La belle actualité de Christian Ruby
Il n’a échappé à personne que l’actualité éditoriale de Christian Ruby [1]est importante, dense et estimable. Pas moins de trois livres ces derniers mois. L’auteur est philosophe et sa pensée interroge sans cesse les formes et les enjeux du contemporain. Sa ligne pourrait être cette phrase de Schiller qu’il aime rappeler : « L’artiste est fils de son époque, mais pas son disciple ». Je ne cite évidemment pas cette phrase au hasard puisque Christian Ruby poursuit depuis longtemps un dialogue avec Schiller. Son livre Nouvelles lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, publié en 2005 aux impeccables éditions de la Lettre volée en était un magnifique témoignage. Il revient en 2007 sur cette question en forme d’apostille avec Schiller ou l’esthétique culturelle (La Lettre volée). C’est pour lui l’occasion de reposer à partir de sa lecture de Schiller les enjeux de l’esthétique face à la politique, et cette dialectique de l’esthétisation du monde et de la politisation de l’art. En envisageant l’art comme permettant « à l’homme à s’autodéterminer ou lui permet de trouver le pouvoir de se déterminer » (p. 41), Christian Ruby trace une ligne critique qui refuse la discipline du disciple et s’écarte des formes consensuelles.
C’est à cela que nous invitent les deux autres livres de Christian Ruby : L’âge du public et du spectateur (La Lettre volé, 2007) et Devenir contemporain ? (Editions du Felin, 2007).
L’âge du public et du spectateur n’est pas un livre de sociologie traitant du public mais bien un livre de philosophie qui pose les termes et les enjeux esthétiques et politiques du spectateur et du devenir public. Immédiatement Ruby pose les notions en termes historiques, et non en substance. Le spectateur est une construction historique qui articule un enjeu politique à la naissance de l’esthétique au XVIIIème siècle. Le noyau est là :
On a pu inventer la culture et l’art (au sens classique et moderniste : finalité sans fin, universalité indéterminée) qu’en inventant le public. Mais si la forme de la culture et de l’art ont été inventées une fois pour toutes (dans une histoire propre), sans retour, le public est à refaire constamment dans chaque œuvre. (p. 105)
Le public se conquiert lui-même en inventant ses règles, en quittant le monde de la prédication. Ce spectateur qui s’invente avec les œuvres engage une théorie de la formation qui pose des enjeux esthétiques et sociaux. Christian Ruby en trace la généalogie à partir du XVIIème siècle avec les notions d’exposition et de spectacle et montre le glissement dans la relation au beau au siècle suivant : la qualité de l’objet importe moins que la « relation à l’œuvre et à l’esprit qui le perçoit »… posant ainsi la question du spectateur. L’instauration de ce rapport art/spectateur induit désormais un déplacement, une transformation, à commencer par un arrachement à l’univers quotidien, un désapprentissage du sens commun.
Le spectateur (lecteur ou auditeur) apprend à faire quelque chose de soi-même, apprend à faire des efforts ou à acquérir du caractère. Même si cela requiert du temps, dans la mesure où il ne va pas de soi de s’arracher à l’environnement quotidien pour se plonger dans l’univers des œuvres. (pp. 169-170)
Insistant sur le caractère historique de l’émergence de la relation entre œuvre et spectateur, Christian Ruby analyse cette histoire, montre son évolution et les leviers de sa transformation : il passe du classique (scopique) au moderne (civique) jusqu’au contemporain sans céder sur les analyses critiques. S’il défend vigoureusement l’approche contemporaine de la scène artistique qui nécessite de nouveau outils pour penser ce rapport (contexte, dialogue et enjeu d’interférences), il souligne également certaines limites. Si l’éducation esthétique est une question historique qui nourrit l’émancipation du citoyen (une politique de l’adresse à), Christian Ruby interroge également certains mécanismes contemporains qui menacent la place du public et de l’espace public. Si le public le public se transforme en gens (p. 277 et suivantes), si le spectateur se réduit à n’être plus qu’un consommateur, c’est alors l’espace public (et la question même du peuple comme enjeu politique) qui est menacé, neutralisé par une indifférence esthétique.
Mais Christian Ruby nous indique où il situe son livre et sa pensée :
Par conséquent, déployer de nouvelles théories de la formation du spectateur, c’est se placer du côté de la culture et des arts modernes, compte tenu du rôle critique qu’il joue dans ce contexte. C’est aussi souligner derechef que l’éducation esthétique ne relève pas de la nature mais de l’histoire. Par conséquent cette éducation peut être refaite. Enfin, cela revient à indiquer que la réflexion esthétique relative au spectateur et au public comporte une dimension politique et sociale, pour ne pas dire historique, non négligeable. (pp. 274-275)
Si L’âge du public et du spectateur questionne le « devenir spectateur », Devenir contemporain ? est une question posée au temps présent. Ce dernier livre prolonge parfaitement les enjeux de L’âge du public et du spectateur en traquant les apories du consensus et du sens commun par ces nouveaux exercices que propose l’art contemporain au spectateur. Mais parlant de l’art contemporain, Christian Ruby nous met en garde contre une généralisation piège. Il faut penser la notion d’art contemporain comme une attente (un devenir) et non comme un objet clos déterminé par une classification historique.
Par conséquent, examiner la couleur du temps au prisme de l’art contemporain procure au moins un avantage, celui d’obliger chacun à une remise en exercice de soi dans un monde que l’on ne peut cesser de songer à transformer. Cet examen nous conduit à comprendre que l’on n’est pas contemporain, mais qu’on le devient.
L’ensemble des chapitres de Devenir contemporain ? s’impose comme une synthèse riche et stimulante de la pensée de Christian Ruby mais aussi des enjeux contemporain de l’esthétique [2].
[1] Christian Ruby, philosophe, est directeur de la revue Raison Présente et rédacteur en chef de la revue en ligne Le Spectateur européen. On le retrouve également sur le site et la revue en ligne Espace Temps.
[2] vers une esthétique publique comme le propose Nathalie Blanc.