Jérôme Bourdon | La Nouvelle République
Après "Je suis ma mère" et "La Tante Agonie", ce texte est le troisième d’une série provisoirement intitulée : "Les voix de nos mères".
10 septembre 2015
Avec maman nous avons eu notre première grande dispute et je vis un cauchemar.
Au début, surtout après avoir quitté le psy, j’étais redevenue ado, accrochée à ce journal, écrivant tous les jours, puis je m’en suis détachée peu à peu, heureusement.
Rouvrant le fichier, j’ai senti ce bonheur de n’y avoir pas mis le nez depuis plus d’un an, j’avais donc été libre tout ce temps. J’avais accepté la loi du silence. Le psy n’avait pas pris parti, comme il se doit. Mais si je dois écrire, maintenant, ce qui s’est passé, j’ai donc eu tort de me croire libre, de penser que la conquête était définitive.
Non, conquête fragile et besoin d’écrire cette fragilité et j’ai mal comme si ces mots que j’accumule font renaître la chaîne qui nous lie, maman et moi. Étrange moment où il faut revivre la douleur pour l’affronter, me réenchaîner pour savoir où j’en suis de ma liberté.
Nous nous aimons mais ne voyons rien du même œil, qu’il s’agisse de la famille, du monde, ou de la cuisine, et de tout ce dont on ne parle pas parce qu’on sait, à l’avance, qu’on sera en opposition complète, et qu’il vaut mieux se taire. Maman est têtue et veut me convaincre, inlassablement. J’esquive, je me dérobe. Je ne veux pas faire semblant d’être d’accord, je ne veux pas lui crier mon désaccord, ne veux pas me battre avec elle. Je m’en fous de la convaincre, je change le sujet obstinément, elle m’y renvoie comme tirant sur les rênes d’un cheval rétif.
Parfois je crois, je rêve, qu’elle veut cesser de faire semblant, qu’elle joue à brûler nos ailes et à en finir avec notre danse douce et triste, deux anges mutilés sauront-ils s’entendre, marcher main dans la main ? Mais chaque fois elle se tait, ma mère, au moment où la brûlure et la chute sont toutes proches. Au moment même où j’ai envie de glapir : « Maman, arrête », elle dit d’une voix à peine moins haute, à peine plus lente, mais cela signale un retour à l’anodin, la ferme et lente volonté de ne pas aller trop loin : « bon laissons tomber, je vais faire chauffer la soupe », ou encore : « changeons de sujet, et d’ailleurs je dois passer un coup de fil » (ne pas lui faire remarquer que j’ai essayé dix fois de le changer, le fameux sujet. La phrase compte peu, elle dit changer le sujet pour se taire, annonce un coup de fil et se dirige vers la cuisine, ou le contraire).
Parfois il n’y a même pas besoin d’une lente montée dans le désaccord pour arriver sur la falaise d’où la chute nous guette. Un faux pas, un mot, une phrase acide, et je vois le gouffre béant d’un seul coup au milieu de la plaine qu’on croyait tranquille, je transpire de toute part, et j’entends à nouveau la voix, un peu plus basse, un peu plus lente : « ça ne sert à rien de parler de tout ça, et d’ailleurs c’est l’heure de diner, on descend au Chinois ? ». À croire qu’elle aime ce risque et le planifie. Dans mes déprimes nocturnes je crois ma mère machiavélique ; mais au fond je la sais, au moins autant que moi, plus que moi, déchirée entre le désir de fusion, une fusion qui ne peut s’accomplir que par mon acquiescement total à son point de vue, et la peur, une peur que ce même désir ne se fracasse contre ma colère (« tu étais si colérique, enfant », elle le rappelle souvent), et qu’à trop vouloir la fusion, elle n’obtienne que la séparation et la solitude.
Je suis sa fille unique.
Nous savons toutes les deux que la rupture serait pire que toutes les disputes, et nous connaissons si bien cette crainte qui nous rapproche, que nous ne la partageons jamais car cela serait la rendre plus tranchante encore, plus menaçante, du simple fait d’être dite.
Nous savons qu’à trop étaler nos désaccords, nous ferions remonter des colères anciennes, et qu’au bout il y aurait ne plus jamais se voir et ne plus exister l’un pour l’autre jamais. La rupture. La mort. Si ce n’est la mort ça y ressemble tant.
Alors nous faisons attention à l’extrême. Oh pourquoi ne nous comprenons-nous si parfaitement que dans la peur de nous perdre ? Pourquoi ne sommes-nous jamais si proches qu’au point de rupture ? Et quand elle fait, enfin ce petit saut de côté, à peine un peu plus lente, je la regarde, paniquée, tachycardique, je la vois, pas calme non plus, mais elle se contrôle mieux que moi. Fait mieux semblant de tout.
On se demande comment on respire, dans une telle relation, comment ça continue. Pourquoi ne se voir qu’en jouant au risque de cette mort de ne plus se voir ?
Il y a des soirs sans dispute, sans désaccord, et je sors guillerette. Je me dis, ça y est, on y arrive, une relation normale, mais ça ne dure jamais plus d’un soir ou deux. Avant de comprendre que je me mentais, là aussi. Pour cela, il avait fallu que je les note, ces moments d’espoir, et les relise à la file, et les vois mes espoirs, comme une procession de petites souris qui croient qu’enfin les pièges ont été levés et chaque fois, clac !
La fusion ou la perte. Maman a payé le prix avec sa propre mère, elles ont cessé de se voir juste deux ans avant que Mamie ne meure. Je n’ai jamais su pourquoi. Saintes ignorances des familles.
Je l’ai à peine connue ma grand-mère, on ne s’approchait d’elle, on ne venait la voir, que tout dûment parés de bouquets protecteurs, de cadeaux qui me paraissaient plutôt des amulettes destinées à conjurer le mauvais sort, et surtout de mille conseils sur le peu qu’il fallait dire, mais dire à tout prix : les politesses qui définissent la parfaite petite fille tendre et douce en robe à smocks, et l’énorme lot de sujets, mystérieux, innombrables, qu’il fallait ne pas aborder, à aucun prix : l’oncle X, frère de maman parti aux États-Unis qu’avec les cousins on avait fini par appeler comme ça, X, pour que son prénom ne nous tombe pas de la bouche au mauvais moment ; la politique bien sûr, car Maman votait socialiste, une vraie révolution dans sa famille, et Mamie dérivait de la droite à l’extrême droite, ce qui agrandissait le champ des impossibles : l’immigration bien sûr, les homosexuels, oui, ce sujet-là, quelle ironie, on m’avait habitué à n’en rien dire avant même que je sache de quoi il s’agit. Zazie, in memoriam : un omossessuel c’est un type qui aime les bloudjins. D’ailleurs j’adore les jeans, au grand dam de maman qui les déteste, donc je mets des jeans un jour après l’autre sans même avoir à réfléchir au plaisir que je prends à les enfiler.
On a hérité d’une partie de ses interdits, mais on a accru le stock, elle s’est tellement remplie, l’armoire des silences requis, que je me demande par quel miracle on trouve quelque chose à se dire. Il suffirait d’un pas, on est en plein élan et c’est comme si quelqu’un appuyait sur pause, rembobinait un peu, ouf, on repart sur le petit terrain bien balisé, bien contraignant, pour rester dans les échanges standards et rassurants comme mes bonjour monsieur merci madame tu as trouvé ce que tu voulais au marché la messe était comment (moi qui n’y met plus les pieds depuis vingt ans je demande encore à ma mère comment était le sermon de son curé chéri) et la série à la télé hier (je ne regarde jamais la télé mais je lis les résumés de Télérama pour avoir quelque chose à dire à ma mère), toutes ces bonnes manières de dire inculquées dès l’enfance par tant de bonnes sœurs de faux frères et par tous les squelettes qui veillent dans nos greniers, toutes ces heures à parcourir indéfiniment ce répertoire pacifique, à ne rien se dire de vrai, la vérité serait se perdre.
Cette fin de notre amour je la vis jusqu’au bout la nuit, dans les cauchemars asthmatiques où je me réveille les deux mains en avant, pour empêcher l’ennemi de me saisir. Au moment où je suis absolument seule et maman absolument loin ou morte ou tout comme.
La dispute, je m’y attends donc en permanence, mais qu’elle se soit produite sur ce terrain-là, et que moi j’y ai entraîné ma mère !
Je comprends aujourd’hui que sous couvert d’une petite provocation, j’ai voulu la guider de force jusqu’au monde où je vis. Un monde de femmes qu’elle ne soupçonne pas, elle, grande misogyne, comme toute sa génération j’ai fini par l’admettre. Redoutable, au fond banale, ma mère.
Je connaissais le danger. On avait déjà eu un échange tendu sur un mot, « Harcèlement », elle m’avait rendue dingue : « Harcèlement sexuel d’abord c’est pas du français, de mon temps, on disait qu’une femme se faisait draguer, il y avait des emmerdeurs, on le savait, les évitait le plus possible, au pire ils nous mettaient une fois la main aux fesses pas de quoi en faire un fromage…. ». Et puis voilà que Marianne m’envoie l’info par email. Marianne, qui m’a dit que le silence vaut mieux, que ce n’est pas de l’hypocrisie, qu’il faut savoir se taire pour aimer. Il a fallu que l’envie de dire arrive par celle qui m’a appris à me taire, m’a enseigné l’hypocrisie moi qui ne voulais pas, qui ne vivais le silence de ma vie qu’avec la certitude qu’un jour tout serait dit.
À ma mère, enfin, ma vie serait dite.
Je devais vivre avec l’imagination de ce jour. Marianne me dit toujours arrête de rêver, continue de mentir, c’est le prix, ça vaut la peine.
Souvent, quand le ton monte avec maman, quand on arrive au bord du fameux gouffre de la rupture, j’ai envie de lui crier ce truc vraiment incroyable, qui nous emmènerait dans l’inconnu complet, dans un pays pour elle inconcevable.
Si je lui révélais celle que je suis vraiment.
Je joue avec le feu, un peu, pas trop. Depuis que Marianne est venue dîner à la maison. Trois fois. Maman a dit, je l’aime bien ta copine un peu garçonne, tu sais, comment elle s’appelle déjà, Marianne. Ah elle vit seule comme toi ? Elle n’est pas mariée non plus ? Bon vous avez le temps, vous êtes jeunes encore, et puis dans votre génération on ne fait pas pareil.
Je mets bout à bout des phrases qui me semblent tellement évidentes. Ce n’est pas possible qu’elle ne se rende pas compte. Mais non. Pour ma mère, sa fille lesbienne, ce serait aussi monstrueux que s’il me poussait une corne sur le front.
Quand j’ai raconté à Marianne le coup de la copine garçonne, après qu’elle soit rentrée chez elle, et que je l’y ai rejointe une heure plus tard avec comme chaque fois le sentiment coupable que m’avait donné le pillage du tiroir à friandises de la cuisine, un de mes crimes de petite fille, elle s’est pliée de ce rire que j’adore, de ce rire où je n’entends nulle peur, nulle honte coupable, et qui me nettoie de ma honte à moi. Sur le moment.
Marianne a menti à ses deux parents qui ont eu le bon goût de mourir ensemble, quand elle était relativement jeune. Elle a l’honnêteté de reconnaître que ce chagrin terrible lui a, en même temps, simplifié la vie, si on peut dire cela d’une vie et de sentiments qui ne seront jamais simples. Que faire de parents qui ne peuvent comprendre et dont on veut l’amour quand même ?
Mon père, il est parti, tout simplement, et pas revenu. Pas de question. Pur chagrin de l’avoir perdu. Plus simple, plus douloureux, ou une douleur différente.
Mon chagrin. Ma honte. D’être lesbienne contre les condamnations entendues des années durant, oh bien gentilles, bien sociales-démocrates, « on peut tolérer mais pas la peine d’en parler », « surtout laissez les enfants en dehors de tout ça » (un jour je n’ai pas résisté, « pour pas qu’ils soient contaminés », et ma mère sans ironie : « Oui, aussi, bien sûr que ça peut se répandre par l’exemple, il faut des pères, des mères et des enfants c’est l’ordre du monde ma chérie »).
Honte de mentir à ma mère. Et pas seulement à elle. Dans la France de mon adolescence, la tolérance envers les homos avait un peu augmenté. Quand tant de bons bourgeois se sont trouvés à la grand-messe pour leur chéri mort du SIDA, il a fallu OU-VRIR-LES-YEUX, hein papa-maman, ce fils un peu efféminé, il était pédé et il en est mort, de cette maladie mystérieuse. Il a fallu la menace de la mort pour vous rendre tolérant.
Nous on a un peu profité de tout ça, mais à retardement. Et rien à faire, pour des femmes comme ma mère, les lesbiennes c’est (encore) plus choquant. La misogynie se loge jusque dans la tolérance qui va d’abord aux hommes, en toutes choses. Les gays elle aime bien, c’est artiste et ça goûte l’opéra et c’est aimable avec les vieilles dames et les mamans (enfin les gays de son milieu, comme d’habitude elle n’imagine que ce qu’elle connaît). Ça se range dans une catégorie un peu anglaise, excentrique, ça fait bien comme un tableau un peu moderne, un nu masculin tiens, dans le musée classique de sa vie bornée. Une lesbienne ça n’a pas de goût pour l’opéra, à la rigueur pour la Kawa 250 de Marianne (ah le commentaire de maman sur son casque : « c’est bizarre ça fait si masculin »), et surtout ça refuse de faire des enfants.
Un homme sans enfant, son droit d’homme.
Une femme sans enfant, sa misère de femme.
Et voilà que je repars dans mes jérémiades, dirait Marianne. Tu n’en profites même pas pour analyser les préjugés de la société, c’est pas con ce que tu dis, mais tu ne vois que ta mère… Oui, je sais, Marianne, je sais, le personnel est le politique bla-bla-bla. Chez moi le politique ça n’est que du personnel, et le personnel c’est ma mère.
Avec l’interdit total qui pesait sur ma vie réelle, j’avais dû chercher un moyen de parler des femmes, du malheur des femmes en général et pas seulement de ces femmes-là en particulier. Le féminisme comme chemin pour Lesbos. Un soir d’immense fatigue, un soir où je me suis dit, maman commence à m’emmerder sérieusement, ça devient menaçant ses commentaires, du genre : « même si tes copains ne durent pas, tu pourrais m’en présenter un ou deux » (elle n’ajoute pas, je te dirais ce que j’en pense et si c’est bon pour l’insémination mais ses yeux se braquent sur mon ventre et je me sens à poil). Ou bien, pire que tout : « et pour mes petits enfants je vais attendre combien de temps ? ».
Chez moi ça fait renaître ce vieux fantasme qu’elle meurt, oui, comme les parents de Marianne, avant de se poser trop de questions, qu’elle meurt d’un accident bien net, ou d’une maladie très rapide, et hop je n’aurais plus à me demander combien de temps je devrais tenir dans le mensonge.
Oui, j’ai dû chercher un moyen de la provoquer, de lui dire, pour qu’enfin, ma mère m’accepte, moi, sa fille, telle que je vis. Oh, je ne l’imaginais pas sans crise de nerfs et pleurs suivis des suggestions de curés ou de thérapeutes qu’elle aurait dénichés pour me remettre sur le droit chemin du pénis, mais quand même, je voulais rêver qu’au bout de six mois, d’un an, maman se soit fait une raison et moi j’aurais pu vivre ma déraison.
Être en même temps fille et femme.
Marianne m’avait envoyé le lien sans penser à maman, bien sûr, mais le fait que ce soit Marianne, ça a dû jouer. Parlant du lien, on aurait sûrement évoqué Marianne, car elle s’était proclamée militante féministe devant maman qui avait bien aimé, ça fait moderne mais ses héroïnes sont les suffragettes début du 20ème siècle, et je me souviendrai toute ma vie de son dégoût à la lecture de ce livre que j’ai tant aimé, Les mots pour le dire, « Ah quoi ça sert de décrire les règles, je te demande, à quoi ça sert ? C’est inutile ! – C’est sale, hein ? – Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. Ce n’est pas sale. Mais ça peut rester dans la salle de bains –Dans la buanderie, tu veux dire, avec une femme esclave qui frotte le linge de la patronne – Oh Manon arrête ». Et les règles, dont on n’avait jamais parlé (pour cette éducation-là aussi, j’étais passée par des copines plus vieilles, toujours été mon salut les vieilles copines), se sont vues confirmer leur statut tabou s’il en était besoin.
Maman féministe ! Il y a de quoi se foutre à poil à la messe de minuit de son bon dieu ! Ah si j’osais !
Oui, je cherchais la provocation, la bonne. Il me fallait une affaire de femme, bien sûr. En douce, j’ai remis un peu de cognac dans son petit verre et dans le mien, et j’ouvre l’ordi, son ordi à elle, sur le vieux bureau de cuir : « Viens, je vais te montrer une info intéressante, à propos de féminisme ». Je clique sur le lien de Marianne, en me disant, il y a des mecs supervulgaires dans cette histoire, ça va l’accrocher, elle déteste tellement ça que je la rendrai féministe par haine de la vulgarité masculine.
Elle a lu l’histoire mais pas ligne à ligne. Je la connais. Dès le premier paragraphe, elle s’est agacée et avec l’art de ceux qui savent ne pas voir ce qu’on leur met sous le nez, corrigé le monde juste en choisissant bien l’angle de vue, elle a lu toutes les deux, trois lignes, et s’est fait une opinion définitive.
Elle s’est tournée vers moi : « Attend je ne comprends pas. Tu vas m’expliquer (traduire : tu vas me confirmer dans mon opinion). Parce qu’il y avait des photos de fille à poil dans les bureaux du journal, et que les journalistes faisaient des plaisanteries de fesse, la femme est allée au tribunal ? ».
J’ai été si déçue, furieuse contre moi aussi de ma naïveté. J’ai commencé par corriger : « Pas les journalistes, les journalistes hommes, maman. Je te rappelle que ta fille Manon ici présente, elle est journaliste, et elle est femme. Cette femme elle était journaliste aussi, et pas seule dans la rédaction, mais après, lis bien l’article, les autres femmes ont été contentes de son geste. Elle osait ce que les autres n’avaient pas osé ».
« Oui mais toi ma chérie tu es dans un magazine féminin ».
Qu’elle-ce qu’elle voulait me dire ? Que ça me convient mieux, comme femme ? Que les femmes sont à leur place dans la presse féminine ? Que si ça les gêne tant, la gaudriole, les femmes n’ont qu’à y rester, à leur place, oh pas la garderie et la cuisine, soyons progressistes : juste la salle de rédaction où l’on s’en tient à ces sujets de femmes que l’on vend à d’autres femmes.
J’ai gardé tout ça pour moi. Contre-productif. Je cherche autre chose, veux lui faire comprendre au moins un petit peu. J’ai respiré doucement et je me suis lancée. J’ai brodé, vrais ou faux les détails je m’en foutais, je voulais mettre ma mère dans le camp des femmes. « Tu comprends cette femme elle arrivait au bureau avec des photos de femmes à poil, et des collègues masculins qui ricassaient, qui lui disaient des trucs comme, t’as des beaux cernes, tu t’es fait sauter toute la nuit, c’est ça ? Tu nous racontes ton Kama Sutra ? ». Maman : « Ce n’est pas sympa. Mais aller au tribunal pour ça, tu crois ? Elle n’avait qu’à leur demander gentiment de mettre la pédale douce ».
« Mais c’est ça l’histoire, elle a tout essayé, elle leur a parlé plus d’une fois, elle est allée voir son rédacteur-en-chef. On lui a dit : tu manques d’humour. Et même une fois : c’est bien la preuve, tu devrais t’envoyer en l’air plus souvent, ça te dériderait ».
Maman ne réagissait pas, prenait juste le visage un peu écoeuré, comme si c’était moi la vulgaire. J’ai enfoncé le clou : « Maman, c’est dégueulasse tu comprends, il faut changer des choses comme ça. Pour les femmes ».
« Non », a dit maman. « Ça ne me paraît pas tellement urgent. Les mutilations affreuses, dans les pays africains, je comprends. Même le foulard islamique, le hijab comme ils disent, ça, ça emmerde les femmes, mais nos plaisanteries gauloises, il n’y a pas de quoi en faire un plat ».
Je n’ai pas eu le temps de m’indigner, même en silence, de sa xénophobie plus puissante que son soi-disant féminisme, qu’elle enchaînait : « C’est une de ces femmes qui doit détester les hommes, c’est pour ça ». J’ai eu l’impression que c’était la toute première fois que je l’entendais évoquer « ces femmes ».
Mon cœur a battu si fort. J’ai lutté contre la peur, la peur si familière. Le gouffre et nous perdre. Pour une fois, je n’y ai pas cédé. Une chance de lui dire. Mais comment y arriver. J’ai balbutié : « Co, comment, comment une femme qui doit détester les hommes ? » (je me suis entendue les hurler, ces mots que j’ai dû tout juste murmurer)
- Tu sais bien.
- Non je ne sais pas (elle se tait. J’insiste, pas question de revenir en arrière). Explique-moi.
- Une femme qui aime les femmes, voilà, enfin qui croit qu’elle les aime.
- Une lesbienne quoi, une bouffeuse de chattes.
- Oh Manon !
- Je croyais que la vulgarité c’était pas grave, qu’il fallait prendre ça légèrement. A la Gauloise.
- Mais je suis ta mère, je te rappelle.
- Tu es ma mère et tu ne veux pas voir.
- Voir quoi.
- Que… »
Et là le silence, les yeux de maman s’écarquillent, et même sous les tonnes de poudre, ses grosses joues un peu tombantes palissent, mais palissent : « Tu ne veux pas dire…. ». Moi, rassemblant mon peu de courage : « Dire quoi maman ? ». Devant moi immense, le commencement et la fin.
….
Je cède, tout, en rase campagne : « Tu ne veux pas voir comme les hommes peuvent faire souffrir les femmes. Sauf quand il s’agit de papa. Et papa il n’est pas le pire. Tu ne veux pas voir les hommes. D’ailleurs tu n’en as pas trouvé après papa, ils ne sont pas si formidables que ça les hommes il me semble ». J’ai vu la peine, le point sensible que je touchais cruellement. Inutilement. Mais plus fort que sa peine, son soulagement, de n’avoir pas à savoir, ou de ne pas mettre de mots sur ce qu’elle savait : « Si tu veux ma chérie, si tu veux. On ne va pas se disputer pour un article de la Nouvelle République. »
J’ai dit d’une voix trop douce : « Non, maman », et j’ai répété, avec toute l’ironie dont j’étais capable, oh, si peu capable, et en cherchant, pour la forme, quelque chose à corriger chez mon aveugle de mère : « On ne va pas se disputer pour un article de Libération, sur la Nouvelle République du Centre-Ouest ».
7 Mai 2020
Voilà, j’ai exhumé le fichier de ce journal. Relu cette entrée, une des dernières.
Pourquoi ? Y trouver la confirmation que j’ai eu raison ? Raison de m’être tue ? Avoir eu raison ou non, mais en finir avec ce regret de n’avoir pas parlé.
Maintenant qu’elle est morte et que je ne lui dirai jamais.
En être sûre : ce soir-là, j’avais été au bord du gouffre, pas au seuil d’un monde plus libre et plus aimant. Marianne avait raison. Marianne est ma raison.
Au mois je me sens libre, aujourd’hui, de ne plus avoir à mentir. Ce que je ne saurai jamais non plus, c’est jusqu’à quel point maman a été près de savoir, et a décidé, délibérément, de fermer les yeux. À continuer de faire comme si.
J’ai relu, deux, trois fois, le récit de la dispute. Je vois qu’à l’époque j’ai justifié ma reculade, et qu’aujourd’hui je dois simplement accepter : je ne saurai jamais si elle aurait été capable de ça. De m’accueillir. Moi, sa fille. Ou plutôt, son autre fille qu’elle ne connaîtra jamais.
J’écris ces mots et m’imagine les relire un jour, quelque part en 2030, y cherchant l’ancienne image de moi-même, n’y trouvant qu’une image qui cherche une image, et ainsi de suite, je serai cachée en abyme, comme dans les couvercles de boîte de vaches qui rient qui me fascinaient, enfant, me faisaient rêver d’une disparition qui n’en finirait pas. Je portais des grandes boucles d’oreilles, un jour j’ai pensé y mettre mon portrait, avec des grandes boucles d’oreille dans lesquelles…. Et ainsi s’en allait Manon tout au fond d’elle-même, petite fille qui ne savait pas encore combien de larmes elle verserait quand elle se découvrirait différente.
« Une de ces femmes ».
Maintenant, fermer ce fichier. Vivre en espérant ne plus jamais y revenir. Ma main se porte vers le couvercle de l’ordinateur que je vais rabattre. Comme la pierre tombale des mauvais souvenirs de ma mère.