Jean-Marie Barnaud | Écrire de soi ?
« Écrire de soi ? », avec ce point d’interrogation, comme si l’on disait d’un ton dubitatif : « Vous avez dit : Écrire de soi ? »
C’est que voilà un sujet très vaste, qui a priori impliquerait que l’on traite de l’autobiographie et du journal intime, genres auxquels je ne ferai référence que de loin :
a) d’abord parce que je limite mon enquête à la poésie, à la poésie moderne et contemporaine en particulier, et même à son aspect lyrique, du moins celui d’un lyrisme revisité et en un sens amendé…
b) et ensuite parce que ce qui m’intéresse, dans la formule « écrire de soi » c’est précisément ce verbe écrire, à savoir : quel est le rapport à l’écriture dans l’acte d’écrire de soi, de quelle nature est ce travail, et en particulier s’il s’agit d’ouvrir et de frayer un chemin vers cette intériorité que dans l’expression on nomme le « soi » ?
Mon point de vue est le suivant : de même que dans le travail de l’autoportrait le peintre ne cesse pas d’être dans la peinture, c’est-à-dire dans la couleur et les formes alors même qu’il s’intéresse à qui il est ; de même, qui écrit de soi, je le suppose engagé dans l’écriture, sa dramaturgie, ses enjeux et ses risques.
Or tout engagement dans l’écriture soulève très vite une interrogation : celle que je trouve admirablement formulée par Pierre Michon dans l’un de ses entretiens publiés dans Le Roi vient quand il veut [1] où, après avoir expliqué que, bien évidemment, c’est de lui qu’il parle dans les différentes fictions de ses Vies minuscules, même si c’est « de manière oblique », il pose la question qui ne cesse de le hanter : « Est-ce que je me suis tenu une seule seconde dans la vérité, ou bien me suis-je contenté des histoires ? Est-ce que j’ai baigné dans l’être, ou bien est-ce que j’ai fait l’écrivain ? » C’est la vieille question de l’être et du paraître, de l’authenticité et du faire-semblant.
I. Je est un autre
a. Contre le « sot projet »
Que ce soit de façon oblique, comme le dit Michon, ou bien de façon frontale, comme le pratiquent les égotistes, Montaigne, Rousseau, Gide par exemple, ou des écrivains comme Annie Ernaux, Hélène Cixous, on voit bien quel risque ou quel piège pourraient entraîner le projet et la pratique d’écrire de soi, risque et piège que ceux que je viens de citer reconnaissent et évitent bien sûr, risque et piège d’une sorte d’hypertrophie du moi, d’une invasion de la langue par un ego impudique et « baveux » selon l’expression de Christian Prigent, invasion ou perversion que dénonce, avec tant d’autres, Gilles Deleuze dans ses Dialogues avec Claire Parnet [2] lorsqu’il évoque la critique que faisait David-Herbert Lawrence de la littérature française qu’il oppose à la littérature anglo-américaine :
Lawrence dénonçait ce qui lui semblait traverser toute la littérature française : la manie du « sale petit secret ». Les personnages et les auteurs ont toujours un petit secret qui nourrit la manie d’interpréter.
Ce n’est pas l’affirmation d’une singularité qui rend difficilement lisible ce type de textes, et du reste les égotistes que je citais plus haut ont toujours légitimé leur entreprise, pour emprunter ce terme de Rousseau (premiers mots du premier chapitre des Confessions [3]) par un argument dont le modèle est sans doute celui des Essais ou encore celui de la préface des Contemplations, et c’est, vous vous en souvenez, « Insensé qui crois que je ne suis pas toi » ou, plus philosophiquement, « chaque homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition ».
Ce n’est donc pas l’affirmation de sa singularité qui fait obstacle à la communication, d’autant qu’affirmer sa singularité est sans doute le vœu secret de toute écriture. Comme le dit Michel Deguy :
Si on demande à un écrivain et en particulier à un poète, avec quoi il travaille, il ne peut pas répondre autre chose qu’il travaille avec sa propre expérience avec sa propre vie ; de toute manière tout graphe est de l’autobiographie.
Ce qui fait obstacle, c’est plutôt, ou bien le rapport à la langue que manifestent ce type de textes, la manière dont ils s’enferment dans des poncifs ou des clichés, ou bien encore dans l’excès des confidences intimes, dans l’exhibition du petit tas de secrets, pour en revenir à cette formule.
Posture et prétention que dénonçait déjà l’insolente et juvénile provocation de Rimbaud dans sa lettre à Demeny de mai 1871, qui se conclut par le célèbre paradoxe péremptoire : « Je est un autre. »
Paradoxe qui, comme tout le reste de la lettre, souligne l’idée que pour Rimbaud l’écriture poétique conduit à une expérience de dépossession de soi. Au profit de cet autre énigmatique et qui surgit des « profondeurs ».
Une aventure, un événement même, à quoi s’expose donc qui prétend écrire de soi.
b. Bégayer dans sa langue
Voici, pour en finir avec ces remarques introductives, et avant de réfléchir à quelques exemples, à nouveau un texte de Gilles Deleuze.
Lui, bien sûr, place la barre de l’exigence bien haut.
Les références auxquelles renvoie Deleuze sont en effet celles de poètes ou d’artistes qui ont poussé très loin leur refus des conventions, et inventé des lignes de fuite qui font d’eux des clandestins, des traîtres, contrairement aux tricheurs, lesquels font seulement semblant de risquer. Et c’est toujours la hantise de Michon signalée plus haut.
Écrivains américains comme Lawrence ou Kerouac, mais aussi Kafka, Michaux, ou encore Hélène Cixous, écrivain à la vitesse stroboscopique (Cixous à propos de qui Deleuze écrit cette phrase magnifique : « Toute œuvre vraiment nouvelle est simple, facile et joyeuse »).
C’est dans Critique et clinique et dans le chapitre intitulé « Bégaya-t-il » – un titre qui porte en soi tout un enjeu, un programme d’écriture susceptible de libérer la langue de l’écrivain de modèles figés, qui l’enfermeraient vite dans un moule : au contraire, bégayer dans sa langue, autrement dit, perdre sa maîtrise, oublier son style, ce serait favoriser l’apparition, au cœur de la langue, de ce que Deleuze appelle, à la suite de Proust, l’étrangère inconnue :
Chacun dans sa langue peut exposer des souvenirs, inventer des histoires, énoncer des opinions ; parfois même il acquiert un beau style, qui lui donne les moyens adéquats et font de lui un écrivain apprécié. Mais quand il s’agit de fouiller sous les histoires, de fendre les opinions et d’atteindre aux régions sans mémoires, quand il faut détruire le moi, il ne suffit certes pas d’être un « grand » écrivain, et les moyens doivent rester pour toujours inadéquats, le style devient non-style, la langue laisse échapper une étrangère inconnue, pour qu’on atteigne aux limites du langage et devienne autre chose qu’écrivain, conquérant des visions fragmentées qui passent par les mots d’un poète, les couleurs d’un peintre ou les sons d’un musicien.
II. Quatre exemples
Je voudrais donc maintenant vous proposer quelques exemples de cette résistance aux normes établies, et qui prend la forme d’une distance à l’égard des vertiges d’un « beau style ».
a. L’expérience de Charles Juliet
Charles Juliet publie, parallèlement à des poèmes, un journal, dont les différents tomes se suivent depuis un quart de siècle, en particulier L’Année de l’éveil paru en 1989 aux éditions POL, qui connaîtra un grand succès, comme Lambeaux, en 1995, ainsi que tous les suivants.
Il a fréquemment exposé la nature et l’objectif de son engagement dans l’écriture. Cet engagement répond à une injonction, une nécessité intérieures, qui le font, à vingt-trois ans, quitter l’armée et les études de médecine que cet ancien enfant de troupe avait entreprises, pour une longue période d’initiation d’une quinzaine d’années, période de grande solitude, de détresse parfois, mais aussi de découvertes essentielles : de la poésie (espagnole, Machado), des mystiques, du bouddhisme, du taoïsme…). Cependant que s’écrivent déjà, parallèlement, ses premiers journaux et nouvelles.
Lorsque paraît L’Année de l’éveiI, Juliet a cinquante-cinq ans.
Il a appris à « s’affranchir de tout ce qui vous conditionne », ce qui signifie, concernant ce travail sur la langue en particulier, s’affranchir de toutes les prouesses, de tous les artifices qu’autorise la rhétorique ; et cela veut dire rechercher les formes les plus simples, afin de « pouvoir dire ce qui est le plus commun », précise Juliet.
C’est par cette discipline, ou par cette ascèse, que l’élucidation de soi peut s’accomplir ; or ce que révèle cette approche, qui suppose aussi des moments de détresse, un sentiment de perdition, c’est l’énigme que chacun est pour soi : « mes poèmes […] obéissaient à la […] nécessité [de] me découvrir. Ils me révélaient l’inconnu que j’étais à mes propres yeux et me permettaient d’aller plus avant sur le chemin que je m’ouvrais ».
Peu à peu une évidence s’impose, une clarté et un apaisement conquis sur la solitude et la détresse.
« Sur le chemin que je m’ouvrais » : formule qui suggère la possible survenue d…˜un événement ou d’un avènement, d’une aventure singulière, qui n’est pas sans risque, au cours de laquelle celui qui écrit se constitue comme sujet.
Voici par exemple un poème extrait de L’Autre Chemin, chez Arfuyen, ce livre où, dit-il, « je m’employais à devenir moi-même » :
Pour Philippe Jaccottet
là où tu ne sais rien
ne veux rien
n’as rien n’es rien
pour être en mesure
d’atteindre un jour cet extrême
il t’a fallu au préalable
basculer dans le gouffre
puis te hisser vers la lumière
sourd aux appels innombrables
aveugle à ce qui d’ordinaire
enchaîne l’œil
saisi par ce silence
où s’effondre le temps
tu laisses ta soif
te pousser vers le seuilquand tu ne savais rien
de I’aventure
ce feu en toi était
malaise souffranceil était cette brûlure
qui rongeaitmais ne parvenait pas
à consumer ce fatras
accumulé dans ton œilil était
ce refus du quotidien
ce refus de ce que tu étais
ce non qui t’empêchait
de vivreun jour
au comble de la détresse
vidé de toute force
acculé à reconnaître
que l’inaccessible se refusaitil admit qu’il lui fallait
renoncerà sa vive surprise
sans qu’il eût
à progresser d’un seul pas
il franchit le seuil
déboucha dans la lumièreCharles Juliet, L’Autre Chemin.
Évidemment, on peut être frappé par l’extrême simplicité de la syntaxe, de la construction de ces phrases, qui tendent à la banalité de la prose, malgré leur agencement en vers, et c’est du reste sans doute les limites de la poésie de Juliet que cette sorte de banalité de la voix, qui signale un refus des enthousiasmes pour l’image et les prouesses qu’autorise la rhétorique.
Encore que le lexique ici a recours à la langue des mystiques, à moins qu’il ne la retrouve, innocemment : le chemin, la dialectique de la lumière et des ténèbres, la soif, le gouffre, le seuil.
On ne travaille pas impunément la langue : un autre toujours fait retour et à son tour vous travaille. Écrire de soi, c’est toujours avoir affaire à l’autre de l’écriture.
b. Antoine Emaz
La poésie d’Emaz a souvent quelque chose à voir avec une sorte de journal quotidien, ou des carnets de notes prises au jour le jour, dans les situations les plus communes de la vie quotidienne. Ce que signale par exemple, dans Os, un recueil de 2004 paru, comme une grande partie de l’œuvre d’Emaz, chez Tarabuste, ce que signale donc, à côté des titres de chaque poème, la mention de la date de sa composition.
Ainsi se trace une autobiographie objective dans laquelle figurent comme autant de présences énigmatiques, hommes ou choses :
le décor quotidien, le jardin, ses odeurs, ses couleurs et teintes, les ciels, la rue ;
mais aussi le corps et sa fatigue, ses maladies ; mais aussi les autres, ou l’autre, la façon dont le temps les atteint et les marque.
L’attention aux autres se signale encore par la reprise ici ou là, de fragments de conversations pris sur le vif et retranscrits tels quels sur la page.
C’est qu’il y a une dignité de la langue commune, qui vient là dans le poème exprimer une solidarité avec les événements les plus humbles du quotidien, et qui sont aussi chargés d’un destin.
Une façon de résister en fait, qui rapproche la poésie d’Emaz de ce souci du « petit » dont parle Dominique Viart en référence à ce que dit Adorno dans ses « réflexions sur une vie mutilée » (Minima moralia) du choix esthétique du petit, du menu, contre les valeurs des grands systèmes idéologiques, économiques ou esthétiques.
Cette poésie témoigne d’une fraternité ; laquelle lui interdit l’emploi du « Je », pronom de la première personne, au profit de l’indéfini « on », dont l’efficacité est double : il permet de maintenir une distance par rapport à soi et en même temps signale et autorise cette fraternité dont je parlais. On, sans doute cela peut être moi, mais c’est moi dans ma relation à la communauté des autres.
Cela dit, l’indéfini coïncide aussi avec un retrait, un effacement de soi souvent proches d’un désenchantement assez cruel, et qui se marque dans les couleurs dont Emaz lui-même caractérise son univers mental ou affectif, et c’est le gris, ou encore son identité, et c’est le neutre.
Toutes marques attachantes qu’un lent phrasé déroule avec la discrétion et la justesse d’une parole pudique
Voici donc, tirées de Os, quelques pages pour entendre la voix singulière d’Antoine Emaz :
CALME, 1 (8/02/01)
On est là dans les mots qui battent
de plus en plus doux sans rien dire
veillentOn est là
on a peut-être encore
quelque chose à fixer
on ne sait pasla montre tape vite
le cœur plus lenton attend
on ne voit pas quoi
et pourtant
on ne peut pas en rester là
(p. 15)……………………………….
c’est du ciel gris
ça peut durer cette mélancolie quand on y entre
semble sans fin sauf à devoir rendre vite les
mots d’échangés refaire peau tandis que le
poème lui file dans le seul loin même plus poème
enfin presque son avant mots │bref quelque chose
avant
pas rien
mais pour plus personne
(p.17)
…………………………………………
Juste du neutreune façon de peu
au premier plan on pourrait mettre les fleurs du
prunus qui viennent dans le léger sale de l’hiver
ou se hisser pour entendre la radio voir vrai
le jardinmélancolie
mot long et grison passe la main
rien ne retientmélancolie n’est pas le mot
juste
(p. 18)
………………………………..Neutre
mais non pas vu ici comme paix ou fin de course
plutôt une sorte de gris sans faille une façon d’at-
tendre dans la détrempe du ciel d’averse jusqu’à
un mode pour continuer pour l’un ou l’autre
encore au bout de la page comme devant un seuil
usé
à forcepeut-être cela être
entre autres
(p.19)
………………………………….une parole lichen
serrer les mots
et dans leur reste de lumière
trouver encore de quoi faire
un feu de mousseon écrit peu des jours quand le temps goutte à
goutte sue la vie │pas plus │tout cela est très simple
on sait qu’on n’ira pas plus loin sans forcer énerver
la mémoire │ l’autre │ alors
cesser là
plier bagage et langueplus rien que du temps blanc
(p. 20)
c. Philippe Jaccottet
Je voudrais maintenant évoquer Philippe Jaccottet, et approcher ce poète par le biais d’abord de sa pensée critique, qu’il a développée dans de très nombreux livres et Carnets, et en particulier dans Une transaction secrète, réédité récemment en collection de poche.
Ces notes critiques ne constituent pas une critique de style universitaire, elles sont une approche elle-même poétique de la question de la création poétique. Ce qui fait en un sens tout leur prix. Et comme elles sont motivées par un mouvement d’affinité élective, c’est bien entendu aussi l’esthétique de Jaccottet qu’elles révèlent.
Par exemple un chapitre de ce livre est consacré à Jules Supervielle, sous le titre « Vieillesse du poète », paru en 1960 à la NRF. 1960 est précisément la date de la mort de Supervielle (1884-1960).
On peut y lire ceci :
Rarement poète parla-t-il plus naturellement et plus clairement de soi. Supervielle ne croit pas qu’il aille bouleverser ni recréer le monde.
Et Jaccottet l’oppose dans une remarque à caractère polémique « à certains de nos contemporains qui parlent de l’Être et de l’Abîme avec l’assurance d’un gros propriétaire évoquant ses domaines ».
Au contraire, donc, l’écriture de de Supervielle, très éloignée en cela du Surréalisme dont pourtant il partage certaines propositions, privilégie le simple et s’il a recours aux images, elles sont « rares » ; et alors leur efficacité est d’autant plus grande.
On se souvient de ces pages de À travers un verger, qui date de 1975, dans lesquelles Jaccottet met en garde contre le recours à l’image poétique, en réaction durable au Surréalisme, à son emploi « déréglé et passionné du stupéfiant image », comme l’écrit Aragon dans Le Paysan de Paris :
Méfie-toi des images. Méfie-toi des fleurs. Légères comme les paroles. Peut-on jamais savoir si elles mentent, égarent, ou si elles guident ? Moi qui suis de loin en loin ramené à elles, moi qui n’ai qu’elles ou à peu près, je me mets en garde contre elles.
On voit comment la lecture de Supervielle par Jaccottet rejoint la nature de son propre engagement en poésie.
Et la question est toujours celle du « juste ».
Mais qu’est-ce que le juste ?
Sans doute il s’agit de l’adéquation d’une écriture que le travail a libérée des artifices qui l’encombraient, et parfois même à son insu, d’une adéquation, donc, de l’écriture avec l’être singulier de celui qui écrit (ai-je été dans l’être, se demandait Michon) ; coïncidence avec son désir, ou encore avec l’énigme qu’il demeure pour lui-même…
Une écriture, dit encore Jaccottet de Supervielle, qui, « sans bruit, ouvre et ferme des portes » : sans bruit, je l’entends comme : sans rien qui perturbe la « transaction secrète » qui lie aussi bien celui qui écrit à lui-même qu’à son lecteur.
Tel est bien le pouvoir des mots de la poésie de Supervielle :
[…] des mots qui ressemblent à de vieilles mains tâtonnantes dans l’obscur, et parfois éclairées par une image ou comme par une bougie ou le reflet du jour ; mots ayant beaucoup travaillé, connus de chacun, où ne brillent que rarement les feux d’un joyau, mais alors d’autant mieux que c’est plus rare ; mains effrayées, étonnées et toujours pleines de tendresse, qui avancent, prises dans un mouvement continuel, fluide sans l’être trop, pénétrant sans violence ni crispation. Que font ces mains ? Elles ouvrent et ferment presque sans bruit des portes.
La totalité de ces phrases qui présentent l’art de Supervielle, je les appliquerais à la poésie de Jaccottet lui-même.
III. L’expérience du dehors
a. « Une transaction secrète »
Jaccottet emprunte ce titre au roman de Virginia Woolf, Orlando. La citation complète dit : « Écrire de la poésie, n’était-ce pas une transaction secrète, une voix répondant à une autre voix ? »
Quelle est donc cette voix qui répond ?
Il se peut que ce soit la voix du « dehors ».
On l’entend, cette voix, fréquemment, dans les livres de Jaccottet, lequel est un marcheur, ou plus précisément un promeneur.
Et c’est sans doute la vocation de l’écriture poétique, sa nécessité, même et y compris lorsqu’il s’agit de l’écriture de soi, que d’ouvrir au « dehors », que d’accueillir cette voix qui vient du monde.
Faute de quoi elle risque de sombrer dans les impasses de l’egolâtrie, impasses dans lesquelles la singularité elle-même irait se perdre.
Dans ce livre, Une transaction secrète, quelques pages sont consacrées par Jaccottet à son ami André du Bouchet.
Jaccottet admire la puissance de du Bouchet, tout en notant le caractère abrupt, la hauteur, de sa poésie :
Là où André du Bouchet affronte et confronte, jette, brise ou écarte, avec brusquerie, avec fougue, avec hauteur, je vois bien que je laisse les choses aller et se perdre, sans presque intervenir, et qu’à ma manière plus hésitante, plus prudente, j’aboutis tout de même quelquefois à des trouées semblables, à un même renvoi au dehors qui, ici ou là, heureusement l’emporte sur le livre.
L’écriture, donc, comme une reconnaissance du dehors, et non plus seulement de l’intime, qui ouvre elle-même à quelque chose qui passe ou transcende le livre, une écriture qui ménage des « trouées », lesquelles offrent un accès à quelque chose comme un pur donné.
Lever les yeux de son livre, ou de sa page d’écriture, « être plus loin de soi que de l’horizon », selon un fragment de du Bouchet, et assumer la perte que cet éloignement-là implique ; et, pour suivre encore du Bouchet, marcher sur des chemins d’altitude, « racler la terre avec son carnet », de sorte qu’il s’emplisse de la présence du monde, présence qui à la fois s’offre et se refuse ; oui, carnets qui recueillent les signes fragmentaires de cette présence autre.
Voici, de Jaccottet, un poème extrait du recueil Pensées sous les nuages, et plus précisément de la suite intitulée « Le mot joie ».
Ce poème est immédiatement suivi, toujours dans ce même chapitre « Le mot joie », d’un texte élégiaque (« Il y a la peine qui ravine »), dans la manière pudique et allusive de Jaccottet. Il fait un contrepoint tragique au premier, lequel au contraire évoque une marche en montagne au cours de laquelle le mot joie, qu’on ne croyait plus pouvoir prononcer, surgit pourtant comme un don du « dehors ».
Et c’est la singularité de la poésie de Jaccottet que de tenir vivantes dans la main du poème les deux figures de cette contradiction : le « Oui » et le « non ».
Maintenant nous montons dans ces chemins de montagne,
parmi des prés pareils à des litières
où le bétail des nuages viendrait de se relever
sous le bâton du vent.
On dirait que de grandes formes marchent dans le ciel.La lumière se fortifie, l’espace croît,
les montagnes ressemblent de moins en moins à des murs,
elles rayonnent, elles croissent elles aussi,
Ies grands portiers circulent au-dessus de nous
et le mot que la buse trace lentement, très haut,
si I’air l’efface, n’est-ce pas celui que nous pensions
ne plus pouvoir entendre ?Qu’avons-nous franchi là ?
Une vision, pareille à un labour bleu ?Garderons-nous l’empreinte à l’épaule, plus d’un instant,
de cette main ?
…………………….
Il se dessine une veine rose dans l’air
et peu à peu plusieurs, comme sous la peau
d’une main jeune qui salue ou dit adieu.
Il s’insinue une douceur dans la lumière
comme pour aider à traverser la nuit.Autant de plumes, tourterelle, pour tes ailes,
autant de rumeurs tendres à tes lèvres, inconnue.
b. Mandelstam, Laugier
Ce qu’on pourrait appeler la « pensée du dehors » tient une grande place dans l’expérience poétique d’Ossip Mandelstam (mort en 1938 dans un camp de transit près de Vladivostok).
Mandelstam rapporte un très beau petit livre de son séjour en Arménie en 1930, Voyage en Arménie (1933). Tout au début du dernier chapitre intitulé « L’Alaguez », la haute montagne qu’on aperçoit d’Erevan, Mandelstam pose abruptement la question suivante : « Quel est le temps où tu désires vivre ? » Et il répond :
Mon désir est de vivre à l’impératif, participe futur, voix passive – au devant être.
Tel est mon vouloir. Telle ma joie. Il y a là comme un honneur équestre, honneur de basmatch. Telle est précisément la joie que je trouve au glorieux gerundivus latin. Ce verbe à cheval.
Et la suite du chapitre évoque l’ascension que Mandelstam fera, à cheval, sur les pentes de l’Alaguez, jusqu’à son sommet, comme une avancée poétique vers le « lait » d’un silence partagé avec les autres, vers cet Alaguez dont la vue, de son hôtel, le fascine : « À Erevan, je n’avais jamais cessé d’avoir l’Alaguez devant mes yeux, comme un bonjour et un adieu. »
Cette double salutation, Bonjour, Adieu n’est-elle pas aussi celle, implicite, de tout poème, de tout geste d’écriture…
On retrouve la présence de Mandelstam chez des poètes bien plus jeunes que ceux dont j’ai parlé jusqu’à maintenant et en particulier chez Emmanuel Laugier, né en 1966, dont le livre au titre énigmatique de Crâniennes est paru chez Argol en 2014. Emmanuel Laugier poursuit un travail très singulier, dans lequel les références autobiographiques sont importantes ; mais non pas sous la forme de récits ou de fictions ; cette dimension-là, dans ses livres, relève plutôt de l’évocation de moments d’intensité, moments de vie, qui sont par là même porteurs d’avenir ou de devenirs. Et voilà pourquoi il cite le « verbe à cheval » de Mandelstam.
Le poème de Laugier tend vers ce même allant, cette joie, qu’il espère ; son travail conquiert sur ce qui ne cesse de nous entraver dans notre rapport au monde, au réel, une allure libre : « le poème vient il me donne la mesure la vallée s’ouvre ouvre la douceur en moi » ; ou encore : « ainsi le poème/ la réflexion lente de la lumière/ rentrent en toi et/ de l’un à l’autre il y a/ un cheval fougueux lointain qui/ embarque ».
Tout le travail de Laugier consiste, comme il le dit dans une belle formule de ce livre, à « désensermonner » le poème, soit, à le libérer des postures d’autorité, à refuser l’abri d’une idéologie ou même d’une esthétique et sans doute d’une éthique : que ce soit la langue qui parle à l’écho du monde.
À propos de cheval, je pense aussi au merveilleux texte de Michaux, dans Entre centre et absence, « Un tout petit cheval », et qu’on pourrait bien lire comme une fable de la création poétique : « J’ai élevé chez moi un petit cheval. Il galope dans ma chambre, c’est ma distraction […] » et ainsi de suite…
Cela dit, l’affrontement au dehors peut aussi renvoyer à soudainement à la contradiction déjà signalée entre le « oui » et le « non » constitutive de l’expérience humaine, comme l’expriment ces deux pages de Crâniennes, qui se font vis-à-vis (p.98-99).
je voudrais
qu’elle ne soit que cela
qui si doucement penche
dans la lumière des arbres d’Alexandre Hollan
cette sorte de netteté calme des choses
posées sur le bord d’une terrasse
un vase fendu sur la table
une bande de goudron sur le toit brûlant
mais
crâniennes insistent déjà ailleurs
sur l’homme que voilà
emplastiqué par terre
dans un carré de cartonn’échappant pas à cela
qui t’écrase
et te laisse perdu avec des mains
d’enfants rouges petites
traînant malgré les ruesn’échappant pas
n’y
étant plus
vraiment loin
de la honte de l’espèce
Évoquer Mandelstam, c’est aussitôt être conduit vers Paul Celan, non seulement parce que leur commune identité juive les a l’un et l’autre soumis aux violences de pouvoirs totalitaires, mais parce que Celan, né en 1920, vingt-neuf ans après Mandelstam, l’admirait profondément. Il lui a dédié son grand livre, La Rose de personne (1963, 1re édition allemande). Dans une note préparatoire à son discours de réception du prix Büchner, Le Méridien (octobre 1960), Celan écrit : « C’est cette tension entre eux des temps, le propre et l’Étranger, qui confère au poème de Mandelstam ce vibrato de douleur muette à quoi nous le reconnaissons. »
Je voudrais garder, pour éclairer ou animer ces quelques mots de conclusion, cette idée d’une tension entre ce qui est le propre et ce qui est l’étranger.
Sans doute cette tension est-elle au cœur de tout poème.
L’échappée vers le dehors que j’ai présentée plus haut à travers l’expérience de du Bouchet ou de Jaccottet comme un geste de sortie salutaire dans l’ouvert, hors des limites où risquerait de s’enfermer la subjectivité, ce geste-là ne suffit pas à recouvrir tous les enjeux du poème.
Lequel comme le dit Celan dans cette note est aussi tendu vers le temps de l’Étranger. Autrement dit : vers l’autre.
Voici en particulier ce que dit Le Méridien : « Le poème veut aller vers un Autre, il a besoin de cet Autre, il en a besoin en face de lui. Il le cherche, il se promet à lui. »
Telle est donc la promesse du poème. Il veut le partage des singularités.
Bien sûr, il faudrait toute une autre conférence pour tenter d’éclaircir ce qu’il en est de cette altérité-là, de cet « Autre » du poème, auquel Celan met un « A ».
C’est toujours Celan qui écrit dans une lettre à Hans Bender : « Je ne vois pas de différence de principe entre une poignée de main et un poème. »
À propos de cette phrase Emmanuel Levinas écrit un texte très fort : Paul Celan, de l’être à l’autre.
Un titre que je mets en complément à la phrase de Michon que je citais au début : « Est-ce que j’ai baigné dans l’être » ; eh bien il ne suffit pas de baigner dans l’être ; encore faut-il, pour être dans la vérité de l’être, assumer et ménager ce passage de l’être à l’autre.
Une proposition que, certes, ne renierait pas Pierre Michon.
La poignée de main est un pur signe, elle est à elle-même sa propre fin, comme un clin d’œil, dit Levinas ; elle est, dit-il encore : « balbutiante enfance du discours »…
Alors s’il n’y a pas de différence entre une poignée de main et un poème, je crois qu’il faut comprendre qu’écrire de soi c’est toujours par essence, sauf à sombrer dans une impasse, écrire pour l’autre.
Tout poème est une pure adresse.
Telle est la transaction secrète.
Et puisqu’au début de ces propos je faisais référence à l’argumentation par laquelle Montaigne ou Hugo légitimaient l’écriture de soi, je citerai pour clore ces propos la fin de la postface que Michaux écrivit pour Plume. Elle confère au texte poétique un allant, une allure, une santé, une grande santé qui ne cessent de m’émouvoir ; c’est encore la liberté libre :
Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive souvent, un livre que n’a pas fait l’auteur, quoiqu’un monde y ait participé. Et qu’importe ?
Signes, symboles, élans, chutes, départs, rapports, discordances, tout y est pour rebondir, pour chercher, pour plus loin, pour autre chose.
Entre eux, sans s’y fixer, l’auteur poussa sa vie.
Tu pourrais peut-être essayer, toi aussi ?