L’homme pacifique | Marc Pautrel

« Dans la forêt il y a quelque chose qui vit. C’est dans la forêt qu’il faudrait habiter. Il fait construire sa maison juste en face de la forêt et il rachète l’espace vert limitrophe pour être certain de ne jamais en être séparé. Il faudrait pouvoir dormir dans la forêt ; elle vit et les arbres parlent un langage que les humains ne peuvent pas comprendre : là-dessus tout le monde est d’accord. Le plancher de la forêt est un tapis de feuilles, ses murs sont des troncs espacés des arbres, son plafond est leur cime et la coupole de feuilles déployée sous le ciel. La forêt est immense, c’est une maison qui a mille pièces, si vaste que l’on pourra passer des années à la visiter, jamais on ne s’ennuiera dans une maison si étendue. La forêt a ses habitants, les animaux : des petits, les écureuils et les oiseaux, des plus grands, les sangliers et les cerfs. C’est l’endroit où tous les enfants veulent habiter, et dans un monde parfait c’est là que les vieillards devraient être enterrés, au pied d’un chêne, comme un hommage des hommes à la nature, un hommage de la parole au silence. L’esprit de la forêt a accueilli mon oncle, l’homme pacifique. »

Il suffit d’un passage.

Il suffit d’un paragraphe, celui-ci mettons qu’on a pris on taira où dans ce roman de Marc Pautrel, court roman, court et non moins important. On a choisi celui-ci qui s’impose, mais on aurait pu continuer, avancer, reculer, de quelques pages, et partant de ce point où d’un autre se laisser porter, citer et citer encore, reprendre et encore, recopier, se laisser faire, se laisser aller à la posture soudain plaisante de copiste. C’eût été sans mentir plaisant, doux et profond, tant est douce et profonde cette prose. Douce et profonde en tout endroit, quels qu’en soient l’objet abordé et l’angle d’abordage. Au hasard ainsi, hasard non simulé, ouvrons et saisissons, c’est page 35 :

« Pour les anniversaires et les étrennes, je reçois comme tous es neveux et nièces une belle carte postale et un chèque. C’est sa femme qui le pousse à faire ce chèque et à en augmenter le montant ; elle sait que l’argent n’est pas un instrument neutre détaché de la personne qui le donne, elle sait que l’argent donné par l’oncle aux étrennes possède une valeur supérieure à tout autre argent. Sa femme a une perception aigüe des rapports humains doublée d’un amour sans limites pour tous ces enfants qui sont ceux de ses frères et des frères de son époux. Pendant des années, de l’âge de dix ans à l’âge de vingt-cinq ans, en début de nouvelle année, en recevant leur réponse à nos vœux, nous ouvrons l’enveloppe et nous lisons à peine la lettre, et nos yeux se précipitent sur le chiffre inscrit en haut du chèque, et chaque fois nous disons la même chose en voyant la somme progresser bien plus vite que l’inflation : c’est incroyable, c’est trop, quelle somme ! L’argent semble avoir été économisé pour être distribué aux neveux et nièces. »

Dans ce livre, Marc Pautrel rend fier et discret hommage à un oncle devenu figure d’un Monde ancien (celui de l’enfance mais pas seulement), monde modeste au vrai sens du terme (et non au sens dévalué de la novlangue, où modeste signifierait pauvre, et où pauvre ne sachant plus qu’en faire, on s’en passe.)

L’éloge d’un disparu, exercice littéraire à risque. Risque de trop (trop de pathos, de larmes) pour forcer la communion, ou de pas assez qui nous laisse à la porte, chacun sa vie, ses noëls, ses naissances, ses décès.

Pautrel nous embarque et nous parle, d’évidence, de nous, de chacun de nous (même si, pour ma part, pas souvenir de ce genre d’oncle, ni de quelque aïeul un tant soit peu argenté, passons, ceci pour vous dire que le récit nous touche intimement sans avoir à nous narrer notre propre histoire) ; d’évidence il fait littérature.

Et si c’est écrit-comme-vu-comme-dit (croirait-on), au plus près, si ça semble "tout simple", en somme, on ne pourrait qualifier l’écriture de « blanche », ni de « réaliste », ni de « descriptive ». C’est un hommage (oui, mais). C’est une chronique (oui, mais). C’est un roman familial (oui, mais, très courte, déjà). Tout cela oui, mais non.

Le récit se tient en lisière et en même temps : lâche tout, la peine et le regret, du temps qui passe et de ce qu’on ne saisit pas quand c’est là (parce que c’est un instant, du temps quoi, et qu’on aura beau vouloir, on ne le saisira pas), ne choisit pas son registre et, ne cédant pas à la tentation du romanesque confortable, des cadavres dans les placards, ne tente pas de nous surprendre. Et pourtant nous suspend.

Il y a un mystère dans ce très beau livre.

Quelque chose de la forêt y est resté.


L’homme pacifique de Marc Pautrel, est paru aux éditions Gallimard, coll. L’infini.

ISBN 978-2-07-012487-9.

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25 juin 2009
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