Jacques Sicard | Ford Apache

Si j’avais été pleuré. Si j’étais né d’une larme. Si j’étais fait de son sel. – Je me souviendrais d’un film de John Ford : Qu’elle était verte ma vallée, où les rêves brisés se changent en épiphanies.


My Darling Clementine de John Ford – Silence claustral, lenteur pensive, douceur oubliée, de ce splendide western éclairé à la bougie – et ce sens de la parenthèse et du détour – ce sens de la flânerie – comme si rien, même l’assassinat d’un frère, ne valait la peine qu’on se hâtât… – « Dieu, qu’un visage me manque ! Quel est votre nom ? Clémentine ? N’est-ce pas le son d’une cloche ? Venez, dansons, je me suis fait cranter les cheveux, ils sentent le chèvrefeuille » – ou bien, rien, s’asseoir, attendre, dans le vrai temps-sinécure, enfin – mais comme à ce temps ressemble, plus tard, le mouvement hystérique des chevaux effrayés, une diligence qui passe, la poussière qui lève, les barrières du corral, le mouchoir blanc de Doc Hollyday qui y flotte accroché à un éclat de bois – toutes ces choses qui s’interposent et à travers l’écran desquelles à la fin on s’entretue sans se voir, au hasard – comme tout cela se ressemble – le destin aussi a d’étranges façons indirectes – flâneuses presque – et je sais : les seules balles mortelles sont les balles perdues, puisque accordées à notre pas le plus intime : le pas perdu.

I



Young mister Lincoln de John Ford – Ce qu’il faut de douceur pour rester doux parmi les autres – ce qu’il faut savoir danser une danse où à deux pas en avant succède un pas en arrière –

ce qu’il faut d’absence au milieu du désir naissant pour rester fidèle à un souvenir, qui est à la fois un visage de jeune fille, un fleuve sous la lune et une idée –

ce qu’il faut de fidélité à une tombe et son bouquet de perce-neige, pour quitter un jour la tendresse d’une sauvagerie native et vouloir changer la brutalité du monde –

ce qu’il faut de misanthropie, d’inimitié non déclarée qui à toute chose mêle la distance d’une exquise politesse, pour un authentique engagement politique, celui qui fonde un espace commun supportable –

et ce qu’il faut de violente réactivité chez Ford pour ralentir à ce point le cours de ses images – jusqu’à faire le portrait d’un acteur de l’Histoire en homme qui regarde passer le temps.

II





La tombe aux perce-neige où se recueille le jeune Abraham, pas encore Lincoln – j’y vais ou je reste, lui demande-t-il ? – le bois de Justice ou la maison dans les bois ? – mais le silence des morts – le hasard d’une branche cassée en décidera – comme un jeu que l’on aiderait un peu –

ce sera la Loi, l’action – mais la fixité de l’image fait que l’on entend toujours : « j’y vais ou je reste » – et son oscillation, l’insistance de son oscillation finit par faire exister indépendamment le point d’équilibre,

le point nul par où elle passe et repasse – point qui est sa fidélité à la jeune fille sans voix sous les pierres, la neige, les gouttes-de-lait tendres – comment dire ? – comme si, dans le dos du mélancolique Lincoln qui questionne et hésite,

le fleuve n’oscillait plus entre l’amont et l’aval, l’arbre osseux entre la boue et la glace, la lumière entre les nuances de gris et son grain – ce suspens est une porte – il la pousse et prend la main de l’endormie.



Plus que jamais, John Ford dans son sillage soulève la poussière. A Fort Apache, le monde n’est pas une plus ou moins vaste étendue illuminée, mais la lumière vue sous l’angle de ses grains.

On quitte la géométrie dans l’espace pour entrer dans la pulvérulence. On délaisse l’ordre de l’architecture pour le ballet des particules. Les cavaliers sur leur chevaux poudroient

et John Wayne s’enfonçe dans le vent de sable qui l’enveloppe d’une seconde peau, au point d’en sentir le picotement de grenaille. Tout n’est que brèves condensations de points brillants qui dansent, autrement dit, du temps.

Plutôt, l’imaginaire ou l’impossible du temps. Le temps quand il a la singularité du temps alternatif. Qui rend les uns étrangers à la charge héroïque comme à la paille de l’écurie

et fait de l’autre une ombre qui, à la manière des ombres, semble passer derrière la pellicule du jour sans la décoller, tout en ne cédant rien à ce dont elle est pourtant la vibration sensible, le noir, l’infini néant noir.



La Prisonnière du Désert offre le velouté de son éclat à travers un voile de colère, une résille d’aigreur. Comme si souvent chez Ford, sans un bruit, l’action manifeste est suspendue. Mais ce n’est pas cette fois la contemplation ou la flânerie qui le permet, c’est la fureur.

Lorsque, après l’avoir longtemps cherchée, Ethan/John Wayne prend dans ses bras, au lieu de la tuer, la jolie Debbie/Nathalie Wood, enlevée enfant par les Comanches, devenue entre-temps l’épouse de l’un de leurs chefs, il ne s’agit ni de pitié ni de fatigue, encore moins de tendresse. Mais, par ce geste de clémence, si près de la beauté et des larmes, sa méchanceté vieillissante passe la main. Sans rien concéder de sa violence, elle s’éloigne.

Parfois, la sagesse ne vient jamais, même restreinte, à la place de l’homme il y a un enfant et un étranger : la peur du loup de l’enfant qui durable magie le change en un étranger, hostile à la nullité multiforme du vivant, jusqu’au seuil effrayant.

Ainsi, le personnage d’Ethan, et sur ce seuil il nous laisse, à la fin, lui le sauvage misanthrope ennuyé, toute obligation humaine éteinte : à nous, l’originelle nuit tombale, à lui, la lumière déréalisante du désert où il est apparu.



On pourrait dire de la La Prisonnière du Désert qu’il est une façon de regarder le cours des choses de l’intérieur d’une maison – et puis, de ne plus le regarder.

Aucune source de lumière, à l’exception d’une porte grande ouverte (si grande qu’elle en paraît claquée) embrasure solaire aperçue d’un point un peu en retrait du seuil. Ouverture vivante dans la nuit alcyonienne d’une pièce réduite à son seuil.

Non pas affût ni cachette, mais seuil. Singulier en ceci que le regard ne semble pas décidé à en franchir le pas pour aller s’inscrire dans le cadre où la lumière ouvre espaces, espérances et drames dont il reste le témoin. Avec une telle insistance mélancolique, que le jour baisse prématurément sur le seuil, quelqu’un s’y tient comme on s’adosse tranquille à un mur.



Dans un poème d’Avot Yeshurun, il y a une pluie qui s’élève de bas en haut lente et brusque – de dos se déverse, puis se brise. « De dos », comme si dans cette chute ascendante, elle reprenait ses gouttes une à une.

Avec le poète, John Ford aime tout ce qui se reprend. La parole qui reprend ses mots au fur et à mesure qu’elle se confie, le rêve qui reprend sa féerie à la naissance de l’amour, le temps qui reprend ses brèves hémorragies lorsqu’on décompte.

L’ombre qui reprend la chatoiement de chacune de ses ombres à l’approche du jour, comme dans La Prisonnière du Désert avec son obstination à regarder l’éclatante vie courante depuis le seuil jamais franchi d’une maison plongée dans l’obscurité.






Ce fond de tristesse qui fait l’âme humaine, Ford y cède si souvent dans ses films, que peut échapper à première vue ce que She Wore a Yellow Ribbon a de radical dans les larmes.

Elle Portait un Ruban Jaune ou la brève histoire d’une étrange sorte de jaune et de ruban.

D’abord, le ruban de la parole que, sous les traits d’un capitaine de cavalerie vieillissant recueilli sur la tombe de sa femme, un homme triste noue et dénoue pour elle. Il parle longuement à ses yeux éteints sous la pierre. Un homme triste parle toujours beaucoup. Parler est une façon de dire adieu. Mais la plus sûre façon de dire adieu est de parler à un mort.

Et c’est pourquoi le jaune du soir, la transparence de cuivre jaune d’où s’élève sa voix, d’où elle s’élève comme de son pays même, est aussi le jaune qui, depuis la fin du XIXème siècle, quand certaines organisations syndicales anti-marxistes françaises arborèrent, pour insigne, un genêt et un gland jaune, est la couleur de la trahison.




Ce fond de tristesse qui fait l’âme humaine et qu’aucune époque ne veut connaître, Ford, ici, s’y abandonne au point de le faire coïncider avec l’abandon de tout ce qui lui est cher : la Cavalerie américaine, qui soudain ne passe plus dans la lumière adoucie sur la terre recuite.



Avec Ford, il faut toujours reprendre là où l’action s’arrête. L’arrêt est, chez lui, rime et raison des films. On le quitte, dans La Charge héroïque, au bord d’une tombe où un vieux soldat monologue, et on le reprend au bord de l’eau où deux hommes se parlent, dans Les Deux Cavaliers.

Deux hommes qui se parlent, assis au bord d’une rivière, deux cavaliers en rade ne suivent pas le fil de l’eau, ni le vol de l’éphémère qui le coupe de ses ailes transparentes, ils n’y pêchent aucun poisson, n’y devinent la chair blanche d’aucune sirène, et pas plus qu’ils ne s’abritent à l’arbre des berges, ils ne regardent le ciel, la lumière jaune martelée comme les articles d’une loi, l’été parfois si chaud que les renards ne viennent plus à l’heure anuitée égorger les poulets dans les basses-cours.

Deux hommes qui se parlent sont comme deux morts qui se feraient face. Pour un mort, la mort est morte, et morte aussi la vie, son état fait table rase. Pour le parleur, chaque syllabe de plus est un souvenir de moins, un peu de tout en moins. A cette table desservie que la conversation installe, à son infini, nos deux hommes qui ici se parlent, ajoutent le fini de la phrase. Indépendamment de son contenu, le fini de la phrase classique. Car de ce qui est fini, dit Blanchot, on peut toujours espérer sortir.





Soudain dans l’après-midi trop mûr retentit une cloche de cantine, un timbre de cuivre rouge, d’or allié de cuivre : Les Deux Cavaliers de John Ford, s’ouvre sur une sieste qui s’achève (comme il se refermera sur les premiers bâillements d’une autre), film qui n’est qu’un battement entre deux sommeils.

Que peut-on voir dans un battement qui justifie qu’on ne considère que lui ? Ce que voit l’oeil dans un clignement. Par ce moyen naturel l’oeil se nettoie de larmes, recouvre sa surface d’un film lacrymal, en sorte que toujours il voit à travers un écran de tristesse physiologique, qu’on pourrait dire intransitive, une tristesse sans objet.

Tristesse qui délivre parce qu’elle éloigne. Et larmes vers lesquelles ici afflue, pour que jamais elles ne sèchent, le cours des mots de deux hommes mal décidés aux choses – ils se parlent, assis les pieds dans une eau odorante, comme certains soirs, l’été, on dit d’un bassin qu’il sent l’eau.

Jacques Sicard

On retrouves divers ciné-poèmes sur le site des Cahiers du cinéma. On en lira bientôt d’autres dans la chronique littérature et cinéma.. SR.

24 septembre 2006
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