Entretien avec Benoît Peeters (partie 3/3)
Entretien en trois parties
I Naissance de l’oeil
II L’image et l’écrivain
III L’éthique et la liberté
L’éthique et la liberté
La construction de l’espace
Comment travaillez-vous l’espace selon que vous écrivez pour le cinéma ou la bande dessinée ?
Les codes ne sont pas du tout les mêmes. Par exemple, la bande dessinée travaille à partir d’un cadre vide, le cinéma à partir d’un cadre plein. Dans le premier cas, il faut choisir les détails que l’on place. Dans le second cas, il faut éliminer les élément parasites, maîtriser la lumière et les couleurs. Cela peut se faire très subtilement. Les séries télé ont fait un bond aujourd’hui et certaines se caractérisent par une vraie maîtrise de l’espace. Dans Mad Men, on sent une pensée de l’espace, du décor, de l’objet, du costume, qui nous renvoie aux codes du grand cinéma classique. On retrouve la possibilité d’une écriture qui ne s’abandonne pas au naturalisme sans pour autant céder aux conventions du mauvais studio.
Et la bande dessinée ?
La bande dessinée, de ce point de vue, impose toujours une construction. Quand Winsor McCay ou Hergé prolongent un élément du décor d’une case à l’autre, ils proposent une organisation de l’espace très spécifique, qui tient compte de la coexistence des images dans le même espace paginal. On peut aussi présenter en détail un décor dans une case, sans forcément le reprendre tout au long de la séquence. C’est ce que nous avons fait au début de L’enfant penchée, dans la scène où l’on découvre que l’héroïne est inclinée à 30° : le décor du parc d’attraction s’évanouit ; il ne reste plus qu’un fond blanc parce que l’action se recentre sur la jeune fille, ses parents et les badauds qui s’attroupent.
La bande dessinée sait très bien effacer un élément au moment où il deviendrait parasite, puis le restituer quand c’est nécessaire. On devrait parfois faire la même chose avec le son au cinéma. Dans la vie, quand on dialogue, l’environnement est atténué par l’attention que l’on porte à son interlocuteur. Il y a une focalisation sonore en même temps que visuelle. Raoul Ruiz disait qu’au cinéma on bruite généralement beaucoup trop. Pourquoi faudrait-il sonoriser tous les éléments visibles sur l’écran ? Nous ne devons pas dépendre de ce que le réel nous offre, mais organiser un espace et un temps qui correspondent à notre projet esthétique et narratif.
N’est-ce pas ce vous faites dans Le Mauvais œil ?
Oui, nous avons essayé dans nos récits photographiques de nous approprier des décors parfois très compliqués. Le noir et blanc l’impose. Dans des décors chargés, nous cherchions à styliser l’espace. En même temps, lorsque je regarde ces albums trente ans plus tard, ce qui me touche, ce sont aussi les traces d’un monde perdu, l’effet de réel que ces images produisent malgré tout. Dans Le Mauvais œil, nous avions notamment photographié des charbonnages et des hauts-fourneaux aux abords de Charleroi. En filigrane de notre histoire, on évoquait ce passé industriel qui était en train de mourir. La plupart de ces lieux ont depuis lors été effacés du paysage. Cela donne, je crois, une force particulière à ces séquences.
Ce qui m’intéresse ici, c’est donc le rapport entre une mémoire, l’enregistrement d’un moment dans les années 80, le déclin industriel de la Wallonie, et en même temps une stylisation. Je pense que Kaurismaki est très sensible à ce genre de choses : la recherche d’une empreinte du réel tout en l’organisant. On sent que cette roulotte brinquebalante photographiée par Marie-Françoise Plissart avait vraiment servi d’habitation ; on prend ce que le réel nous donne comme un cadeau tout en le transformant en matériau narratif. Un film qui nous a beaucoup influencés, c’est Le Procès de Welles : la façon d’utiliser des lieux existants et chargés d’histoire, comme la gare d’Orsay, puis de les raccorder de manière étrange, pour donner naissance à un espace fantastique.
La spécificité du roman-photo
C’est dommage que le roman-photo n’ait pas rencontré plus de succès…
Les éditions de Minuit nous ont soutenus, en espérant que d’autres projets allaient leur être proposés, mais finalement rien n’est venu. Le genre n’existait pas et le « nouveau roman-photo » n’a pas vraiment pris. Il faut dire que la réalisation proprement dite était assez compliquée. A l’époque tout était artisanal. On travaillait à partir des planches-contacts. On imaginait l’effet des agrandissements, la manière d’intégrer les textes. Souvent, il fallait recommencer plusieurs fois les tirages. Ce processus était long et assez coûteux. Aujourd’hui, avec le numérique, ce serait très différent. A l’époque, nous avions l’impression d’inventer quelque chose, et Jérôme Lindon, qui était un homme de risque, aimait beaucoup ça.
Qu’est-ce qui vous a plu particulièrement dans le roman-photo ?
C’était comme de faire du cinéma mais avec une totale liberté. Le mauvais œil ou Droit de regards sont des récits très libres. Au cinéma on vous dirait tout de suite de faire attention, pour éviter que le public ne soit perdu. Les sommes engagées par les producteurs rendent l’expérimentation plus difficile. L’une des choses qui nous plaisait, en réalisant ces romans-photos, c’était de continuer à écrire pendant le tournage, et même pendant le montage. Pour un film, même documentaire, c’est nettement plus compliqué. Les chaînes de télévision ont tendance à fétichiser le scénario. Une fois qu’il est approuvé, ils n’aiment pas qu’on s’en écarte. Quand j’ai réalisé la série « Comix » pour Arte, j’aurais voulu encore alléger le dispositif, notamment pour filmer dans les ateliers des dessinateurs où je ne voulais rien toucher, rien modifier. Les tournages classiques peuvent vite détruire ce qui est en train de se passer. Filmer un créateur au travail, par exemple, cela demande une équipe réduite et un tournage sur la pointe des pieds. J’ai pu saisir dans l’atelier de Chris Ware des moments d’une extraordinaire fragilité : il nous avait vraiment oubliés. (le film de la série « Comix » sur Chris Ware)
Le récit photographique le permettait ?
Oui, c’est pour cela que c’est une forme que je continue d’aimer. En fait, je n’aime pas la pesanteur des tournages classiques. Cette liberté, c’est aussi un avantage que la bande dessinée me donne. Nous ne sommes que deux, nous prenons le temps qu’il faut, nous permettons au récit de rester vivant, d’évoluer tout au long de la réalisation. Au cinéma, le processus a davantage tendance à se figer. Le seul que j’ai vu tourner avec de très gros budgets mais avec légèreté, c’est une fois encore Raoul Ruiz. Il arrivait à rester inventif et détendu, même avec quatre-vingt personnes autour de lui et des décors très compliqués, comme dans Le Temps retrouvé. On aurait dit qu’il avait intégré le bricolage à l’intérieur d’une grosse machine de production. L’idée de tout anticiper lui apparaissait comme une folie. Même si ses films sont très concertés, ils intègrent la dimension du désordre. Mais je pense que c’était lié à son rapport au monde, à son statut d’exilé. Il savait que l’incertitude est partout, lui qui avait vu tout se défaire autour de lui en 1973, lors du coup d’État de Pinochet…
De façon comparable, en bande dessinée, si un dessinateur ne réussit pas une image que vous avez décrite, il faut pouvoir passer à autre chose. Pour moi, c’est vraiment une éthique : ne jamais transformer un collaborateur en simple exécutant. Il faut tirer parti du talent comme des résistances, réinventer lorsque le processus commence à se bloquer. Et il fait la même chose avec moi. Quoi qu’on fasse, il y a de l’autre.
Benoît Peeters est né à Paris en 1956. Son premier roman, Omnibus, est paru aux éditions de Minuit en 1976. Depuis, il a publié une cinquantaine d’ouvrages. Essayiste, biographe de Hergé, Jacques Derrida et Paul Valéry, il est aussi le scénariste de la série de bande dessinée Les Cités obscures (en collaboration avec François Schuiten). Il a réalisé un long métrage, Le dernier plan, et plusieurs documentaires.