant à leur nom qui est le mien il est sur un mur
onze fois répété
parmi des milliers
va voir
va lire


(c’est trop triste)
 [11]



D’un espacement l’autre, terminons par les dernières lignes de comme si quelque, et ces mots qui font tenir debout :

L’effort d’un cycle n’est pas bien différent de celui du poème pièce détachée. Il s’agit de tenir ensemble. Un artiste confiait : « je fais des photographies pour tenir debout ». Le poème tient debout dans la page. On ne tient vraiment debout que dans la page. Vraiment ? Vous avez dit debout ? Oui, comme si quelque corde raide [12]




On lira également le texte inédit que nous a amicalement confié Martin Rueff.

28 décembre 2006
T T+

[1S’il enseigne la littérature et la philosophie à Paris comme à Bologne, Martin Rueff est également rédacteur adjoint de la revue Po&sie. On lui doit notamment les deux numéros 109 et 110 entièrement consacrés à la poésie italienne contemporaine. Il prolonge le dialogue en interrogeant avec Jean-Patrice Courtois les enjeux de la poésie italienne dans le numéro 81 du Nouveau recueil. En outre, Martin Rueff est traducteur de Giorgio Agemben, Carlo Ginzburg et Lucciano Cecchinel.
Il a également publié en 2001 chez Comp’Act Lapidaire Adolescence, le livre d’une heure.

[2p. 312

[3Car les langues se mêlent et se parlent en écho, l’italien, beaucoup, l’anglais, un peu, le latin, aussi, et parfois le grec en perle de mots.

[4p. 260

[5p. 146

[6p. 47

[7p. 61

[8p. 117

[9p. 131

[10p. 177

[11p. 15

[12p. 319