Jacques-François Piquet | Yan d’Achernar

Ils s’appellent Yan d’Achernar, Marie de Bételgeuse, Gil de Canopus, Hannah de Dzuba, Arthur d’El Ghoul, Violette de Fomalhaut, Abdel de Grenat. Leur prénom suivi du nom d’une étoile, c’est ainsi qu’on les appelle. Leur nom d’étoile désigne aussi le pavillon qui les abrite dans l’institution psychiatrique où ils sont arrivés après avoir connu la « chute », qu’eux-mêmes réfutent cette idée, s’en moquent ou en meurent.
Portraits soignés, ce sont sept portraits de « soignés », sept récits d’existences « abîmées » à qui les mots de Jacques-François Piquet redonnent sens.
Nous vous proposons de lire le premier, « Yan d’Achernar ».
Merci à Jacques-François Piquet et à son éditeur.
DD


Lire Qui a peur de Jacques Roubaud ? de Jacques-François Piquet et un compte rendu de Que fait-on du monde ? Élégie pour quarante villes paru également aux éditions Rhubarbe.

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Yan d’Achernar

Achernar est une étoile très lumineuse de couleur bleue-blanche
dont la vitesse de rotation compte parmi les plus rapides. Du fait
de sa déclinaison très basse, elle n’est pas visible depuis l’Europe.
On la situe à environ cent quarante-quatre années-lumière de la Terre.

             Yan d’Achernar n’a souvenir ni de sa chute ni de son arrivée à la Cité Bardu. C’était il y a si longtemps, le jeu d’échec à l’entrée n’existait pas, les arbres de l’allée centrale étaient encore sanglés aux troncs et flanqués de gros tuteurs. On pourrait imaginer que l’hiver débutait, qu’il faisait déjà sombre et qu’une épaisse brume enveloppait le décor ; on pourrait imaginer pareillement que l’été battait son plein et que la luminosité était aveuglante. Dans l’un et l’autre cas, il faudrait comprendre qu’on n’y voyait rien, qu’il n’y avait rien à voir.
             Un homme, qui n’était pas son père, conduisait la voiture, d’un modèle en vogue à l’époque, Renault 17 ou Peugeot 504, grise. Assise à l’arrière à côté de lui, sa mère alternait murmures et longs silences. Lui ne disait rien, ne dormait pas non plus, mais dans un état second, hébété, ahuri : de temps à autre, un filet de salive lui pendait aux lèvres, qu’il essuyait machinalement d’un revers de manche. En vrac sur la banquette entre eux et sur le tapis de sol, des cartes à jouer dont plusieurs déchirées ou mâchonnées aux coins. Le voyage n’avait pourtant pas duré longtemps mais au poignet de la mère la montre semblait s’être arrêtée. Au début, l’autoradio fonctionnait en sourdine et la même chanson avait été diffusée encore et encore, au point que la mère en avait été agacée. « Arrête ça, s’il te plaît ! » avait-elle demandé d’une voix lasse et l’homme n’avait pas rechigné. Mais il était trop tard : le refrain était dans sa tête et dans celle de son fils, gravé pour toujours et à jamais associé à ce trajet en voiture, dans un décor absent derrière les vitres, car noyé dans la brume ou inondé de lumière.
             Une fois franchie la barrière de sécurité, Yan est sorti de la voiture, tenu fermement au bras par sa mère, sans qu’on puisse dire si celle-ci le soutenait ou voulait l’empêcher de fuir. L’homme proposa son aide, qu’elle refusa de la même voix lasse avant d’entraîner son fils vers le bâtiment le plus proche au fronton duquel un écriteau indiquait Bureau des admissions. Yan esquissa le geste de rebrousser chemin, mais la pression sur son bras s’affermit et il n’insista pas. Première porte à droite, il entra le premier ou plutôt se sentit poussé à entrer. La pièce était assez spacieuse et chaude. Il aurait aimé s’asseoir sur l’une des chaises disposées le long de la baie vitrée. Mais, comme précédemment, sa mère l’en empêcha et le maintint près d’elle. Il posa son menton sur le guichet du bureau, juste à bonne hauteur, et regarda fixement l’employée qui se tenait derrière la vitre, une femme encore jeune, peut-être du même âge que sa mère, mais aussi blonde que celle-ci était brune, et plutôt grande et charnue quand l’autre était petite et menue au point d’en paraître sèche. Elle lui sourit et en retour il lui cria le mot « baiser ! » puis, joignant le geste au désir, se hissa sur la pointe des pieds et tendit le cou jusqu’à pouvoir écraser ses lèvres sur la vitre. Sa mère le prit aux épaules et le tira en arrière en lui parlant gentiment dans une langue qui mêlait aux mots d’ici des mots d’ailleurs. Il résista un moment, comme par jeu, puis céda d’un coup et manqua perdre l’équilibre et sa mère avec lui. C’est alors qu’il échappa à son emprise et se jeta tête première contre la vitre.



             Yan n’a rien vu de la longue allée rectiligne et de sa double rangée de tilleuls, non plus qu’il n’a distingué à distance le pavillon Achernar aux murs fraîchement repeints en bleu et blanc. Pour l’heure, comme il était encore trop jeune pour qu’on l’y acceptât, on le conduisit dans un bâtiment à la périphérie du parc. Assise à son côté dans l’ambulance, sa mère pleurait sans larmes et sans bruit, son corps juste agité de soubresauts réguliers. Derrière, l’homme dans sa voiture grise suivait en écoutant les nouvelles du monde : guerre au Vietnam, génocide au Burundi, bande à Baader décapitée… et toujours ces mêmes chansons aux refrains entêtants. Derrière encore, mais immobile dans son bureau, l’employée aux admissions regardait pensivement l’empreinte des lèvres laissée sur la vitre et le mot « baiser » lui résonnait dans la tête avec un bruit de succion comme en produit la mer quand elle reflue des anfractuosités d’un rocher.



             Quand Yan s’éveilla il n’y avait personne à ses côtés et il faisait encore nuit. Il essaya de penser, du moins de comprendre où il se trouvait, de se souvenir comment il avait échoué là, dans cette chambre qui n’était pas la sienne puisque sa fenêtre à lui ouvrait sur la ville et ses lumières qu’il aimait regarder quand il ne dormait pas, surtout les enseignes lumineuses aux couleurs vives et changeantes… Mais sa tête était étrangement vide : seul un refrain tournait dedans comme un bourdon pris au piège. Faute de mieux, il s’y raccrocha et le fredonna encore et encore, à n’en plus pouvoir, jusqu’à ce que les larmes lui vinssent, jusqu’à ce que sa main, voulant les essuyer, rencontrât le pansement collé sur son front et l’arrachât d’un geste brusque comme s’il se fût agi d’une vilaine bestiole en train de lui sucer le sang : alors il se redressa en sursaut dans le lit et hurla. La porte aussitôt s’ouvrit et la lumière entra avec une femme qui n’était pas plus sa mère que cette chambre était la sienne. Alors il hurla de plus belle, d’autant que sur ses doigts maintenant il y avait du sang, le sien et celui infect de la bestiole qu’il avait cru jeter au loin mais qui en fait continuait à le sucer, tapie sous sa carapace ronde et dure que ses ongles à présent perçaient, transperçaient, arrachaient par lambeaux sanguinolents. Puis un homme entra à son tour, qui aurait pu être son père, en tout cas n’était pas celui pour qui sa mère le soir dénouait ses longs cheveux bruns et changeait de visage et devenait belle, non, n’était pas celui-là, car lui l’aurait d’abord délivré de la bestiole avant de l’attacher sur son lit…



             La petite femme brune avait dit qu’elle reviendrait et elle était revenue la semaine suivante, puis toutes celles qui suivirent, pendant des mois et des mois, selon un rituel immuable qui la voyait descendre de la voiture grise juste devant le pavillon, puis, une heure plus tard, rarement davantage, repartir à pied jusqu’à la barrière de sécurité en suivant toujours le même itinéraire, qu’il vente ou pleuve, que le froid fût vif ou la chaleur écrasante, comme si chaque allée empruntée représentait un palier de décompression dont elle avait besoin avant de retrouver l’air libre et l’homme qui l’attendait dans l’auto grise.
             Après un bref entretien avec le personnel, elle retrouvait Yan dans le jardin clos de grillage qui prolongeait le pavillon ou, lorsque le temps l’exigeait vraiment, dans la salle d’accueil prévue à cet effet. On lui avait dit qu’il la réclamait souvent, qu’il l’appelait parfois dans son sommeil, qu’il s’exprimait à certains moments dans une langue étrangère qu’il tenait d’elle sûrement, on aurait dit des petits poèmes ou des comptines, oui, probablement des comptines. Mais elle s’asseyait sur l’un des bancs de bois du jardin ou dans l’un des fauteuils de la salle d’accueil et rien ne se passait, rien ne s’échangeait, ni gestes, ni paroles : à la moindre velléité de le toucher, Yan se reculait et, pour peu qu’elle y parvînt, se frottait énergiquement la joue ou la main en grimaçant de dégoût ; quant aux questions qu’elle lui posait sur son bien être et sa santé, il n’y répondait pas ou par d’autres questions hors de propos et qui le plus souvent la déconcertaient au point de la laisser muette. Alors il lui arrivait de parler seule, de tout de rien, dans la langue d’ici ou dans celle de cet ailleurs que Yan n’avait pas connue puisqu’elle l’avait fui avant que les armes ne le dévastent. Certaines fois dans ces moments-là, il lui semblait qu’il l’écoutait avec attention, que ses lèvres même s’entrouvraient en rythme, que quelque chose aurait pu se passer : un pas de côté qui les aurait rapprochés à se toucher, une main tendue, un regard ; d’autres fois, elle le sentait indifférent, absorbé dans ses jeux et ses dessins, ou bien comme en suspens dans le vide, loin d’elle et de tout, absent. Une fois une seule elle tenta la force et l’agrippa aux épaules pour l’obliger à la regarder autrement qu’à la dérobée, car elle était sa mère, enfin, sa mère… : il se débattit avec la rage d’un animal sauvage et finit comme tel, pieds et mains agrippés au grillage d’enceinte en poussant des cris perçants. Ce jour-là, elle avait presque couru dans les allées du parc et n’avait retrouvé son calme qu’une fois la barrière franchie et le jeu d’échec dans la lunette arrière de l’auto grise.



             Après que Yan fut transféré sur Achernar, les visites de sa mère se firent plus rares et plus brèves, et prirent souvent la forme d’une promenade dans le parc. Un nouveau rituel s’instaura : l’auto grise dernier modèle, une Renault 25 peut-être, déposait toujours la petite dame brune devant le pavillon mais restait maintenant en stationnement à quelques dizaines de mètres. Ainsi, l’homme assis derrière le volant, pouvait les voir sortir, puis s’éloigner, toujours dans la même direction, vers le bâtiment des ateliers centraux qu’ils contournaient pour rejoindre l’allée périphérique. Il remarquait le changement chez l’enfant devenu jeune homme, combien sa silhouette s’était épaissie et contrastait avec celle de la femme, combien sa démarche aussi était devenue lourde et syncopée au point que la chute menaçait à chaque instant. Mère et fils marchaient rarement de front, car lui le plus souvent courait devant, traînait derrière ou tournait autour d’elle à la manière d’un jeune chien libéré de sa laisse. Quand dans les premiers temps, elle l’avait vu cueillir boutons-d’or et pâquerettes, ou ramasser feuilles mortes et marrons d’Inde, elle avait espéré un cadeau, voire un échange avec la friandise qu’elle ne manquait jamais de lui apporter, mais rien n’était venu, rien, sinon, couteau dans la plaie, de le voir offrir son trésor à la première venue, promeneuse solitaire ou membre du personnel, laquelle, la prenant à témoin, le disait tellement mignon. Maintenant, elle n’espérait plus ni cadeau ni marque d’affection, n’attendait plus grand-chose de ses visites, constatait l’écart qui se creusait entre elle et son fils, se demandait s’il la voyait encore en tant que mère, se disait qu’un jour, fermait les yeux…



             C’est au cours d’un hiver froid que la voiture grise a cessé de venir. Personne ne s’en est aperçu tout de suite tant la Cité Bardu vivait repliée sur elle-même. Une épaisse couche de neige en rendait l’accès difficile. Pour éviter toute nouvelle chute aux blessés, l’accès au parc fut interdit. Beaucoup d’entre eux passaient des heures le front collé aux vitres froides. Yan lui-même semblait fasciné par tout ce blanc qui conférait au décor d’autres reliefs, de nouvelles courbes. A aucun moment il n’a demandé à sortir, ni réclamé sa mère, par contre la friandise lui manqua et il sut le dire et se fâcher quand d’abord on la lui refusa, puis quand on lui en proposa une autre moins bonne à son goût. La page hivernale tournée, divers bruits coururent comme quoi la petite dame brune n’était plus, morte ou repartie dans son pays, personne en fait n’en savait rien. Son fils n’en parut pas autrement affecté : longtemps déjà qu’il vivait seul, ici, dans une galaxie qui était désormais sienne et qu’il aurait le temps d’explorer jusqu’à ses confins. Le voyage de Yan d’Achernar ne faisait que commencer.


Couverture : Aquarelle (détail) d’Olivier Gontiès ©, 2006.


La revue Décharge consacre un dossier au travail de Jacques-François Piquet dans son numéro 141 à paraître courant mars.

Jacques-François Piquet sera présent au Salon du livre, à Paris, le dimanche 15 mars. À 17 heures, lecture de sa pièce Qui d’autre, puis d’un extrait du monologue L’heure avant l’heure (éditions Le bruit des autres) avec la comédienne Roberte Lamy.

5 février 2009
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