Jacques-François Piquet | Que fait-on du monde ?

Que fait-on du monde ? Élégie pour quarante villes de Jacques-François Piquet vient de paraître aux éditions Rhubarbe, accompagné d’un beau texte de Michel Séonnet en lecture sur le site de l’éditeur.
Lire aussi Yan d’Achernar.


Un lieu, une date, quelquefois une heure.
Pendant quarante jours non consécutifs, d’un 1er janvier à un 24 mars, une première personne du singulier se tient dans une ville du monde. Ce n’est jamais la même personne singulière, ce n’est jamais la même voix. Dans chaque ville elle endosse une identité différente, une place différente, témoin qui observe ou qui détourne le regard, passant d’un heure ou habitant à demeure, il arrive qu’elle en change en cours de texte.

… j’étais cet enfant qui naissait déjà pénétré du monde (Evry)

… j’étais de ceux-là venus repérer les plus sains (Bam)

… je suis celui qui la nuit venue détruit trente maisons et une mosquée (Rafah)

… je suis celle dont l’ombre fantomatique glissant furtive le long des murs soudain s’affaisse sous ses voiles (Rome, Berlin et autres)

Quarante récits pour quarante villes du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, quarante voix, d’homme ou de femme, d’adulte ou d’enfant, privées d’autre existence que la parole à prendre au nom de la ville si elle pouvait raconter qui vit dans ses maisons, ses ruelles, ses places, qui y naît, qui y dort dehors, qui marche sur ses routes, qui y meurt, qui y est arrêtée, battue, emprisonnée, quelquefois libérée : Thulé, Diomira, Charm-el-Cheikh, Abou-dis, Lens, Saint-Pétersbourg, Mbabane et Bucarest, Bagdad, Sally-Portudal, Nanterre, Paris, Campo Loro, Sinuiji…

Candé
Je savais, nous savions tous, toujours ainsi dans nos petites villes mais personne ne dit rien et puis quoi dire, qui dénoncer, d’autant croyant bien faire qu’on risque l’inverse, car enfin tout maltraités qu’ils fussent, ces pauvres bougres, sans doute mieux chez nous que là-bas, sous le ciel bleu misère de Chaves ou de Djenné. […]
Pourtant je savais, nous savions tous que celles-ci bientôt entreraient dans le parc industriel, se gareraient dans la cour de l’abattoir devant l’usine du Groupe International de Désossage et que bientôt les petits bruns et les grands Noirs à tour de bras décrocheraient quartiers de porcs, les désosseraient, les raccrocheraient et ainsi sans compter les heures, à quoi bon puisque rien ne comptait, ni les contrats illégaux ni les permis de séjour falsifiés, quant aux salaires, s’ils les touchaient : plus dégraissés que la barbaque. […]
Oui, je savais, nous savions tous et moi le premier qui pendant semaines et semaines avais vu les Maliens passer repasser sur le trottoir d’en face, m’étonnant de leurs si longues silhouettes quand il aurait fallu dire les chaînes qui les entravaient ; allant jusqu’à les voir comme des figures échappées de l’atelier du grand Giacometti quand il aurait fallu croire à la lettre les mots du même disant que l’homme qui marche dans la rue ne pèse rien et montrer à tous comment ceux-là justement qui passaient sous nos fenêtres, moins que tout autre avaient de poids puisque encore plus dépourvus de droits que de chairs.


Rencontre avec Jacques-François Piquet et son éditeur Alain Kewes le dimanche 15 avril à 17 heures à la librairie Le Merle Moqueur, 37, rue de Bagnolet, Paris 20e.


Site de Jacques-François Piquet.

Extrait de Noms de Nantes avec la postface de François Bon.

Image de couverture par Nicolas Rouxel-Chaurey ©.

19 février 2007
T T+